C’est le premier événement de la rentrée cinéma : la Palme d’or « Oncle Boonmee »… d’Apichatpong Weerasethakul. Rencontre dans son cocon thaïlandais au bord de la jungle, pour parler des fantômes, de la vie dans la nature et de la guerre civile qui déchire son pays.
Passé 20 ans, il quitte la Thaïlande pour étudier plusieurs années en école d’art à Chicago. Jusque-là, sa fascination allait surtout au cinéma de genre et à la culture populaire thailandais. A Chicago, il découvre le cinéma d’auteur asiatique contemporain auquel il n’avait pas accès en Thaïlande. « Les films de Tsai Ming-liang et de Hou Hsiao-hsien ont été de vrais chocs : Le Maître de marionnettes, La Cité des douleurs pour HHH, La Rivière, Goodbye Dragon Inn pour TML… Je me sens connecté émotionnellement à leurs films. Mon lien aux cinéastes occidentaux est plus formel, plus intellectuel. » Parmi ceux-là, Apichatpong cite Belá Tarr, Jacques Rivette, Abbas Kiarostami.
A sa sortie de l’école de Chicago, Apichatpong fréquente les milieux de l’art contemporain thaïlandais et profite d’une connexion entre un de ses plus prestigieux acteurs, Rirkrit Tiravanija, et la jeune scène artistique français : Philippe Parreno, Pierre Huyghe, Dominique Gonzalez-Foerster… Le deuxième jour de notre visite, il nous emmène d’ailleurs visiter The Land, un terrain autour d’une rizière près de Chiang Maï, investi il y a une dizaine d’années par ses artistes. Rirkrit Tiravanija (figure de proue de ce que la critique a appelé l’esthétique relationnelle et dont le plus fameux fait d’arme est d’avoir conçu des dîners dans des galeries comme des happenings) y a construit une maison sur pilotis ; Philippe Parreno et l’architecte François Roche, une centrale électrique fonctionnant grâce à l’énergie de buffle.
Apichatpong n’a pas participé à cette aventure collective visant à inventer une terre utopique. Mais par cette scène, articulée autour de la maison de production Anna Sanders, il a rencontré Charles de Meaux, qui devient dès son premier long métrage son producteur français et participe à tous ses projets, y compris ses installations pour les musées (comme l’an dernier, l’exposition Primitive au musée d’Art moderne de la Ville de Paris).
Depuis deux films, Apichatpong est associé à deux producteurs anglais, Simon Field et Keith Griffiths. Son travail ne bénéficie quasiment d’aucun argent thaïlandais. D’ailleurs, il est assez peu visible dans son pays. Oncle Boonmee est sorti au début de l’été dans seulement une salle à Bangkok (et aucune en dehors). Une seule copie a été tirée, qui fera la tournée de province une ville après l’autre. Dans cette minuscule combinaison, le film fait salle comble depuis quinze jours. Le cinéaste pense qu’il réunira près de 5 000 spectateurs en fin de carrière, ce qui constituera son plus grand succès. En France, Tropical Malady avait fait quatre fois plus d’entrées et les espérances d’Oncle Boonmee, grâce à la Palme, sont très supérieures. Pour l’industrie du cinéma de son pays, Weerasethakul occupe une position bizarre. Financé ailleurs, il est en partie extérieur. Mais cette extériorité, combinée à la reconnaissance sans équivalent acquise dans les festivals internationaux, lui confère un vrai prestige et une certaine autorité. Dont il use largement, puisqu’il s’est impliqué ces dernières années dans plusieurs causes liées à la politique culturelle.
Il a d’abord pris la tête d’un collectif, Free Thai Cinema (FTC), luttant contre le fonctionnement de la censure, dépendant directement du département de police. FTC a obtenu la mise en place d’une autre instance, issue de la culture, assouplissant les interdictions. Oncle Boonmee est d’ailleurs « seulement » assorti d’une interdiction aux moins de 15 ans, là où Blissfully Yours et Syndromes and a Century, jugés obscènes ou blasphématoires, avaient dû subir des coupes. Par la suite, le collectif s’est beaucoup employé à contester le mode d’attribution d’une subvention gouvernementale pour le cinéma thaïlandais, dont le tiers du budget avait été attribué à un seul film, une fresque historique réalisée par le prince Chatrichalerm Yukol, gloire nationale membre de la famille royale. A la suite de l’agitation dont Apichatpong s’est fait le porte-parole, la subvention a été répartie de façon plus égalitaire.
