Alors que la crise sanitaire a rebattu les cartes de la diffusion des films, en salles ou sur les plateformes, et qu’elle a fragilisé tout l’écosystème du cinéma, cette année mouvementée a malgré tout laissé éclore des films d’auteurs, outsiders qui ont su trouver leur public.
“Nous avons pensé qu’ici vous ne vous sentiriez pas trop confiné.” C’est la première phrase prononcée dans le dernier grand film de l’année. Un salarié de la RKO introduit de la sorte Herman J. Mankiewicz dans le ranch que le studio lui loue trois mois pour qu’il rédige le scénario de Citizen Kane. Et ce n’est pas la moindre des ironies que cette inquiétude quant au sentiment de confinement se fasse entendre sur Netflix, la plateforme qui a bien sûr tout à y gagner.
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La crise sanitaire qui a rattrapé le film de David Fincher lui a donné d’étonnantes résonances contemporaines. D’une certaine façon, Mank est une apologie du télétravail. D’abord assigné à son domicile dans lequel il est condamné au labeur, Mank va écrire l’essentiel de son grand œuvre sans même quitter son lit. Dans un espace vital toujours amenuisé, il se contente d’interactions virtuelles avec son principal collaborateur Orson Welles, essentiellement par téléphone (faute de réunions Zoom).
Si Mank raconte un trajet qui va du télétravail au déconfinement (la dernière séquence le voit recevoir en extérieur son Oscar du meilleur scénario devant des caméras de télévision), l’autre grand film de l’année produit par Netflix traçait un trajet inverse. Uncut Gems de Benny et Josh Safdie décrit le monde d’avant, celui fait de déplacements, d’interactions, de circulations, de tractations à tout-va, subitement mis à l’arrêt. Le personnage d’Howard, campé avec fièvre par Adam Sandler, s’y agite comme un saumon tentant de remonter le courant, s’activant d’un lieu à l’autre dans l’espoir qu’une nouvelle entourloupe, une énième petite magouille puisse le tirer d’affaire.
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Jusqu’à cette sidérante scène finale où les principaux personnages se retrouvent enfermés dans une cage de verre et n’ont d’autre choix que de regarder un match de basket retransmis sur un écran de télévision. Tous enfermés devant un écran. En deux films, mis en ligne au tout début et à la toute fin de l’année, Netflix aura campé ce double mouvement auquel s’est soumise l’humanité tout entière en 2020 : de la circulation à l’enfermement (Uncut Gems), du confinement à la réintégration du monde extérieur (Mank).
Echiquier artistique mondial
Si l’entreprise de prédation de tout le prestige symbolique du cinéma par Netflix avait commencé avant la crise sanitaire (Roma d’Alfonso Cuarón, oscarisé en 2019, The Irishman de Martin Scorsese, nommé aux Oscars 2020), la désertion des salles par l’essentiel de la production américaine en cours a tenu lieu d’accélérateur incontestable de ce repositionnement de la plateforme sur l’échiquier artistique mondial. Uncut Gems et Mank – et on peut y adjoindre Les Sept de Chicago d’Aaron Sorkin – ont constitué les rares moments forts en cinéma américain d’une année amputée de son fournisseur le plus puissant.
Si la plupart des studios ont choisi de différer à 2021 le décollage de leurs films à fort potentiel, Disney a, à l’inverse, choisi d’annuler les sorties salles de Soul (représentant l’écurie Pixar) et de Mulan au profit de la plateforme Disney+. Seuls les pays n’y ayant pas accès auront l’opportunité de voir ces deux films distribués en salle. Le bad buzz précédant Mulan permet de croire que ce repli sur une exploitation purement digitale n’est pas forcément une mauvaise affaire. Soul, en revanche, compte de fervent·es admirateur·trices et l’absence d’une distribution salles sur la majorité des marchés prive indubitablement le film d’une part de son adoubement artistique.
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A la fin de l’année, une communication de Warner apporte un élément nouveau et perturbateur à cette désorganisation de la chaîne de diffusion du cinéma. En effet, durant toute l’année 2021, la major va doubler la distribution en salle de ses films d’une mise en ligne exclusive de chacun sur la plateforme HBO Max. Cet accès pour les abonné·es n’excédera pas un délai d’un mois et ne concernera que le territoire américain. A son issue, le film continuera sa carrière en salle.
Selon le studio, cette mesure ne devrait pas être prolongée après 2021 et concerne dix-sept films, dont Godzilla vs. Kong, Matrix 4 ou le nouveau Suicide Squad. Si cette double exposition n’a donc pas vocation à être pérennisée, on peut se demander si elle ne va pas déposer un germe durable d’hybridation entre les salles et les plateformes, et inciter l’ensemble du secteur à imaginer des combinaisons entre les unes et les autres (comme des abonnements mixtes donnant à la fois accès à des séances en salle et des visionnages en streaming). Un tel chantier peut légitimement inquiéter les réseaux d’exploitants salles.
