Avec « L’Esquive », il tourne en 2004 un film phénomène et magnifique sur les banlieues. La Graine et le Mulet, son troisième long métrage, confirme la place essentielle qu’occupe Abdellatif Kechiche dans le cinéma français. La parole à notre rédac chef d’exception.
Nous souhaiterions reprendre la discussion au point où nous l’avions laissée la dernière fois que nous nous sommes parlé, à savoir quelques jours avant la sortie de L’Esquive en 2004. Comment vous sentiez-vous à ce moment-là ?
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Abdellatif Kechiche – Un peu dans le même état qu’en ce moment. A savoir plutôt dans un état de stress. Je me souviens que le jour de la sortie de L’Esquive, après les résultats de la première séance, qui étaient vraiment faibles, nous étions tous très abattus. Pourtant, depuis le tournage, j’avais une intuition : quelque chose allait se passer autour de ce film, ça ne pouvait pas ne pas prendre d’une manière ou d’une autre. Et ça a été le cas, d’une certaine façon, dès la sortie. D’abord, la presse a été très bonne. Puis, très vite, il y a eu les réactions de la profession. J’ai reçu beaucoup de courriers de professionnels qui avaient aimé le film. Finalement, dans les jours qui ont suivi la sortie, quelque chose a pris aussi dans la fréquentation. Et en même temps jusqu’au bout, j’ai été déçu que le film ne soit pas davantage vu. Après les César, il a fini autour de 400 000 entrées. Je pense que L’Esquive avait plus dans le ventre et pouvait être vu par un public plus large.
N’êtes-vous pas déçu que le film ait été peu vu par un public proche des personnages du film, des gamins de cités, un public moins urbain et cinéphile ?
Oui, j’ai regretté qu’il n’ait pas davantage atteint un public de banlieue. Ça a été un film très parisien, très Saint-Germain dans sa carrière. En banlieue, il n’est sorti que dans les salles d’art et d’essai. Et les spectateurs proches des personnages que le film décrit ne vont pas dans ces salles. A Saint-Denis, tous les gamins vont au complexe de dix salles. Mais lorsqu’il y a eu une avant-première du film dans ce complexe, ils étaient dans la salle. Mais ensuite, lorsque le film a été distribué dans ce très beau cinéma d’art et d’essai de Saint-Denis, il n’a été vu que par le public de cette salle. De toute façon, je ne suis pas obsédé par les chiffres et le nombre de gens qui voient mes films. Mon seul souci est que le public soit assez nombreux pour que le financement du suivant se passe bien. Mon premier film, La Faute à Voltaire, a été un bide et je l’ai payé en ne trouvant aucun financement pour celui d’après.
Comment avez-vous vécu le triomphe aux César de L’Esquive ?
D’abord comme quelque chose de joyeux, un vrai bonheur. Déjà c’était agréable de voir que les gens de la profession avaient aimé le film. Mais que ça se traduise par des votes, que ça soit rendu public, ça m’a touché bien sûr, humainement. Ça m’a rendu fier pour ma famille. Avec malgré tout, le sentiment que ça venait trop tard. J’aurais préféré que ça se produise quand mon père était encore vivant. Quelque chose de douloureux venait pointer derrière cette déclaration d’amour. Par ailleurs, la salle n’était pas remplie que de gens qui avaient voté pour moi et ça se sentait vraiment. Chaque nouveau César pour L’Esquive jetait un froid dans les premiers rangs, je vous assure. Ceux qui avaient financé les films qui auraient pu être primés, et qui avaient déjà très bien marché (Les Choristes, Un long dimanche de fiançailles – ndlr), l’avaient vraiment mauvaise. Par la suite, les médias solidaires des intérêts de ces gens se sont exprimés dans la presse. Et là, j’ai quand même reçu des coups bas.
Avez-vous eu le sentiment que le film est devenu un symbole, celui d’un cinéma indépendant, difficile à financer, mais que la profession a choisi de défendre contre les machines de guerre de l’industrie ?
Certains commentateurs ont voulu faire du film un symbole. Pour trouver une logique à la victoire du film, rendre explicable ce qui leur paraissait inexplicable. Mais non, le film a gagné aux César parce qu’il est une œuvre d’art et que les professionnels l’ont identifié comme tel. Point.
Et lorsque vous êtes monté sur scène et que, parmi les différents nommés, vous n’avez associé à votre victoire qu’Arnaud Desplechin, c’était une façon de dire qu’il y avait deux camps, séparés par une tranchée, entre cinéma d’auteur et industrie ?
