Un prof de philo perd ses repères au milieu des triangles pièges de la séduction. Encore, ou la rencontre réussie entre Bonitzer, théoricien redoutable passant à l’acte, et Berroyer, étonnant acteur tragi-comique. Quand on s’appelle Pascal Bonitzer, qu’on est scénariste de son état (Allio, Téchiné, Rivette, Ruiz, voire Jacques Deray), ex-critique des Cahiers du cinéma, […]
Un prof de philo perd ses repères au milieu des triangles pièges de la séduction. Encore, ou la rencontre réussie entre Bonitzer, théoricien redoutable passant à l’acte, et Berroyer, étonnant acteur tragi-comique.
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Quand on s’appelle Pascal Bonitzer, qu’on est scénariste de son état (Allio, Téchiné, Rivette, Ruiz, voire Jacques Deray), ex-critique des Cahiers du cinéma, peu connu pour son indulgence, prof à la Femis, auteur d’une somme sur Eric Rohmer et théoricien tout terrain ah, cette défense de Pulp fiction dans le n° 13 de Trafic ! , quand on jouit d’une solide réputation d’emmerdeur patenté et de réducteur de têtes, on a eu tout le temps de se faire des ennemis, nombreux et déterminés. Et quand on a « l’outrecuidance » de passer enfin à la réalisation, ceux-là se frottent les mains dans l’attente de la chute annoncée du grand imprécateur. En plus, comme si tout cela ne suffisait pas à le disqualifier, le dénommé Bonitzer s’acoquine avec Jackie Berroyer plus connu pour ses gentilles bouffonneries de Nulle part ailleurs que pour ses analyses subtiles du génie de XTC et tente l’alliance monstrueuse du cinéma étiqueté « 100 % pur auteur » et de l’humour Canal+. Alors, le bruit des couteaux qu’on affûte tient lieu de rumeur. Que les oiseaux de mauvais augure s’apprêtent à remâcher leur amertume, Encore est une réussite et Jackie du standard y est grandiose.
Dès le début et même avant, puisque les premiers mots sont prononcés pendant le générique , Bonitzer se place dans une tradition bien précise. Pour aller vite, celle, très française, qui privilégie le discours, étudie ses pièges et ses articulations, recense les dits et les non-dits, en fait le moteur de la fiction et le centre du dispositif. C’est justement un dispositif que Bonitzer commence par élaborer : une jeune fille parle, un homme l’écoute, une troisième personne, jeune et fille elle aussi, fait ses choux gras de leur conversation. L’homme est amusé mais guère convaincu par ce que lui dit Florence, la première, à propos du bon usage de la bouffe, alors que Catherine, la seconde, n’en perd pas une miette. Un triangle celui de Lacan (dont l’ombre majestueuse et rigolarde plane sur tout le film), celui de la stéréo, celui de l’amour constitue donc la figure de départ. Pris entre deux feux, perdant un désir pour en gagner aussitôt un autre, l’homme se sert de son interlocutrice pour séduire sa nouvelle auditrice. Certain qu’elle l’écoute et le mate, il fait le malin. Sa parole est détournée de son objet apparent ramener à la raison l’acharnée de la macrobiotique pour redevenir ce qu’elle n’a jamais cessé d’être, un vecteur de séduction. Comme son désir, l’homme il s’appelle Abel Vichac et ne peut être que professeur de philosophie change de place et se lance à l’assaut. En se donnant un faux prénom, Aurore, celui de sa colocataire, Catherine introduit à son tour un triangle virtuel qui, tôt ou tard, finira par se réaliser. D’autant plus que ce Vichac est marié ou tout comme et que l’absente est terriblement présente. L’échange triangulaire va donc se répéter à l’infini, avec une multitude de variantes.
