[25 ans d’Inrockuptibles hebdo] En août 2010, nous partons à la rencontre du cinéaste thaïlandais, tout juste auréolé d’une Palme d’or pour Oncle Boonmee. Une invitation dans son cocon thaïlandais au bord de la jungle, pour parler des fantômes, de la vie dans la nature et de la guerre civile qui déchire son pays.
C’est à Chiang Maï, au nord-ouest de la Thaïlande que nous retrouvons le cinéaste. Depuis quelques années, il a choisi de quitter Bangkok pour vivre dans cette grande ville de province plus calme où la densité de temples au mètre carré atteste de l’intensité de la vie spirituelle. “Je me sentais de plus en plus mal à Bangkok. La ville était en train de me transformer. Je devenais anxieux et agressif. Quand je conduisais, par exemple, j’étais pris de grandes colères. J’avais besoin d’une vie plus pacifique, à proximité de la nature.”
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Cette proximité avec la nature, il l’a trouvée à quelques dizaines de kilomètres du centre de Chiang Maï, dans une petite maison essentiellement en bois, avec une grande terrasse où l’on pourrait croire qu’a été tournée la grande scène de dîner avec fantômes d’Oncle Boonmee.
Au pied de la maison s’étend un terrain riche d’une végétation tropicale débridée, bordant un étang où fourmillent quelques centaines de poissons, dont un gros poisson-chat qu’Apichatpong et son compagnon nourrissent quotidiennement. De l’autre côté de l’étang, une minuscule hutte fait office de chambre d’amis. “Le toit est en réparation, sinon vous auriez dormi là.”
Comme la hutte donne directement sur la jungle qui cerne la maison et s’étend jusqu’aux montagnes, et que de la terrasse on entend déjà l’incessant remue-ménage des animaux tropicaux (insectes, oiseaux, fauves peut-être, singes sûrement et toutes sortes d’esprits déchaînés réincarnés dans les animaux de la forêt), on n’est pas mécontent de résider plutôt dans un hôtel au centre de Chiang Maï.
“La jungle est pour moi le lieu de la plus intense spiritualité”
La jungle, c’est un des motifs essentiels du cinéma de Weerasethakul : le lieu où se libèrent les pulsions (sexuelles, meurtrières) les plus violentes dans Tropical Malady ; celui au contraire à proximité duquel l’oncle Boonmee, sorti de l’hôpital pour vivre son agonie, trouve un peu d’apaisement et revoit tous les gens qu’il a aimés et qui sont morts revenir sous d’autres formes (parfois animales). Syndromes and a Century était même construit comme un diptyque : une première partie, voluptueuse et suave, dans la jungle ; une seconde, anguleuse et glaçante, dans le monde urbain en béton.
La jungle est-elle pour lui le seul berceau d’une possible vie spirituelle ? “La jungle est pour moi le lieu de la plus intense spiritualité. Tout simplement parce que c’est l’endroit où cohabite le plus grand nombre de formes de vie. Contrairement aux villes, tout est vivant dans la jungle. C’est donc logique que les esprits préfèrent s’y installer.”
Par moments, ce jeune intellectuel cultivé tient des propos propres à heurter le bon sens cartésien occidental. De sa petite voix très douce, presque enfantine, il reprend : “J’en ai beaucoup parlé avec des paysans d’un certain âge vivant dans la région où a été tourné Oncle Boonmee.
Ils me disaient que lorsqu’ils étaient très jeunes, les esprits étaient beaucoup plus présents parmi les hommes. Les fantômes se manifestaient davantage. Maintenant, même dans les zones rurales, ils se cachent, préfèrent se réfugier dans la jungle. Lentement, les fantômes disparaissent. Même si c’est vrai qu’en Thaïlande, nous en avons encore beaucoup plus que dans d’autres pays.”
“Le fantôme est le corps cinématographique par excellence”
On lui demande si son attrait pour les fantômes est vraiment de l’ordre de la croyance, s’il ne s’agit pas plutôt d’une fascination esthétique. “Je ne sais pas si je crois vraiment aux fantômes. Mais en tout cas, j’ai choisi de penser que leur existence était de l’ordre du possible. Si la présence des fantômes est pour moi une telle source d’inspiration, c’est avant tout, je crois, pour des raisons nostalgiques.”
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Chez Weerasethakul, les formes s’enracinent d’abord dans une expérience sensible, où les frayeurs comme les exultations enfantines sont restituées avec une fraîcheur inentamée. Mais elles participent aussi d’un discours très construit, rompu à la théorie et au commentaire. “Par ailleurs, le fantôme est un bon motif pour le cinéma. Il pose la question de l’illusion, qui est au centre du processus cinématographique, et celle de la croyance. Le fantôme est le corps cinématographique par excellence. Et puis, il aborde la question de la mémoire, qui me passionne par-dessus tout.”