Plus largement, l’histoire politique de la Thaïlande affleure dans son cinéma, et plus particulièrement dans Oncle Boonmee, où, parmi tous les fantômes qui le hantent, le personnage principal parle de tous ces communistes qu’il a dû assassiner lorsqu’il était militaire dans les années 1970. « Il y a une citation célèbre d’un moine qui avait déclaré à cette époque que tuer des communistes, comme cela a été le cas de façon massive au nord de la Thaïlande, n’était pas un péché », se souvient le cinéaste.
Tandis qu’il se rendait à Cannes pour Oncle Boonmee, la Thaïlande était à nouveau livrée à de sanglants affrontements entre les chemises jaunes, tenant de l’actuel gouvernement, et ses opposants, les chemises rouges.
« Je ne suis solidaire d’aucun de ces deux partis gouvernementaux. Mais sommé par les médias de prendre position, j’ai désavoué la façon dont les opérations militaires étaient responsables de la mort de manifestants. J’ai aussi dit que l’ancien Premier ministre, Thaksin, accusé de corruption et soutenu par les rouges, devait être entendu devant une cour. Les médias monarchistes m’ont alors accusé de chercher à le défendre. La liberté de parole est assez restreinte sur ces questions. Beaucoup de blogs et de sites en Thaïlande ont été censurés. Aujourd’hui, les choses semblent plus calmes. Mais ce ne sont que des apparences. La conciliation est moins effective qu’elle n’en a l’air. »
Lorsqu’il parle de la situation politique de la Thaïlande, de la corruption, de la violence militaire, le cinéaste trahit un certain découragement.
Il songe parfois à s’installer à l’étranger, aime beaucoup par exemple le Portugal, n’envisage pas de retourner vivre aux Etats-Unis. Même si le cinéma hollywoodien l’intéresse beaucoup. « J’aime beaucoup Shyamalan, La Jeune Fille et l’eau, Le Village, Phénomènes… Et puis les films catastrophes. 2012 m’intéresse beaucoup, mais je l’aimerais davantage s’il n’était pas aussi ostentatoirement proaméricain. Ce qui est fort dans les films hollywoodiens, c’est qu’on y voit à quoi ressemblera le cinéma de demain. »
Il ne s’imagine pourtant pas tourner à l’étranger. « J’ai besoin d’être immergé dans mon petit monde pour trouver l’inspiration. Seuls les paysages de Thaïlande m’inspirent. Je pourrais vivre à l’étranger et revenir tourner en Thaïlande, mais je ne trouve pas ça bien moralement. J’aurais l’impression de profiter de mes avantages, d’utiliser le pays sans en affronter les inconvénients. » Il imagine en revanche tourner dans son pays avec des acteurs étrangers. « Tilda Swinton a exprimé son désir de travailler avec moi. Elle avait envie de faire un film très familial, que puissent voir ses enfants. Ce n’était pas du tout dans mes intentions. Je lui ai dit que j’imaginais au contraire une histoire très sombre autour d’elle en Thaïlande. Elle m’a finalement dit : « OK. A toi de jouer. » Elle est très sympathique et amusante. »
Sa connaissance du cinéma européen est lacunaire et sa fonction de juré à Cannes en 2008 lui a permis de découvrir le travail de cinéastes dont il ignorait tout. Ses deux films préférés cette année-là n’ont pas été retenus au palmarès : La Femme sans tête de Lucrecia Martel et surtout La Frontière de l’aube, « que j’étais presque le seul à défendre, avec une actrice française du jury, Jeanne Balibar ». Encore un film de fantômes.
Enfin, il confesse qu’il y a une actrice occidentale avec qui il rêverait de tourner, c’est Chiara Mastroianni. « Je l’ai découverte dans La Lettre de Manoel de Oliveira. Le film est magnifique et elle y est magnifique. J’aimerais beaucoup écrire pour elle. » Et il ajoute, de façon presque timide : « Si un jour vous la rencontrez, dites-lui que je l’adore. »
Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures d’Apichatpong Weerasethakul (Th., Fr., G.-B., All., Esp., P.-B., 2010, 1h54). En salle le 1er septembre (critique la semaine prochaine).