Je l’ai fait spontanément parce que j’aime Arnaud Desplechin. Je n’ai pas d’amour pour tous les professionnels du cinéma. Je respecte toutes les démarches, y compris celle qui consiste à faire des films de divertissement pour un large public. Moi ça ne me transporte pas. D’autres démarches, davantage dans une recherche comme celle de Desplechin, me donnent des idées, me font avancer, me donnent des ailes même parfois. A ce moment-là, je n’avais envie de taper sur personne, vraiment, mais j’avais envie d’exprimer mon admiration pour un artiste.
Au-delà de l’amour témoigné à votre œuvre, la question de votre statut dans le cinéma français, renforcé par cette reconnaissance officielle, vous importe ?
Le statut est fragile. Cette reconnaissance n’a pas du tout rendu facile le financement de La Graine et le Mulet. Claude Berri avait vu L’Esquive bien avant les César, l’avait beaucoup aimé et avait exprimé le désir qu’on travaille ensemble. Je lui ai montré plusieurs scénarios, et c’est sur celui-là qu’il a accroché.
C’était votre premier scénario ?
Non, mais comme beaucoup de scénarios que j’ai écrits, il était antérieur à la réalisation de mon premier long métrage, La Faute à Voltaire. J’ai imaginé ce projet, parce que déjà je n’arrivais pas à en financer d’autres, comme celui de L’Esquive, ou encore un autre scénario que j’avais déposé à l’avance sur recette. J’étais dans un état proche du désespoir, et je me suis dit : “Il faut imaginer un film réalisable avec rien.” Alors, l’idée m’est venue de tourner avec des acteurs que je ne paie pas – ma famille –, dans des décors que je ne paie pas – mon quartier à Nice –, dans les apparts de ma famille, en 16 mm… Le projet était entièrement fondé aussi sur le désir de filmer mon père. Je devais jouer dans le film, un personnage de fils qui a disparu du scénario depuis. J’ai commencé à répéter avec ma famille, j’ai trouvé un bateau, et puis le financement de La Faute à Voltaire est tombé. J’ai eu l’avance sur recette à la troisième commission. Par la suite, je n’ai plus eu l’avance, ni sur L’Esquive ni sur La Graine et le Mulet. L’Esquive a bénéficié d’un soutien du CNC après réalisation. Le film au départ n’avait rien, aucune télé, aucune aide, rien. C’est vraiment parce qu’un producteur, Jacques Ouaniche, a cru totalement au film et a pris le risque de le financer de sa poche, qu’il a pu exister. L’Esquive c’est vraiment un accident de parcours. Personne ne voulait que le film existe, je ne devrais même plus être là aujourd’hui sans cet homme qui a fait confiance à son flair.
La Graine et le Mulet, parce que c’est un film porté par la figure de votre père, mais aussi parce que s’y dessine une sorte d’autoportrait d’artiste en homme tenace qui doit se battre jusqu’au plus total épuisement pour qu’existe un projet, n’est-il pas votre film le plus personnel ?
Un artiste doit s’impliquer dans chacune de ses œuvres. C’est presque une croyance morale pour moi. Après, je n’ai pas choisi de faire un film plus personnel que les précédents. Mais peut-être qu’inconsciemment ça s’est fait. Dans le personnage de Slimane, je vois mon père, ne serait-ce que dans le côté homme marqué. Mon père avait peut-être davantage de facettes. Il pouvait se métamorphoser et devenir Hamid. C’était un ouvrier qui tous les jours mettait son bleu de travail pour aller au chantier. En mobylette aussi, comme le personnage de Slimane. En même temps, il aimait peindre, il jouait d’un instrument, adorait les histoires, m’en racontait beaucoup. Il était très artiste.
La figure de votre père est-elle toujours importante aujourd’hui dans votre vie ?
J’en fais presque un devoir. Qu’est-ce que je serais si cet homme n’avait pas décidé de partir de son pays natal vers 1962 ? J’étais un enfant. Mes frères et sœurs pour la plupart sont nés ici. Je me dois de lui donner raison d’avoir vécu. Sinon quel sens aurait la souffrance d’avoir travaillé sur un chantier pendant quarante ans, en respirant des substances toxiques ? Il faut donner une raison à ça. Plus qu’un devoir, pour moi, c’est une nécessité. Ou alors je me sentirais comme un bateau à la dérive. Quel serait le sens de ma vie, si je ne la voyais pas comme une continuité ? >
Quand vous lui avez dit, jeune homme, que vous vouliez être comédien, a-t-il été inquiet, vous a-t-il fait confiance ?
Il ne s’y est jamais opposé. Et je ne crois pas que ça l’inquiétait. C’était un aventurier. Il est parti vers un pays dont il ne maîtrisait pas la langue en laissant sa famille, dans un premier temps. Le seul moment où je l’ai senti inquiet, c’était un peu avant sa mort, avant L’Esquive. Et il n’était plus là pour voir ce qui m’arrivait. Il a joué des scènes de La Graine et le Mulet, il jouait, racontait des histoires, il aimait l’art, le cinéma, venait me voir au théâtre. Il n’y a jamais eu un mur entre nous là-dessus.
