Comédien passé réalisateur avec « La faute à Voltaire », Abdellatif Kechiche prouve, avec cette chronique de la précarité d’un jeune immigré, que l’on peut faire du cinéma social à la française.
Votre film est surprenant dans sa forme particulièrement instinctive. Est-il facile de rester fidèle à une histoire sur fond social tout en cédant à une impulsivité apparemment prégnante lors du tournage ?
Le film a été tributaire de certaines contingences économiques. Il manque donc forcément au film tout ce qu’on n’a pas pu tourner mais qui était écrit, parce que pas assez d’argent, pas assez de temps. On a modifié pas mal de choses au dernier moment : la partie de pétanque par exemple devait être accompagnée tout du long par un orchestre, et pas uniquement à la fin comme ça l’est en définitive. Tout ça parce qu’on n’avait pas assez d’argent pour acheter les droits des chansons que je voulais avoir. Et encore il s’en est fallu de peu pour qu’on ait même pas de quoi se payer la chanson de Brassens.
Du coup, il n’y aurait même pas eu cette scène qui pour moi est essentielle. Comme sur tous les tournages, il faut pouvoir être capable de s’adapter au jour le jour, au moindre imprévu qui peut être financier ou tout autre ; jusqu’à la météo. Entre le film qu’on a rêvé et celui qu’on a à la fin, on peut se retrouver avec une énorme déception comme avec une belle surprise voire les deux. Il y a bien sur des choses dont j’ai dû faire le deuil, d’autres qui sont mieux que j’espérais et certaines moins. En même temps, ce tournage a été très préparé, durant plusieurs mois. C’est sans doute ce qui a permis une certaine sécurité, de pouvoir retomber sur ses pattes en cas de difficultés, même quand il fallait aller plus vite que prévu. Capter ce qui se passe sur l’instant, c’est surtout une question de regard. En ce moment par exemple, je vous regarde et si je devais vous filmer, je ne sais pas comment je le ferais. C’est quelque chose qui se décide à l’instinct. En tous cas, j’essaie de filmer en oubliant l’aspect esthétique de la chose, en essayant de ne pas me montrer au travers de ce que je filme. Parfois, ça m échappe Ceci dit tous les films ont leurs difficultés lors du tournage. C’est quelque chose de classique dans le cinéma.
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En même temps, vous parvenez à une forme esthétique personnelle dans le rapport à la durée, très variable selon les séquences. En particulier quand vos personnages féminins entrent en scène : tout s’allonge, prend plus de temps’
C’est difficile de dire : je suis comme-ci ou comme ça. Mon regard m’est propre, mais ma principale difficulté est de l’accepter, d’assumer que c’est que je veux transmettre. Le sens du beau est quelque chose de difficile à exprimer. Je trouve certaines choses belles à un moment donné, d’une manière plutôt que de telle autre.
Le film est clairement scindé en deux parties. Les voyez-vous comme complémentaires ou comme un reflet l’une de l’autre. Surtout sur ce thème de l’identité quand, dans les deux cas, Jallel doit prendre celle de quelqu’un d’autre ?
S’il y a des échanges possibles entre le foyer et l’hôpital psychiatrique, c’est aussi une volonté de parler de ce sentiment d’exclusion qu’on peut ressentir dans les deux cas, de gens plutôt fragiles. Faire passer Jallel d’une identité à une autre est plus dû à un jeu, un plaisir de raconter une histoire. C’est juste une trouvaille scénaristique qui m amusait. Mais peut-être que ça m a échappé, que c’était un moyen inconscient de dire qu’on peut être une personne ou une autre suivant les circonstances sans que cela ne change la personnalité profonde.
En contrepoint d’une histoire d’amour, votre film a pour filigrane un regard inattendu sur la société, souvent ironique. Notamment dans cette scène d’ouverture où le mécanisme des sans-papiers est décortiqué avec une certaine désacralisation. Avez-vous voulu filmer l’envers d’un décor, celui de la société française actuelle ?
C’est une réalité. Pas mal de jeunes venant d’un autre pays font une demande d’asile politique pour pouvoir avoir une carte de résidence provisoire. Avant qu’on ne prenne des empreintes digitales pour ces demandes, il était facile une fois qu’elle avait été refusée en tant que Marocain de la demander en tant qu’Algérien, Tunisien ou Irakien. Mon film est bien sûr aussi une dénonciation mais je ne voulais pas insister dessus au long du film. Cette machine administratrice est évidemment révoltante. Je la comprends tellement peu qu’il fallait que je l’éloigne du récit mais qu’elle reste quand même dans les environs. La placer en parallèle d’une certaine humanité était une manière de la rendre encore plus révoltante. Je ne voulais pas non plus filmer un sans-papier. Jallel n’est pas qu’un clandestin, Frank n’est pas qu’un SDF, mais avant tout des gens gentils débordants d’énergie vitale. Ce serait absurde de faire de la clandestinité une identité.
Vous avez dit avoir eu envie d’une fable. À quel point cette envie est-elle compatible avec celle de réalisme ?
Mon intention dès le départ était d’éviter de raconter une histoire selon la progression narrative habituelle : n’ud dramatique mineur, n’ud dramatique majeur, etc’ Aller au bout de toutes les situations. Je voulais aller un peu plus vers la vie. Dans la vie, les gens, vont et viennent sans qu’il y ait besoin d’explication. Ma volonté était de déconstruire certains codes : la vie n’est pas bouclée comme un scénario. Je voulais pêcher par défaut scénaristique.
La fable c’est ce qui est issu de l’imaginaire, ce qui est féerique. Le réalisme est puisé dans le quotidien, ce qu’on voit tous les jours. Il y a quelque part un équilibre. J’ai toutefois mis en avant le désir de raconter plutôt que la volonté de montrer ou de dénoncer. J’ai d’ailleurs essayé de la contenir ce qui l’a peut-être fait ressurgir à certains moments comme à la fin où je tenais à ce que la condition d’immigré clandestin que Jallel avait fini par oublier soit de nouveau mise en relief.
Les scènes d’amour physique dégagent une incroyable intensité de par la manière dont vous filmez les corps’
Ce type de scènes, comme pour celle de danse sont rarement détaillées à l’écriture. On écrit : « Ils dansent », et puis au tournage on se débrouille avec ça. Certaines réactions m ont vraiment perturbés : quelques-uns ont trouvé gênantes celle où Jallel et Lucie s’embrassent jusqu’à me dire que je me faisais plaisir, que j’y étais complaisant, alors que d’autres m ont dit avoir été emporté par cette même scène. Là encore, la réception de ces scènes dépend de la perception de chacun envers la notion de beau. En même temps j’aime bien cette idée de cuisine personnelle, de film fait comme une offrande où l’on donne tout ce qu’on peut donner et au final sentir les gens qui s’invitent ou pas à la table. Tant mieux si on peut partager le repas avec quelques-uns.
La force de ces scènes tient aussi beaucoup à leur sensation d’inabouti, de frustration.
Entre Jallel et Lucie, ça finit par aboutir, mais c’est à ce moment-là qu’il se fait rattraper par sa réalité? Fallait pas baiser ! (rires)
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