Une fille rencontre un garçon : deux solitudes vont tenter de se compléter sur fond de carte sociale et sentimentale en voie de décrépitude avancée. Grave mais léger, prenant acte d’une certaine déprime sans jamais la laisser gagner, c’est En avoir (ou pas), le premier film gaiement mélancolique de Laetitia Masson, jeune cinéaste qui se rêvait pourtant star du rock’n’roll.
Boulogne-sur-Mer : Alice, 26 ans, est licenciée par son entreprise de poisson-nerie. Pas la joie sur ce bout de littoral oublié. Alice traîne sa grande carcasse et son spleen entre ses parents qui ne comprennent pas, les entretiens d’embauché qui ne débouchent que sur les petites humiliations ordinaires, les rêves bloqués, la grisaille du temps et des HLM, l’odeur de poiscaille qui colle à la peau comme un goût de défaite trop prégnant… Ce Boulogne-là, on n’aurait même pas envie de s’y arrêter deux minutes, malgré son ciel ouvert et son bord de mer : plutôt une prison, comme le laissera entendre Alice (superbe Sandrine Kiberlain au charme peu ordinaire).
Lyon : une grande ville, pas un bled paumé. Mais pour Bruno (Arnaud Giovaninetti), Lyon, Boulogne ou Romorantin, C’est égal. Ouvrier de chantier, Bruno ne pointe pas à l’ANPE : n’empêche, il est seul, déprimé, embourbé dans sa solitude et sa déprime. Il vient de rompre pour avoir confondu sexe et sentiment, s’évanouit en plein match de foot, traîne sa misère dans les rues et les bistrots, encombré de lui-même. Boulogne, Lyon, Alice, Bruno : des individus, des lieux précis, des histoires personnelles, mais qui traduisent aussi bien un certain état de la jeunesse dans la France de 95, l’horizon bas et lourd d’une génération née avec cette satanée crise qui dure depuis 73. Pour autant, ne pas aller imaginer qu’En avoir (ou pas) ressemble à un dossier pour le ministère de la Solidarité entre les générations. Ce qui intéresse Laetitia Masson, c’est le lien entre l’intime et le monde extérieur, le n’ud de connexions inextricables entre les sentiments et le social.
« Je ne pense pas que l’on soit amoureux de la même manière si on a du travail ou si on n’en a pas, si on est riche ou si on est pauvre », déclare la cinéaste. Comme dans un film de Lelouch, les trajectoires séparées d’Alice et de Bruno vont finalement se rencontrer. Rassurons tout le monde, cet élément scénaristique est le seul point commun entre les réalisateurs d’Un Homme et une femme et d’En avoir (ou pas). Loin du romantisme d’artichaut et de l’esthétique pour parfum de luxe de notre Lelouch national, Masson esquive la plupart des poncifs d’une histoire vieille comme le monde : la rencontre d’une fille et d’un garçon. Dans le contexte d’aujourd’hui, nouer une relation semble de plus en plus casse-gueule, l’amour de plus en plus difficile à énoncer, comme si l’instabilité chronique du monde du travail contaminait totalement le terrain sentimental. Alice et Bruno se jettent l’un contre l’autre et se rejettent, comme deux électrons sans repère qui n’arrivent pas à fusionner en molécule. Ce qui les attire et leur fait peur en même temps, c’est de se reconnaître soi- même dans l’autre. L’ouvrier et la chômeuse désirent et craignent le miroir de leurs échecs. Mais l’autre, c’est quand même le salut, l’espoir, une raison de continuer. Et dans un champ social envoie déglaciation, dans cette solitude qui accable de plus en plus et de plus en plus tôt, il est vital de se recomposer une petite cellule de chaleur. Ces poches utérines où l’on est moins seul, ces familles recomposées, ont pris diverses formes dans le cinéma français récent: le petit peuple de Saint-Denis de Douce France, la bande quadragénaire du Perroquet Bleu dans A la vie, à la mort… Ici, le nid provisoire est l’Idéal Hôtel de Joseph (excellent Roschdy