Pouvez-vous nous parler de votre rapport au cinéma dans votre jeunesse ?
Ça a été un refuge très tôt. Au milieu des années 70, j’ai commencé à y aller énormément. D’ailleurs, pour revenir au libertinage (rires), Les Valseuses a été un film très important pour moi. J’allais souvent voir des acteurs, c’était déjà le métier dont j’avais envie. Je ne pensais pas encore à devenir réalisateur. J’avais des envies d’écriture. Je l’ai un peu fait. J’en ai parlé d’ailleurs assez vite à mon père. Je pensais qu’il y avait une voie, une sorte d’appel, dans le fait d’aller au cinéma. Après je suis allé au conservatoire de Nice et je continuais à voir beaucoup de films. Depardieu, Dewaere, Miou-Miou étaient très importants. Les films de Sautet aussi, Vincent, François, Paul et les autres. Dites-lui que je l’aime de Claude Miller, j’étais allé le voir je ne sais combien de fois parce que les acteurs, mais aussi les personnages, leur souffrance, me parlaient beaucoup.
Le cinéma français était plus important que le cinéma américain ?
Oui, je m’en sentais plus proche. Les films italiens de l’époque me plaisaient beaucoup aussi. Le cinéma était une drogue. J’allais aussi à la cinémathèque de Nice, où j’ai découvert Chaplin.
C’était une manière d’échapper à l’atmosphère un peu pesante de Nice ?
Oui, c’était un peu pesant, comme vous dites. Je n’ai pas envie de parler de racisme, de choses comme ça, mais c’est vrai que j’attendais une libération du cinéma et du théâtre. Quand je suis entré dans ce monde-là, tellement éloigné de celui que je connaissais jusque-là, j’ai vraiment respiré. Et deux ans après, il y a eu le socialisme. J’avais 20 ans quand Mitterrand est arrivé au pouvoir et j’ai vraiment senti un air de liberté, le sentiment que tout allait changer. Ça a vraiment été beaucoup d’espoir. Même si tout n’a pas été rose par la suite. Pour moi, la grande déception, ça a été la cohabitation. A partir de là, c’était plié. A partir du moment où on accepte de rester, même avec celui qui ne pense plus comme vous, l’élan n’est plus possible.
Votre famille était engagée politiquement ?
On savait vraiment ce que ça voulait dire être à gauche ou à droite. Maintenant, les gens ne savent plus vraiment pourquoi ils sont de droite. A l’époque, il y avait un idéal et on savait pourquoi on était à gauche. Et il y avait quelqu’un qui portait cet idéal. On pouvait lui reprocher beaucoup de choses, il jouait peut-être cet idéal, mais en tout cas il le portait. Je suis toujours idéalement, logiquement et raisonnablement socialiste. Mais ça n’existe plus. Parce que les vestes tournent à toute allure, que les gens ne pensent qu’à eux. C’est un vrai gâchis.
Déçu par le PS, vous n’avez pas été attiré par la gauche de la gauche ?
Non. Pour moi ce n’est pas là que c’est possible.
Comment avez-vous vécu ce moment dans les années 84-85, où sont apparus Le Thé à la menthe, votre premier rôle d’acteur, mais aussi juste après Le Thé au harem d’Archimède et où les médias parlaient de l’émergence d’un cinéma beur ?
Ça m’a pesé très vite. J’avais le sentiment d’être dans une catégorie. Un peu plus tard, j’ai eu peur qu’on me colle l’étiquette de cinéaste social, engagé ou je ne sais quoi. C’était encore plus fort à l’époque, parce qu’aujourd’hui j’ai les moyens de me libérer de cette étiquette. Je ne me sentais pas très à l’aise. Tout à coup, il y a un petit peu plus de rôles pour des acteurs d’origine maghrébine. Et jusqu’à aujourd’hui, il n’y a pas beaucoup d’acteurs et de réalisateurs d’origine maghrébine dans le cinéma français. Et les représentations liées à l’immigration sont souvent très stéréotypées. Quand j’étais un jeune acteur, j’ai refusé beaucoup de rôles de dealers, de délinquants. J’étais arrogant à l’époque et c’était tout juste si j’étais pas prêt à foutre un coup de boule à celui qui me proposait un rôle comme ça (rires). On était quelques-uns à souffrir de ça. D’ailleurs, au cinéma, j’ai traversé des temps de plus en plus longs de chômage. C’est d’ailleurs pour ça que je suis très attaché à la défense du statut d’intermittent.
Des événements ont eu lieu il y a quinze jours à Villiers-le-Bel, l’accident scooter/police, les émeutes qui ont suivi… Comment les avez-vous vécus ?
