World company. Afin de se venger de leurs défaites intimes, deux cadres supérieurs décident de manipuler sentimentalement une de leurs collègues pour la faire souffrir. Sur cette trame de vaudeville cruel, En compagnie des hommes invite à réfléchir sur la notion de masculinité mais parle en contrebande du monde du travail et de la standardisation […]
World company. Afin de se venger de leurs défaites intimes, deux cadres supérieurs décident de manipuler sentimentalement une de leurs collègues pour la faire souffrir. Sur cette trame de vaudeville cruel, En compagnie des hommes invite à réfléchir sur la notion de masculinité mais parle en contrebande du monde du travail et de la standardisation de la vie moderne. Un premier film percutant de Neil Labute.
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Au Festival de Cannes, Neil Labute résumait ainsi son film En compagnie des hommes : « Pour les hommes, c’est une fiction ; pour les femmes, c’est un documentaire. » Quant à l’affiche du film, elle met en avant le slogan suivant : « Fermez les portes. Planquez les dossiers. Prévenez les secrétaires. Les hommes arrivent. » Il serait dommage d’assimiler En compagnie des hommes à quelques phrases-tiroirs, à quelques slogans commercialement pratiques mais forcément réducteurs. Sous ses dehors de petite comédie branchée (et réussie : on rit, mais très jaune), le premier film de Neil Labute est plus profond, sérieux et grave qu’il n’en a l’air.
Tout le monde commence à connaître l’argument de base : deux cadres supérieurs, Chad et Howard, s’ennuient. Surtout, ils vivent mal la pression de leur boulot et les atermoiements de leur vie sentimentale. Un soir, remâchant leur aigreur, profitant d’une mutation de six semaines dans une autre branche de leur société, ils décident d’inventer un jeu : il s’agira de courtiser une jeune femme, puis de la lâcher au summum de la romance truquée afin de la faire souffrir. Un jeu cruel et gratuit qui pourrait évoquer les pratiques libertines des Liaisons dangereuses. « Le modèle de mon scénario est la farce anglaise du début du xviiième siècle, explique Neil Labute, centrée autour de personnages riches et blasés, qui font des choses impensables uniquement parce qu’ils en ont envie. »
Nos deux apprentis manipulateurs de vie humaine jettent donc leur dévolu sur leur proie : ce sera une jolie secrétaire, Christine, séduisante et… sourde. L’infirmité de la fille, sa difficulté à s’exprimer oralement renforcent la sensation de malaise. On demande à Neil Labute s’il a choisi une sourde pour intensifier les situations, pour en faire une super-victime (femme + secrétaire + sourde) : « Les paroles sont les armes de Chad et d’Howard. Christine ne peut les entendre, ce qui en fait une proie plus intéressante. »
En fait, au fur et à mesure du film, on se rendra compte que Christine ne sera pas traitée comme une simple victime, au contraire : elle s’avérera être le personnage le plus complexe, intéressant et sympathique de l’histoire. Une fois la proie choisie, l’horrible jeu commence, ainsi que la partie suspense psychologique du film : la proie va-t-elle se laisser prendre ? Les chasseurs vont-ils tomber amoureux de Christine donc dans le piège de leur manipulation ? Qui ment, qui manipule qui ? Sans rien dévoiler de l’évolution du scénario (ou du méta-scénario mis en oeuvre à l’intérieur de la fiction), on dira juste que Neil Labute ménage plusieurs retournements surprenants et qu’En compagnie des hommes pourrait s’apparenter à un sitcom (prédominance des dialogues, des acteurs et des situations, matériau théâtral…). Mais ce serait un sitcom jamais vu à la télévision, un sitcom d’une cruauté absolue et qui irait jusqu’au bout de ses idées, sans jamais chercher à ménager son audience ou à forcer un happy-end consolateur. Un sitcom qui ne donnerait pas de béquilles morales au spectateur, le laissant libre dans sa réflexion, un sitcom où les méchants seraient séduisants et les bons pas entièrement parfaits. Evidemment, par le choix de certains plans (notamment quand la caméra reste longtemps avec une Christine effondrée), on sait que Labute est du côté de la fille, contre les salauds ; mais la force du film tient en ce qu’un spectateur particulièrement machiste et pervers pourrait très bien s’identifier à Chad et Howard. Labute ne veut pas livrer au spectateur un parcours moral fléché : « Nous vivons dans un monde de cause et d’effet. Au cinéma aussi. Pour beaucoup de spectateurs, il n’est pas juste de voir Chad échapper au châtiment. Mais la vie n’est pas juste… Je me suis dit qu’il ne fallait surtout pas excuser ou expliquer Chad. C’est un sale type, c’est tout ce qu’on doit savoir sur lui. »