Zem),le copain rigolo et bon vivant de Bruno. C’est dans ce lieu de passage anonyme, établissement de seconde catégorie médiocrement décoré, dans ce no man’s land pour VRP fatigués que, paradoxalement, vont se tisser les liens. Va se créer une communauté minimale qui sera aussi celle du film. Vivent donc là Bruno qui ne supporte plus ses quatre murs, son pote Joseph, tenancier du lieu en attendant mieux, la sœur de Joseph qui rêve de changer le monde, Alice, évadée de Boulogne à la recherche d’un emploi, de ses rêves et d’elle-même, et une femme de chambre confidente-témoin pourvue d’un accent régional et d’une santé sans façon plutôt toniques… Occasion de préciser qu’En avoir (ou pas) n’est pas un film tristement triste, mais une œuvre gaiement mélancolique, d’une gravité qui ne s’enlise jamais dans la noirceur nombriliste grâce à un humour récurrent et salvateur. Point commun de toutes ces personnes qui font corps, pour un temps : elles sont toutes en transit, dans un état provisoire, en parenthèses, en équilibre instable sur le fil entre le « en avoir » et le « ou pas ». C’est l’intelligence du film que de laisser le « en » ouvert à tous les possibles. Avoir (ou pas) un boulot, un copain, des rêves, un idéal, du pot, des couilles au cul, du pognac, du désir… Pour Laetitia Masson, « la vraie réponse à Etre ou ne pas être », c’est le titre de son film.
Et puis il y a le foot, cet autre utérus de substitution de la classe ouvrière masculine. Plutôt réticente, Alice a finalement accepté d’accompagner Bruno au stade. Dans la foule qui transite aux guichets de Gerland, Alice est pratiquement la seule fille et on sent bien que la cinéaste suit son héroïne dans un univers qui n’est pas le sien non plus, filmant le stade et le match comme une bulle légèrement surréelle, un espace hors du monde. Plus tard, un ralenti téléfooteux sera filmé comme l’espace mental de Bruno, son rêve inaccessible. Désir qui en vaut d’autres et qui a le mérite d’être éminemment cinégénique.
Le match filmé par Masson oppose Lyon à Lens. Coïncidence ou pas, la dernière (seule) fois qu’un véritable match de D1 était intégré à une fiction, il incluait déjà les « sang et or » de Lens – c’était dans le Passe ton bac d’abord de Pialat. Le Racing Club de Lens trace ainsi un fil ténu entre le chêne tutélaire du cinéma français et En avoir (ou pas). Car même si Laetitia Masson possède une sensibilité et une vision nettement affranchies de l’auteur de L’Enfance nue, on peut inscrire son cinéma dans cette large mouvance post-Pialat où voisineraient également un Cédric Kahn, un – Manuel Poirier, une Laurence Ferreira Barbosa : un réalisme décliné dans toutes ses nuances, une manière d’être proche de ses personnages, d’aller au plus près de la vérité d’une scène et de refuser toute virtuosité ostentatoire. Ce qui ne signifie nullement improvisation ou laisser-aller. S’il ne se traduit pas par des cadrages compliqués ou des travellings acrobatiques, le talent de Laetitia Masson s’apprécie dans la sûreté tranquille avec laquelle elle mène son récit et traite son sujet, sans crête époustouflante certes, mais sans la moindre faute de goût. Comme si elle conduisait un véhicule à vitesse constante, sans à-coups intempestifs, sûre de son rythme et de sa ligne. Avec, en plus, la politesse de laisser aux passagers le choix de la destination finale.
Plus jeune, Laetitia Masson rêvait de devenir star du rock’n’roll: finalement, jolie façon d’enterrer et de transformer ce fantasme adolescent, elle a réalisé un beau film sur le deuil des rêves, émaillé de chansons de Nick Drake et PJ Harvey. On n’y a peut-être pas perdu au change et on sait au moins une chose : Laetitia Masson en a.
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