C’est révoltant ce qui s’est passé. On ne peut pas interpréter ça comme un banal accident de la route, parce qu’il y a un terrain, une réalité qui favorise ce genre de drame, et la proportion que ça prend, et tout ce qui s’en suit. C’est le fruit d’une réalité sociale, qui peut s’expliquer par un passé, par des actions, par des paroles surtout… Des paroles d’une gravité jamais atteinte par les dirigeants de notre pays. Ces paroles, qui en plus se répètent tout le temps, blessent au plus profond la dignité humaine. Quelque chose se condense et explose chaque fois qu’on est humilié. De façon concrète, j’ai passé six mois aux Francs-Moisins pour L’Esquive et il y a dans ces cités un rapport entre la police et la jeunesse vraiment désespérant. Il y a des hommes qui sont là pour appliquer quotidiennement des atteintes à la dignité. Pendant le tournage de L’Esquive, j’ai vu tous les jours des poursuites entre des voitures de police et des jeunes. Et des insultes, et des policiers braquer tous les jours les jeunes. Je peux vous dire comment se passe ce genre de scènes. D’un côté, il y a des jeunes qui n’en peuvent plus des contrôles, des fouilles au corps, de ces gestes faits pour humilier, où l’on palpe, où les mains touchent comme si elles pouvaient entrer à l’intérieur des corps. Les policiers sont souvent aussi des gamins, qui jouent aux cow-boys et aux Indiens. Alors si le pouvoir a donné comme consigne “Allez-y, il faut les mater”, ça ne peut se finir qu’en drame. Soit il y a une volonté politique qui consiste à penser qu’on peut arriver à quelque chose en matant les populations. Soit c’est une erreur, et je préfère penser que c’est une erreur. Qu’on ne sait pas comment aborder le problème. Et il serait temps de se poser les bonnes questions, au lieu de vociférer, et de redonner une chance à un dialogue véritable.
Dans votre cinéma, il n’y a pas de conflits de générations. Alors que c’est un ressort dramatique courant des films mettant en scène des familles…
Pour moi, cette question ne se pose pas. Beaucoup de gens de ma génération ressentent un profond amour pour la génération précédente. Et c’est le cas aussi pour les suivantes.
Pour vous il n’y a pas d’œdipe à régler ?
Je n’ai jamais eu le sentiment qu’il fallait que je tue mon père, pour ainsi dire. Au contraire, je pensais qu’il fallait que je le soulage. Même si aujourd’hui c’est un peu la même chose, puisque, avec ce qu’on nous prépare sur les retraites, il vaut mieux mourir jeune pour ne pas avoir à travailler jusqu’à 100 ans !
Les enfants dans vos films commettent néanmoins des choses terribles pour leurs parents : dans La Faute à Voltaire, c’est le fils d’Aure Atika qui fait une crise nerveuse qui détourne sa mère de son mariage, dans La Graine et le Mulet, c’est le fils de Slimane qui en disparaissant précipite l’entreprise familiale vers la catastrophe…
Je n’aurais pas pensé à rapprocher les deux choses… Pour La Faute à Voltaire, j’ai juste utilisé un nœud dramatique, mais je n’ai pas pensé à l’interpréter dans ce sens. Pour La Graine et le Mulet, il y a le fils, mais aussi les gamins qui empruntent la mobylette… Si j’ai voulu ces interventions, c’est parce que je ne voulais pas seulement accuser une société. Je voulais qu’il y ait des complications qui ne soient pas seulement celles des institutions… Mais qu’est-ce que vous voulez dire ?
Qu’il y a dans vos films une culpabilité des fils.
Et vous pensez que c’est l’image de ma propre culpabilité ? Si vous posez la question, c’est que vous le pensez… Pour moi, dans le dénouement de La Graine et le Mulet, se joue quelque chose de l’ordre du sort. Et il fallait que ça se noue à partir d’un acte inconscient. Mais je ne vois pas vraiment de culpabilité. Le destin joue son rôle.
C’est très frappant dans le film, et très opposé à La Faute à Voltaire aussi, la façon dont vous voulez excéder la simple fatalité sociale, montrer une forme de fatalité plus ample, un peu métaphysique, qui serait celle du destin… Quelles sont ces forces qui dépassent les forces sociales ?
Je suis dans la quête de quelque chose. Mais j’en suis au stade de l’interrogation. Ne serait-ce que dans ma volonté de donner un sens à la vie de mon père, je pense que je suis dans une recherche entre guillemets “métaphysique”. Je n’ai pas de réponses, j’en cherche.
Le destin est particulièrement cruel, car votre père n’a pas eu le temps de voir ce qui vous est arrivé, tout comme Slimane ne verra pas la preuve d’amour de Rym, sa belle-fille.