Warner avait pourtant pris l’été dernier une décision propre à réconforter tous les exploitants malmenés par les fermetures et les déprogrammations des films les plus porteurs en ne reportant pas la sortie d’un de ses vaisseaux amiraux : Tenet de Christopher Nolan. Avec des recettes mondiales s’élevant à 360 millions de dollars (pour un budget de 205 millions), le film a obtenu un résultat convenable, tout en étant largement en dessous des précédents films de son auteur (525 millions de dollars pour Dunkerque, 697 pour Interstellar, 835 pour Inception, sans même parler des Batman).
Il demeure néanmoins difficile d’affirmer que ce demi-succès est dû essentiellement au contexte de baisse de fréquentation globale. L’hermétisme du film, la complexité de ses jongleries temporelles, la sécheresse extrême de son exposition en font un objet assez peu consensuel, et il n’est pas certain que la concurrence de blockbusters moins auteurisants n’ait pas davantage affecté son pouvoir d’attraction.
La structure de la fréquentation affaiblie des salles ménage quelques surprises intéressantes
La fermeture des salles pendant quatre mois et demi minimum – à l’heure où nous imprimons, leur réouverture le 15 décembre reste hypothétique – a considérablement affaibli le volume global de la fréquentation. Ce qui a des conséquences catastrophiques pour certains maillons de la chaîne – en premier lieu la distribution et tous les métiers associés à la sortie des films (les attaché·es de presse notamment). En revanche, la structure de cette fréquentation affaiblie ménage quelques surprises intéressantes.
En l’absence de films américains porteurs et de la grosse cavalerie du cinéma national (Les Tuches 4, Kaamelott, L’Origine du monde ou l’excellent Aline de Valérie Lemercier, tous repoussés en 2021), le cinéma d’auteur mondial s’est trouvé un biotope plus favorable, moins hostilement compétitif qu’à l’accoutumée. Le turn-over des films est moins rapide. Chacun peut trouver le temps de s’installer. Certains démarrages timides ont été compensés par des carrières longue durée. Des films plus qu’outsiders ont même réussi à faire des prodiges.
C’est le cas, exemplairement, d’Antoinette dans les Cévennes de Caroline Vignal. Ce qui est émouvant dans le phénomène Antoinette, c’est la façon dont le destin du film, le trajet de la cinéaste et celui du personnage semblent magiquement s’accorder : une cinéaste qui n’a pas tourné depuis vingt ans revient au premier plan ; un personnage de femme délaissée rencontre l’amour à l’issue d’un trajet éprouvant mais salvateur ; un film qu’on n’attendait pas trouve un écho inouï auprès du public et rassemble près de 750 000 spectateur·trices. Derrière cette enthousiasmante success story, tous les films n’ont pas rencontré leur public de façon aussi percutante, mais un bon nombre d’entre eux ont vraiment été vus et aimés.
Le cinéma de Sébastien Lifshitz a trouvé cette année une double apothéose avec deux films magnifiques : Adolescentes (sorti en salle), puis Petite Fille (qui a rassemblé presque un million et demi de spectateur·trices sur Arte).
Le premier part d’une certaine indifférenciation (deux adolescentes que rien n’excepte véritablement des jeunes filles qui les entourent) pour cerner ce que chaque trajet individuel comporte d’absolument unique ; le second, au contraire, isole un combat très particulier (celui d’une petite fille soutenue par sa famille pour faire reconnaître sa transidentité) pour en dégager la puissance d’universalité. La patience documentaire du cinéaste, son art du portrait tout en finesse de touche, cette impressionnante proximité nouée entre les sujets filmés constituent un des gestes de cinéma les plus forts de l’année.
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De la même façon, Emmanuel Mouret a livré avec Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait son film le plus accompli à ce jour ; François Ozon a réussi avec Eté 85 un teen movie vénéneux et sensuel doublé d’un art poétique de son cinéma ; le fulgurant Un soupçon d’amour, film de deuil et de hantise de bout en bout surprenant, a rappelé à quel point Paul Vecchiali était un cinéaste majeur ; fauché par le reconfinement après seulement un jour d’exploitation, Garçon chiffon, première réalisation du comédien Nicolas Maury, rayonnait de fantaisie, de malice et de grâce.
Beautés inaltérables et métamorphoses dantesques
Même sentiment de voir éclore un auteur, de découvrir un regard et une sensiblité à l’œuvre dans Séjour dans les monts Fuchun, le premier long métrage de Gu Xiaogang, beau portrait de famille tressé dans une vision globale de la Chine contemporaine, ses paysages naturels séculaires et ses métamorphoses urbaines accélérées.
Le cinéma aussi comporte sa part de beautés inaltérables, séculaires (l’inspiration de ses artistes, la perpétuelle régénération de ses forces avec l’émergence de ses nouveaux talents…), mais il est lui aussi soumis à des métamorphoses dantesques, menaçantes, dont la pandémie mondiale est sans nul doute un accélérateur. Tandis que les mesures sanitaires pénalisent durement toute l’économie du cinéma (de façon injuste et arbitraire, tant les conditions de visionnage des films respectent exemplairement toutes les consignes de sécurité), il appartient plus que jamais aux pouvoirs publics de réguler ces mutations à venir et de préserver tout le biotope à la fois vigoureux et fragile du cinéma.
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