Le ver est dans le fruit, il ne le quittera plus, on va bien s’amuser. Car si Bonitzer est trop intelligent pour refuser la théorie, il est trop bon scénariste pour s’en contenter. Afin de nous prendre à revers, de livrer le film complexe et malicieux qu’on attendait de lui tout en profitant de l’effet de surprise, il a choisi de tirer chaque situation vers la comédie plutôt que vers le drame. Il préfère en rire ça tombe bien, nous aussi.
Si on est trois, il faut bien se mentir, sans cesse. Le triangle tracé, le mensonge le plus vieil effet comique, le plus efficace aussi se chargera de l’animer. Et Vichac ment, tout le temps, au moins par omission. A sa femme d’abord, à qui il dit qu’il s’est fait agresser par « deux pétasses », omettant de préciser qu’il se les ferait bien. Là encore, le discours est soumis à un patient interrogatoire, passé au crible, révélé par la meilleure, la plus meurtrière des armes de vérité : la jalousie. A chaque fois que Vichac ou l’une des femmes qui gravitent autour de lui mentent, le récit progresse, fait un bond jusqu’à un nouveau personnage. Celui qui refuse de relancer le relais fictionnel en est impitoyablement évacué, ou réduit au rang de comparse sans importance, de spectateur muet. Quant à celle qui ne ment jamais (Florence) qui ne s’arrange pas , son intégrité fait peur autant qu’elle fascine. Elle fait (triste) figure d’idéal.
Dans ce système de double sens généralisé, un seul mot, un nom d’arbre ou un prénom de femme, peut servir de carburant narratif. Dans ce travail sur les enchaînements, Bonitzer est imbattable. Chaque scène est à la fois parfaitement autonome et bouclée sur elle-même, segment qui existe tout seul et membre insécable du corps du film. Encore n’est constitué que d’échos déformés et de réponses différées. Bonitzer pose d’abord ses jalons, l’un après l’autre, pour parvenir à emballer la machine.
Mais c’est seulement à la deuxième vision (fortement conseillée) qu’on est frappé par la complexité et la solidité de la structure. De prime abord, on rit trop pour s’en préoccuper. Surtout que Bonitzer a trouvé en Berroyer l’acteur idéal, le leurre qui empêche la précision de l’architecture scénaristique d’être trop voyante. Par son jeu décalé, il fait exploser le scénar en béton. En bon cinéaste rohmérien, Bonitzer est obsédé par l’idée de maîtrise, par la volonté farouche de la conserver tout en faisant mine de la perdre. Mais la seule présence de Berroyer rend vaine cette tentation du contrôle absolu. Dans ce rôle écrasant, il parvient à jouer parfois simultanément, parfois séparément sur deux registres, le burlesque et le tragique bergmanien, à camper l’amateur de bons mots et le martyr du langage. Alors qu’il s’enferre dans une situation inextricable, son personnage devient le lieu de toutes les tentatives et de toutes les tentations. Héros exemplaire tant il est improbable, il balaie à lui seul le champ des possibles hétérosexuels. Paraphrasant un titre de Berroyer, le film aurait pu s’intituler Portrait intime pour tous.
Dans la chorégraphie du un pas en avant, un pas en arrière, un pas de côté, un pas de deux, Berroyer/Vichac finit par perdre l’équilibre et basculer dans l’inquiétante étrangeté. Et s’il est redoutable pour les figures enchaînées, Bonitzer s’avère aussi un grand cinéaste du basculement, de la perte des appuis et des repères. Comme sa collègue Danièle Dubroux (Vichac est vite borderline), il parvient à suggérer la minceur de la frontière entre la normalité et la folie, à glisser sur le fil du rasoir. Alors que le héros rohmérien ne dépasse jamais les bornes de la décence, Vichac nous gratifie d’un spectaculaire et assez hilarant pétage de plombs. Et puis, chez Rohmer, a-t-on déjà vu des Chinois envahir Noirmoutier ? En fait, ce type de complot serait plutôt rivettien. Mais que Bonitzer se rassure, il est bien plus qu’un ersatz et son film n’est pas un devoir de bon élève. Encore ne peut être ponctué que d’un point d’exclamation.
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