Le destin peut être cruel. Si destin il y a. Mais dans mes films, j’ai envie qu’il y ait toujours quelque chose en devenir. Le restaurant existera peut-être un jour. C’est à chacun de faire bouger ce qu’il a dans le ventre pour exister même dans un contexte difficile.
Cette force de vie et d’espoir est plus portée par les femmes que par les hommes ?
Je nuancerais un peu la chose. Pour moi, l’espoir est porté par le groupe, pas plus les femmes que les hommes. Je crois qu’il y a dans mes films un équilibre entre femmes et hommes. Je n’aimerais pas être sexiste et que mes films disent les hommes sont comme ça, les femmes comme ça. Les personnages masculins dans mes films sont souvent ceux qui donnent l’impulsion. Les personnages féminins sont inspirés de femmes que je connais et que j’aime, ma mère, mes sœurs… Mais il y a aussi la volonté de les montrer autrement que selon l’idée qu’on se fait en France de la femme arabe et de la domination masculine dans les foyers arabes. Je voulais casser cette représentation que je trouve un peu pesante. Là, je l’exprime sous une forme de discours, mais quand j’écris je n’y pense pas, ça vient naturellement, sans que ce soit une volonté de dire, d’aller contre… Ça correspond à ma façon de voir.
Il y a dans le film une force de vie incroyable, qui s’exprime surtout dans la scène de fin, mais qui est présente aussi dans la scène de repas lorsque les femmes mangent…
Mais les hommes aussi je crois. Quand Bruno Lochet est à table, sa façon de mâcher, de se retirer l’arête de la bouche, est très sensuelle. Je n’ai pas l’impression de montrer la sensualité uniquement féminine. Pour moi, la sensualité est humaine et présente, j’ai l’impression, sur tous les visages.
Ces moments de contemplation de personnes en train de vivre sont ce qui vous donne le plus de plaisir de cinéaste ?
Oui, parce qu’il se passe quelque chose qui échappe à tout le monde. Mais je suis à l’affût. Comme un chasseur avec un fusil, un pêcheur avec sa canne à pêche. J’attends ce moment où Bruno Lochet va retirer une arête de sa bouche, et quand il le fait j’ai l’impression d’avoir atteint la cible, et c’est très beau. C’est le cas aussi lorsque Bouraouia, la mère, donne à manger à son petit-fils, tout ce qu’il se passe dans ses mains… Lorsque ça arrive, je sens que ce que je cherche est venu, s’est offert et que ça se voit, que des effluves se répandent tout à coup sur le plateau.
C’est beaucoup de travail pour l’obtenir ?
C’est beaucoup de patience. Beaucoup d’attente, d’investissement de chacun. Tout le monde sait ce que j’attends de la vie. Et tous les acteurs sont prêts à donner tout ce qui vibre à l’intérieur d’eux-mêmes.
La scène du couscous, qui doit approcher une vingtaine de minutes, a demandé combien de jours de tournage ?
Dix jours de tournage et un mois de répétition. Mais j’ai beaucoup coupé dans la scène. Elle s’apparentait à moment donné presque à un long métrage. Il y avait des conversations sur la pêche, le monde ouvrier, le travail du père. J’ai dû supprimer des pans entiers.
Comment l’avez-vous travaillée ? Elle était très écrite ?
Oui, très écrite, et pour durer plus longtemps. Certains dialogues ont été supprimés parce que les acteurs avaient du mal à se les approprier. En tout cas, il n’y a pas vraiment d’improvisation. Mais je n’ai aucune recette, aucun système. J’approche les gens et j’attends. Parfois je suis plutôt directif et parfois je laisse les comédiens assez libres. Dans la scène du repas, je voulais qu’ils ne soient pas entravés par le souci des faux raccords. J’ai dû trouver des astuces techniques pour résoudre ça. J’ai eu l’idée aussi de coller des assiettes en carton à l’intérieur des assiettes parce que sinon l’ingénieur du son ne pouvait rien faire. Il voulait que comme dans toutes les scènes de repas au cinéma les comédiens fassent attention à ce que les couverts ne heurtent pas l’assiette. Sur une durée pareille, c’était impossible et ça paralysait tout le monde, ça devenait complètement artificiel. Toute la difficulté de la scène a consisté à effacer les contraintes techniques pour pouvoir laisser les acteurs vivre. Vivre vraiment, manger vraiment. Je leur demandais de jeûner le soir pour arriver sur le plateau affamé et prendre du plaisir à manger le couscous. On ne pouvait pas faire cent cinquante prises par jour, parce que les comédiens pouvaient difficilement avaler plus de trois rations dans la journée. En plus, le couscous n’était pas si délicieux, car je demandais à Bouraouia, qui le préparait vraiment, de le faire très léger, très peu épicé, avec certains ingrédients interdits comme le cumin, parce que sinon ça aurait fait dormir tout le monde… Le couscous du tournage était presque bio, diététique, tout le contraire de celui dont parle le film !