Terre utopique
Le deuxième jour de notre visite, il nous emmène visiter The Land, un terrain autour d’une rizière près de Chiang Maï, investi il y a une dizaine d’années par des artistes. Rirkrit Tiravanija (figure de proue de ce que la critique a appelé l’esthétique relationnelle et dont le plus fameux fait d’arme est d’avoir conçu des dîners dans des galeries comme des happenings) y a construit une maison sur pilotis ; Philippe Parreno et l’architecte François Roche, une centrale électrique fonctionnant grâce à l’énergie de buffle.
Apichatpong n’a pas participé à cette aventure collective visant à inventer une terre utopique. Mais par cette scène, articulée autour de la maison de production Anna Sanders, il a rencontré Charles de Meaux, qui devient dès son premier long métrage son producteur français et participe à tous ses projets, y compris ses installations pour les musées (comme l’an dernier, l’exposition Primitive au musée d’Art moderne de la Ville de Paris). Depuis deux films, Apichatpong est associé à deux producteurs anglais, Simon Field et Keith Griffiths. Son travail ne bénéficie quasiment d’aucun argent thaïlandais.
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>> A lire aussi : Apichatpong Weerasethakul, un cinéaste de rêves
Pour l’industrie du cinéma de son pays, Weerasethakul occupe une position bizarre. Financé ailleurs, il est en partie extérieur. Mais cette extériorité, combinée à la reconnaissance sans équivalent acquise dans les festivals internationaux, lui confère un vrai prestige et une certaine autorité. Dont il use largement, puisqu’il s’est impliqué ces dernières années dans plusieurs causes liées à la politique culturelle.
https://www.youtube.com/watch?v=pYgWFKWL1SE
Il a d’abord pris la tête d’un collectif, Free Thai Cinema (FTC), luttant contre le fonctionnement de la censure, dépendant directement du département de police. FTC a obtenu la mise en place d’une autre instance, issue de la culture, assouplissant les interdictions.
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Corruption et assassinats politiques
Plus largement, l’histoire politique de la Thaïlande affleure dans son cinéma, et plus particulièrement dans Oncle Boonmee, où, parmi tous les fantômes qui le hantent, le personnage principal parle de tous ces communistes qu’il a dû assassiner lorsqu’il était militaire dans les années 1970. “Il y a une citation célèbre d’un moine qui avait déclaré à cette époque que tuer des communistes, comme cela a été le cas de façon massive au nord de la Thaïlande, n’était pas un péché”, se souvient le cinéaste.
Tandis qu’il se rendait à Cannes pour Oncle Boonmee, la Thaïlande était à nouveau livrée à de sanglants affrontements entre les chemises jaunes, tenant de l’actuel gouvernement, et ses opposants, les chemises rouges.
“Je ne suis solidaire d’aucun de ces deux partis gouvernementaux. Mais sommé par les médias de prendre position, j’ai désavoué la façon dont les opérations militaires étaient responsables de la mort de manifestants. J’ai aussi dit que l’ancien Premier ministre, Thaksin, accusé de corruption et soutenu par les rouges, devait être entendu devant une cour.
Les médias monarchistes m’ont alors accusé de chercher à le défendre. La liberté de parole est assez restreinte sur ces questions. Beaucoup de blogs et de sites en Thaïlande ont été censurés. Aujourd’hui, les choses semblent plus calmes. Mais ce ne sont que des apparences. La conciliation est moins effective qu’elle n’en a l’air.”
“Si vous encontrez Chiara Mastroianni, dites-lui que je l’adore”
Lorsqu’il parle de la situation politique de la Thaïlande, de la corruption, de la violence militaire, le cinéaste trahit un certain découragement. Il songe parfois à s’installer à l’étranger, aime beaucoup par exemple le Portugal, n’envisage pas de retourner vivre aux Etats-Unis.
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Il ne s’imagine pourtant pas tourner à l’étranger. “J’ai besoin d’être immergé dans mon petit monde pour trouver l’inspiration. Seuls les paysages de Thaïlande m’inspirent. Je pourrais vivre à l’étranger et revenir tourner en Thaïlande, mais je ne trouve pas ça bien moralement. J’aurais l’impression de profiter de mes avantages, d’utiliser le pays sans en affronter les inconvénients.”
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Il confesse qu’il y a une actrice occidentale avec qui il rêverait de tourner, c’est Chiara Mastroianni. “Je l’ai découverte dans La Lettre de Manoel de Oliveira. Le film est magnifique et elle y est magnifique. J’aimerais beaucoup écrire pour elle.” Et il ajoute, de façon presque timide : “Si un jour vous la rencontrez, dites-lui que je l’adore.”
Retrouvez l’intégralité de l’article dans le n° 769 d’août 2010
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