Porté par le minimalisme magnétique d’Antonio de la Torre, un film historique qui mêle l’ampleur du romanesque à une réflexion sur la dissolution d’une existence.
Le jeune cinéma espagnol est radieux. La formule a pris racine au milieu de la décennie passée et chaque année depuis, un nouveau petit phénomène vient inéluctablement raffermir la tendance : La Isla mínima d’Alberto Rodríguez (2014), La Colère d’un homme patient de Raúl Arévalo (2015), Que dios nos perdone (2016) et El Reino (2018) de Rodrigo Sorogoyen.
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Au-delà de l’attrait de ces œuvres pour les formes contemporaines du cinéma de genre américain (True Detective, Se7en, House of Cards et toute la filmographie des frères Coen), un·e observateur·trice remarquera l’autre trait d’union qui relie cette nouvelle vague ibérique.
Un corps et un visage : celui de l’acteur Antonio de la Torre. Combinant dans sa présence étrange l’assurance athlétique du prédateur (les épaules) à la vulnérabilité de l’animal traqué (les yeux), La Torre compose des personnages de témoins impuissants – et en même temps, jamais étonnés – d’un monde qui s’écroule devant leurs yeux.
Derrière les murs de sa propre maison, l’homme attend. Il y restera trente-trois ans
Si jusqu’ici la filmographie de l’acteur se déployait presque exclusivement au sein de thrillers racés et nerveux, Une vie secrète épouse les traits du grand feuilleton romanesque. Nous sommes en Espagne en 1936 et, pour fuir l’arrivée des troupes franquistes, Higinio, militant républicain, se terre avec l’aide de sa femme Rosa dans un trou caché de sa maison.
Tandis que Rosa feint auprès du village et des autorités de reprendre une nouvelle vie sans son amant disparu, l’homme attend. Niché derrière les murs de sa propre maison, il regarde sa vie reprendre sans lui. Bientôt, le trou devient sa tombe, Higinio, un fantôme. Il y restera trente-trois ans.
Ni héros de guerre, ni déserteur
Adaptée de l’histoire vraie hallucinante d’une “taupe” sous Franco, Une vie secrète parvient habilement à joindre la matière théorique de son argument à ce grand geste romanesque qu’est de raconter une vie qui passe. Une existence ici racontée en huis clos, depuis le point de vue d’un voyeur immobile, relayé derrière l’écran de sa propre vie. Particulièrement inventive sur la question du hors-champ, la mise en scène à trois d’Aitor Arregi, Jon Garaño et José Mari Goenaga exploite admirablement ce dispositif tout en le tordant suffisamment pour qu’il ne tourne jamais à vide sur près de deux heures trente.
Là où le film émeut particulièrement, c’est dans sa manière de dévisager son protagoniste, ni comme un héros de guerre, ni comme un déserteur, mais comme une âme dérobée, incapable de reprendre le cours normal de son existence. Qui de mieux alors pour incarner cette âme que le minimalisme d’Antonio de la Torre, se tenant comme un bloc de granit qui petit à petit se désagrège face au temps, saisi par ce sentiment sûrement étranger pour personne : celui d’observer, depuis le quai, le train de son existence filer.
Un vie secrète d’Aitor Arregi, Jon Garaño et José Mari Goenaga, avec Antonio de la Torre (Esp., Fr., 22019, 2h 27)
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