Le découpage des scènes est très concerté ? Vous utilisez des story-boards ?
Les scènes sont souvent très simples à découper et ne nécessitent pas de story-board. Même si j’ai demandé à l’illustrateur Topolino d’en dessiner quelques-unes, juste pour les impressions qui devaient s’en dégager. Les dessins sont très beaux d’ailleurs. D’un point de vue technique, il y a un plan d’ensemble et des gros plans, le tout filmé à deux caméras. Mais elles n’ont tourné que deux fois en même temps. En général, il n’y en a qu’une pour la mise en scène. L’autre est plutôt là pour le son, et aussi pour maintenir en vie les autres comédiens, les garder dans la même énergie. Aucun ne sait si je privilégie la caméra A ou la caméra B. Il n’y en a qu’une qui est importante pour moi, sauf si un miracle se passe sur la seconde. Du coup, tout le monde joue tout le temps. En plus, je tourne avec des longues focales, donc la caméra est assez éloignée, et c’est difficile pour les comédiens de savoir sur qui elle est.
Les corps se dévoilent à la fin du film, celui de Slimane qui court et celui de Rym qui danse. Alors que jusque-là le film est vraiment sur les visages.
Je cherche toujours la simplicité. Je n’aime pas que la mise en scène accomplisse des prouesses. Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir de la vie. Si un plan est trop compliqué à mettre en place, ça oblige l’acteur à trop de contraintes. Ça ne vaut que pour mes films bien sûr. Je suis parfois très admiratif de cinéastes qui ont une tout autre démarche. C’est le cinéma que je veux faire qui implique cette simplicité de mise en scène : plans fixes, gros plans, très peu de mouvements, quelques petits panoramiques, pratiquement pas de travellings et quelques zooms maladroits quand je demande subitement au cadreur de zoomer parce qu’il me semble tout à coup qu’on doit être plus proche.
La Faute à Voltairecomportait des acteurs connus. Depuis L’Esquive, vous préférez travailler avec des comédiens qui ont peu tourné. Pourriez-vous revenir à un cinéma avec un casting plus installé ?
Ce qui m’intéressait dans La Faute à Voltaire, c’était de mélanger des acteurs effectivement confirmés comme Elodie Bouchez, Sami Bouajila, Aure Atika… avec non seulement des non-acteurs, mais des gens appartenant à un autre monde. Ce n’est pas autorisé, mais il y avait des immigrés clandestins dans La Faute à Voltaire, des gens vivant dans des hôpitaux psychiatriques aussi. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai eu envie de faire des films : rapprocher des mondes qui ne se côtoient pas. Mais pour répondre à votre question, je n’ai rien contre le fait de travailler avec des comédiens connus. Il y en a que j’adore, je pourrais vous en citer des centaines. Mais je ne veux pas que chacun reste dans son monde. C’est quelque chose que je trouve insupportable même dans la vie. Je trouve que ça serait bien par exemple qu’un homme politique sache aussi ce que c’est de prendre une truelle et un sac de ciment. Peut-être qu’il réfléchira à deux fois sur la question de la retraite après quarante ans de cotisations, même s’il appartient à la droite la plus dure.
Le moment du casting est un temps décisif dans votre cinéma…
Oui, c’est très important. Je vais vers des gens qui sont prêts à un don infini d’eux-mêmes, qui sont le souffle et l’énergie de mon cinéma. Qu’ils soient acteurs ou non-acteurs. Le rôle de Rym, qui était central dans le scénario, a failli être diminué parce que je ne trouvais pas la jeune fille pour l’interpréter. Et quand j’ai vu Hafsia, le personnage pouvait retrouver sa plénitude. Quelqu’un qui travaillait sur le casting m’a envoyé une cassette d’elle et j’ai flashé sur son aura, sa présence, sa beauté. Je suis allé à Marseille la rencontrer, faire des essais. Elle avait envie d’être comédienne et elle a le don. Elle n’a rien à apprendre, elle est juste d’instinct. Il faut seulement qu’elle trouve en elle ses propres secrets, son feu intérieur. Elle pensait qu’elle ne savait pas danser, mais quelques conseils sur la façon technique de bouger son bassin ont suffi à libérer son énergie.
Pourquoi lui avez-vous demandé de grossir ?
Je pensais que ça lui irait bien d’avoir un ventre plus rond, qu’on puisse croire qu’il y ait de la vie dans ce ventre, quelque chose qui vibre. Je trouvais ça plus sensuel. Ce n’est pas seulement grossir d’ailleurs. On a travaillé aussi à muscler davantage ses mollets, son ventre. Je ne voulais pas d’une beauté un peu mannequin. Je pensais qu’elle serait plus belle. Et je voulais aussi cacher le plus longtemps possible sa beauté, qu’elle n’explose que pendant la scène de danse.
