Une traque amoureuse dans la nuit strasbourgeoise, un chantier
dans le vieux Barcelone : deux films d’une éclatante révélation
du cinéma espagnol.
(texte commun à En construcción)
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La sortie concomitante de Dans la ville de Sylvia et En construcción de José Luis Guerin est une révélation. Un grand cinéaste espagnol est né. Les deux films sont proches par leur sujet, leur traitement et leur ton, mais on peut préférer Dans la ville de Sylvia pour son caractère énigmatique, romanesque et sensuel. Cela n’empêche pas En construcción, œuvre antérieure (2001), d’être une formidable vue en coupe d’une grande ville, Barcelone, au moment du démantèlement de son légendaire Barrio Chino (“quartier chinois”, expression qui désigne en général le secteur réservé à la prostitution dans les villes espagnoles) pour laisser place à une aire propre et nette d’immeubles modernes englobés dans le faubourg d’El Raval.
Ravalement de façade donc, pour Barcelone, qui par la même occasion voit la disparition d’un peuple grouillant et chaleureux, dont le film observe quelques inimitables spécimens. Dans un sens, on n’est pas très loin de l’ambiance de Dans la chambre de Vanda de Pedro Costa, décrivant un contexte similaire, le quartier capverdien de Lisbonne, Fontainhas, au moment où il est également la proie d’une sauvage épuration/rénovation urbaine. Certains personnages sont proches de Vanda, notamment le jeune couple de squatteurs, dont la survie est assurée par les passes de la fille, car son compagnon, immature, ne se décide pas à chercher un travail.
Mais En construcción est moins dramatique que le film de Costa, ne serait-ce que par son titre, annonçant une renaissance, à laquelle participent à leur manière les ouvriers philosophes travaillant sur un chantier d’immeuble. Ce qui caractérise le cinéma de Guerin n’est pas tant son don évident pour gommer les frontières entre documentaire et fiction, entre acteurs professionnels, figurants et simples badauds, qu’une forte conscience de l’urbanité, non seulement comme cadre de vie humain, social, mais aussi comme structure spatiale (et mentale). En construcción, comme son titre le suggère, est une réflexion sur la verticalité, le haut et le bas, induite par l’édification d’un bâtiment.
Quant à Dans la ville de Sylvia, tourné entièrement à Strasbourg, il est au contraire fondé sur la latéralité, l’horizontalité, signifiés par le cheminement incessant du héros, un bel artiste romantique à l’allure XIXe siècle (rappelant un peu un autoportrait de Courbet) transposée à notre époque, et les travellings au steadycam à travers le lacis des venelles de la vieille ville. Si En construcción est une œuvre diffractée, une marqueterie de lieux et de gens, Dans la ville de Sylvia est un continuum, une œuvre limpide et linéaire, un jeu de l’oie excentrique et labyrinthique à travers la capitale alsacienne, où le héros sans nom suit très longuement une étudiante espagnole qu’il prend pour Sylvie (il n’est curieusement pas question d’une Sylvia), jeune fille qu’il a rencontrée il y a quelques années.
La plus belle partie du film, la plus excitante, est cette filature hitchcockienne pleine de suspense, de faux-semblants et de rebondissements. Elle rappelle des séquences célèbres de Vertigo et de son clone postmoderne Body Double, en faisant ressortir la dimension sensuelle et animale de la traque amoureuse d’une femme par un homme. La plus-value de Dans la ville de Sylvia réside dans ce filmage à fleur de peaux et de visages qui, au-delà du cadre urbain omniprésent et structurant, fait éclater la beauté des êtres caressés par la caméra.
On se demande comment Guerin arrive à magnifier aussi systématiquement la gent féminine (mais aussi masculine). Est-ce dû à l’emploi de longues focales, à la souplesse des mouvements de caméra, à la couleur ? On ne se l’explique pas, c’est médusant. Voir la scène du bar de nuit, où les clients se mettent à se trémousser sur l’air de Heart of Glass de Blondie, pendant qu’un groupe de jeunes gothiques, cheveux et maquillage noirs, restent parfaitement immobiles, telles des panthères. Parfait analyste de la chose urbaine, Guerin révèle la grâce animale des humains. Il ne faudrait pas passer à côté de ce film, dont le minimalisme narratif a pour corollaire une insondable splendeur.
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