C’est le premier événement de la rentrée cinéma : la Palme d’or « Oncle Boonmee »… d’Apichatpong Weerasethakul. Rencontre dans son cocon thaïlandais au bord de la jungle, pour parler des fantômes, de la vie dans la nature et de la guerre civile qui déchire son pays.
La Palme de la joie. Voilà ce qu’on pourrait rétorquer aux médias qui, en mai dernier, titraient “La palme de l’ennui” au lendemain du sacre cannois du film d’Apichatpong Weerasethakul. La joie, c’est d’abord celle, toute simple, de voir pour une fois son goût personnel en accord avec un palmarès qui par le passé a souvent négligé les films qui nous paraissaient les plus beaux et les plus importants de la sélection. La diplomatie complexe des délibérations, les tractations entre les choix personnels des différents jurés, aboutissent souvent à des moyens termes qui laissent peu de chance aux propositions les plus audacieuses et singulières. Cette année, avec Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, c’est bel et bien le film le plus neuf, le plus original qui l’a emporté, celui qui déplace et remet à jour les critères communs d’un grand film contemporain.
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La joie, c’est aussi celle, pour ceux qui avaient suivi l’ascension par paliers de ce cinéaste, de voir une oeuvre majeure remporter soudainement une reconnaissance plus large. Car contrairement à ce que voulait faire croire l’arrière-garde qui s’indignait de voir la Palme d’or remportée par un Thaïlandais inconnu dont on décrétait non sans goujaterie le nom imprononçable, Apichatpong Weerasethakul a derrière lui une oeuvre impressionnante, dont certains jalons avaient déjà suscité un vrai engouement.
D’abord, Blissfully Yours, son deuxième long métrage (prix Un certain regard à Cannes en 2002), chronique suave de quelques heures dans la vie d’un clandestin birman en Thaïlande du Nord, trêve idyllique et sexuelle dans une nature édénique, entre ciel, rivière et sous-bois ombragés. Dans ce chant du monde extatique, le temps se suspendait pour révéler un incessant murmure des choses, relier les corps et les végétaux pris dans une même trame cosmique et frémissante.
Puis coup d’éclat suivant, Tropical Malady, en compétition officielle cannoise en 2004 et déjà sacré d’un prometteur Prix du jury. Le film contracte deux temps d’une passion amoureuse : d’abord l’idylle sans nuage qui suit la rencontre de deux garçons succombant au coup de foudre ; puis, après une bascule dans l’univers de légendes ancestrales, une saisissante chasse dans la jungle où les deux amants deviennent qui le chasseur, qui la proie, avant un dénouement avec métamorphose en fauve et dévoration carnivore.
Un goût de l’étrange et de l’onirisme
Dans les deux films (mais aussi dans le premier, Mysterious Object at Noon, ou celui, le plus étrange de tous, qui suit Tropical Malady, Syndromes and a Century), le cinéaste affirme un sens de la surprise, une alternance entre les scènes déambulatoires de pure contemplation et de brutales accélérations de la fiction soudainement propulsée à la hauteur du mythe et des contes, absolument inouïs. C’est dire si Apichatpong Weerasethakul ne tombait pas du ciel lorsque le jury de Tim Burton lui a attribué sa Palme. Une décision qui a pris beaucoup de monde par surprise, y compris les fans du cinéaste américain, mais qui tout bien réfléchi ne manque pas d’une certaine logique. Car même si, de par sa place au sommet de l’industrie du divertissement, le cinéma de Tim Burton peut sembler très loin de ce cinéma pour salles d’art et d’essai, il y a chez Weerasethakul un goût de l’étrange, de l’onirisme, des trucages bricolés et archaïques qui n’est pas sans rapport avec les premières amours du cinéaste d’Ed Wood, sa passion pour les séries B fantastiques fauchées et l’arte povera du cinéma de genre.
Enfin, dernière raison de se réjouir de cette Palme, passée l’irritation de voir le conservatisme s’exprimer dans les organes majoritaires tout en se constituant comme une forteresse assiégée par les supposés assauts de l’élitisme, il est plaisant et sain que le cinéma puisse générer des polémiques aussi vives et continue d’agiter le débat public. De cette minibataille d’Hernani dans les médias français, le cinéaste n’a eu que très peu d’échos : « Je ne savais pas qu’une partie de la presse française s’était scandalisée de ce prix. On me protège beaucoup apparemment. Et c’est bien ou pas pour le film ? »
C’est à Chiang Maï, au nord-ouest de la Thaïlande que le cinéaste nous fait part de cette interrogation. Depuis quelques années, il a choisi de quitter Bangkok pour vivre dans cette grande ville de province plus calme où la densité de temples au mètre carré atteste de l’intensité de la vie spirituelle. « Je me sentais de plus en plus mal à Bangkok. La ville était en train de me transformer. Je devenais anxieux et agressif. Quand je conduisais, par exemple, j’étais pris de grandes colères. J’avais besoin d’une vie plus pacifique, à proximité de la nature. »
Cette proximité avec la nature, il l’a trouvée à quelques dizaines de kilomètres du centre de Chiang Maï, dans une petite maison essentiellement en bois, avec une grande terrasse où l’on pourrait croire qu’a été tournée la grande scène de dîner avec fantômes d’Oncle Boonmee. Au pied de la maison s’étend un terrain riche d’une végétation tropicale débridée, bordant un étang où fourmillent quelques centaines de poissons, dont un gros poisson-chat qu’Apichatpong et son compagnon nourrissent quotidiennement. De l’autre côté de l’étang, une minuscule hutte fait office de chambre d’amis. « Le toit est en réparation, sinon vous auriez dormi là. »
Comme la hutte donne directement sur la jungle qui cerne la maison et s’étend jusqu’aux montagnes, et que de la terrasse on entend déjà l’incessant remue-ménage des animaux tropicaux (insectes, oiseaux, fauves peut-être, singes sûrement et toutes sortes d’esprits déchaînés réincarnés dans les animaux de la forêt), on n’est pas mécontent de résider plutôt dans un hôtel au centre de Chiang Maï.
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