Ce bonheur à chercher l’étincelle chez vos acteurs, vous l’avez déjà éprouvé dans votre carrière d’acteur ?
Quelquefois au théâtre, quelques jours sur tous les tournages. Dès le premier, Le Thé à la menthe et jusqu’au dernier, un film indépendant américain, avec Robin Wright Penn. Mais jamais pendant tout un tournage. J’étais un acteur qui ne se jetait pas assez, je crois. J’ai peut-être utilisé trop de méthode et c’était opposé à ce que j’étais profondément. Souvent, je me suis retrouvé bloqué.
Vous n’avez pas encore eu envie de jouer dans un de vos films ?
Je ne sais pas si j’y arriverais. Je ne me pose même pas la question. J’ai l’impression que je ne pourrais plus réfléchir autant à la mise en scène. Je suis d’autant plus admiratif de Jean-François Stévenin et d’autres qui arrivent à tout faire très bien. J’ai une satisfaction énorme à travailler avec mes acteurs, à les aider à s’exprimer et je ne me sentirais pas capable de me débloquer moi-même.
Le montage du film a été compliqué ?
Le premier montage n’a pas duré très longtemps. Un peu plus que la moyenne quand même. Mais ce qui était très long, c’était le remontage, parce que le film durait 2 h 55. Claude Berri, Jérôme Seydoux, pour des raisons tout à fait compréhensibles, pensaient que dans le premier montage le film avait des défauts, qu’il risquait de ne pas marcher. Mais j’avais beaucoup de mal à couper. Ça a été douloureux de trouver un rythme autre que celui que j’espérais au départ.
Le film commence par une scène érotique, avec une tape sur les fesses. Vous teniez à commencer le film comme ça ?
D’accord, je vais vous parler de cette tape sur les fesses (rires). L’actrice qui joue cette scène, Violaine, qui est une très bonne actrice et qui écrit pour le théâtre, m’a parlé d’un texte qu’elle avait écrit sur la fessée. Ça m’a intéressé, on a essayé. Je savais que je voulais commencer le film par une scène assez sexe et je voulais un truc fort qui fasse qu’on retienne ce personnage. Ça me semblait rigolo, et puis fort visuellement, cette tape sur les fesses.
La scène finale de danse est à la fois très tendre, puisque c’est un geste d’amour de Rym qui vient sauver Slimane, mais c’est aussi assez sexuel, provocateur, ce que fait cette jeune fille devant les notables…
J’avais envie surtout d’exprimer une tendresse entre les deux personnages, un lien presque spirituel, qui engage un même destin. Et ça passait par une sorte de sacrifice du corps, par la possibilité de se donner. Je voulais exprimer quelque chose de l’ordre de la transmission, de la quête, qui passe par de la sueur, un ventre qui tremble, un déchaînement de musique, une sorte de transe.
Dans La Faute à Voltaire, le personnage d’Elodie Bouchez est dans une boulimie sexuelle que Sami Bouajila va lui apprendre à contrôler. Dans La Graine et le Mulet, la compulsion sexuelle d’un des deux fils va précipiter toute la petite entreprise familiale vers la catastrophe…
Dans La Faute à Voltaire, je ne suis pas du tout du côté du personnage de Sami, je le trouve même un peu réac. Pour moi, celui d’Elodie incarne une forme de liberté, je ne ressens pas du tout son rapport au sexe comme pathologique. Et dans La Graine et le Mulet, je m’en voudrais qu’on croit que pour moi tout le mal du monde est dans la sexualité. Je ne crois pas du tout avoir un regard moral là-dessus. Je suis quelqu’un qui respecte beaucoup la liberté et qui aspire au libertinage (rires).
Où vous voyez-vous dans le paysage du cinéma français ? Plutôt vers la périphérie ?
Il y a beaucoup de gens avec qui je me sens une affinité, un même désir de participer à une tradition du cinéma français, qui est une tradition d’ambition artistique. Après il y a aussi des gens qui veulent tirer un trait sur cet héritage et ne pensent qu’en termes de profits. Mais la particularité du cinéma français est que les cinéastes qu’on pourrait appeler “marginaux”, disons aux yeux de l’industrie, sont finalement beaucoup plus nombreux que ceux qui sont installés. C’est un cinéma où presque tout le monde est dans la marge, et où la marge, qui du coup n’en est pas totalement une, est le lieu où ça se passe.