A ce stade, il est peut-être temps de parler de la mise en scène du film. L’esthétique d’En compagnie des hommes est simple à décrypter, basée sur un dispositif de récurrence : toutes les séquences du film sont des plans-séquences filmés par une caméra fixe dans leur durée réelle. Une option minimaliste et systématique qui peut d’abord s’expliquer par le passé de Labute, un metteur en scène de théâtre qui après une dizaine de pièces réalise ici son premier film. « Il n’y a pas de travellings compliqués. Je préfère les effets propulsés par l’intrigue. J’aime le jeu des comédiens, j’aime faire de longues prises. J’aime l’idée de m’enfoncer dans mon siège et de regarder ce qui se passe entre les personnages. » Pourtant, ce parti pris théâtral finit par aboutir à un objet-cinéma. Car à cette économie des mouvements et du découpage s’ajoute un choix de lieux confinés et souvent anonymes : essentiellement des bureaux, mais aussi des restaurants, cafétérias, halls d’aéroport… (On ne verra le lieu d’habitation d’un des personnages que vers la fin du film.) La ville, les lieux privés, les rues sont maintenus hors champ mais on sent vaguement leur présence au-delà de l’écran, notamment par le travail sonore. Par contre, ce qu’on sent totalement parce qu’omniprésents sur l’écran, ce sont les lieux de travail : bureaux stérilisés, moquette feutrée, couloirs anonymes, murs gris, fenêtres impersonnelles autant de lieux sans identité, sans géographie, reproductibles à l’infini, à l’image des chemises blanches/cravates portées par nos « héros ».
C’est là où En compagnie des hommes prend une tout autre dimension qu’un simple sitcom sentimental. Le titre original, In the company of men, veut dire « en compagnie des hommes », mais aussi « une société régie par les hommes » ou encore « hommes société anonyme ». Neil Labute ne parle pas seulement des relations entre hommes et femmes, ou des relations humaines en général, mais des effets pervers du monde des multinationales sur les comportements. Ce qui éveille le salopard insensible sommeillant en chaque homme, c’est la guerre économique, ce sont les méga-compagnies qui pressent leurs employés comme des citrons et qui transforment le boulot en situation de guerre. « Dans le monde des affaires, les gens ont tendance à adopter une mentalité d’assiégés. La philosophie des affaires est composée de quelques phrases-clés : « prendre le contrôle, garder ses arrières, foncer », etc. Après des journées de seize heures, il est difficile de changer de rythme et de redevenir un être humain, d’apprécier des maximes telles que « L’amour n’est pas un produit » ou « Perdre n’est pas un crime. »
Par le choix de lieux standardisés, le caractère répétitif des plans-séquences (qui se succèdent comme des produits au bout d’une chaîne de montage), les tonalités grisâtres de la photographie, la mise en scène de Labute est en phase avec son sujet et l’enrichit, renforçant l’idée d’un monde clos, impersonnel, où les hommes ne sont que robots interchangeables. En insistant sur une guerre économique permanente, en développant le potentiel agressif des hommes (à l’extérieur vis-à-vis du marché, à l’intérieur vis-à-vis de l’employé concurrent), en attisant les pires aspects de la masculinité (voir la scène où Chad demande à un collègue hiérarchiquement inférieur de littéralement lui prouver qu’il a des couilles), en prolongeant les heures de travail, en transformant les employés en machines à faire du résultat reproductibles à l’infini, en les mutant d’une région l’autre sans ménagement, en standardisant tous les aspects de la vie, le système libéral marchand érode les liens sociaux, déshumanise les gens et les transforme éventuellement en paquets de testostérone insensibles. Le terme juridique français de « société anonyme » n’a jamais semblé aussi approprié que dans ce film. Voilà ce que montre la mise en scène d’En compagnie des hommes, au-delà de sa situation de comédie sentimentale cruelle. Et s’il ordonne une critique particulièrement subtile et originale des effets du capitalisme sur les comportements quotidiens, Labute laisse au spectateur le soin de la débusquer et d’en décrypter les aboutissants moraux. Le film en est peut-être plus dérangeant, mais aussi beaucoup plus percutant.
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