Pascale Ferran, dans son discours aux César, parlait d’un cinéma où le centre était en train de disparaître, au profit d’un écart entre deux extrémités, d’un côté les films surfinancés et de l’autre un cinéma d’auteur précarisé…
Pascale Ferran a vraiment très bien décrit la situation. Tout le monde sait qu’il existe un cinéma plus que financé, de façon même indécente… Chacun cherche à tirer son épingle du jeu, mène une lutte beaucoup plus fatigante que celle menée dans le temps de création du film. Il faut se battre pour faire comprendre que la normalisation de tous les projets selon une seule recette est nuisible à la recette même. Quand on refuse de se plier aux standards préconçus – acteurs célèbres, durée moyenne… –, on assiste à une levée de bouclier, comme si le fait de ne pas se plier à ses règles, présentées comme un principe de rationalité économique imparable, menaçait l’ensemble du système. Et si jamais un film élaboré en dehors des normes de fabrication de ce système, pourvu d’aucun de ses soi-disant atouts, remporte un succès, alors là, ça déstabilise tout le monde, on se méfie. J’ai envie de dire aux financiers du cinéma français : “Je comprends que vous n’aimiez pas qu’un film fasse deux heures trente-cinq, ne corresponde pas à l’idée que vous vous faites d’une histoire bien racontée, mais je vous assure qu’il y a aussi des gens qui attendent ça. A savoir, un cinéma qui sort du format que vous pensez obligatoire pour emporter l’adhésion des gens.” Moi, je pense même que c’est à paMoi, je pense même que c’est à partir de l’existence de ce cinéma hors format qu’on pourra continuer à financer des films grand public. Que ce cinéma vivant, inventif, ambitieux artistiquement est la priorité absolue. C’est en France que le cinéma a été bâti comme art, on ne peut pas détruire ça aujourd’hui. L’artiste doit toujours être mis en avant.
Cette lutte, elle vous épuise ou elle vous galvanise ?
Je vais vous raconter le conte de La Graine et le Mulet, qui est un conte que mon père me racontait quand j’étais enfant et que je n’ai pas mis dans le film. C’est un homme qui a un mulet. Pas le poisson, mais l’âne. Ce mulet laboure la terre, travaille très bien. Son maître est content de lui, mais il lui vient à l’esprit de retirer juste une graine du paquet qu’il lui donne tous les soirs pour le nourrir, pour voir s’il va continuer à travailler aussi bien le lendemain. C’est ce qui se produit. Alors le maître en retire deux. L’âne continue à labourer aussi bien. Et tous les jours, le maître retire une autre graine. Mais un jour, il se réveille et découvre l’âne mort. Il faut se méfier de ne pas dépasser le point jusqu’où on peut continuer à retirer des graines ! Le cinéma français en est tout proche. C’est monstrueux ce qu’on a fait ces dernières années aux intermittents du spectacle.
Vous travaillez l’écriture de vos films avec votre compagne, Ghalia Lacroix, beaucoup de vos comédiens reviennent d’un film à l’autre. Peut-on parler de famille de cinéma ?
Oui, je crois assez à l’idée de famille. La rencontre avec ma compagne sur le tournage d’un film de Nouri Bouzid a été déterminante. Celle de Francis Arnaud, le patron qui licencie Slimane dans La Graine et le Mulet, et qui est mort après le tournage, a été une rencontre très importante à mes débuts de comédien de théâtre. Abdelkrim Bahloul, le réalisateur du Thé à la menthe, a joué presque un rôle de père dans ma carrière. Il a été un des premiers cinéastes issus de l’immigration à réaliser un film important. C’était un pionnier. Et une sorte d’exemple pour moi. Il m’a transmis la possibilité de m’imaginer cinéaste.
La découverte du numérique avec L’Esquive, ça a été une révolution ?
Oui, financière. Je n’avais plus peur qu’on vienne me dire à la fin d’une journée que j’avais usé mon métrage. Sur La Faute à Voltaire, ça a été une grande souffrance. La Graine et le Mulet a été tourné en HD et l’image est incroyable. Et depuis, on peut aller encore plus loin dans le rendu. Le numérique donne une liberté et en même temps il faut trouver ses marques. D’ailleurs, je crois ne pas les avoir encore totalement trouvées et tant mieux. Sur mon premier film, j’étais plus effrayé, donc je voulais davantage que mon film obéisse à quelque chose que j’avais en tête. Aujourd’hui je me sens libéré de ça. Je suis plus confiant.
Est-ce que parfois ce petit miracle que vous attendez dans la prise n’arrive pas ?
Dieu merci, souvent. Sinon on se mettrait à croire aux miracles (rires). Pour qu’il y ait des petits miracles, comme vous dites, il faut aussi qu’il y ait des choses maladroites. De toutes façons, je me sens impuissant par rapport au fait que ce que je cherche arrive ou pas. C’est pour ça que je veux bien continuer à y perdre beaucoup de ma santé, de mon équilibre. Parce que quand cette chose qu’on cherche arrive, c’est comme un don, c’est dévastateur.
Entretien réalisé par Jean-Marc Lalanne et Christian Fevret
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