[25 ans d’Inrockuptibles hebdo] La violence sociale, l’homophobie et les souffrances de l’enfance sont au cœur de leur travail. Entretien croisé en mai 2014 entre le cinéaste Xavier Dolan et l’écrivain Edouard Louis, auteur alors du très remarqué En finir avec Eddy Bellegueule.
Edouard, quelle est votre relation avec le cinéma de Xavier Dolan ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Edouard Louis — J’ai découvert son cinéma avec Les Amours imaginaires. Je vivais encore en province et j’étais tombé un peu par hasard, en marchant, sur l’affiche du film, qui m’avait attiré. Je savais que c’était un film qui traitait du thème de l’amitié, auquel je commençais déjà à m’intéresser via Michel Foucault, et notamment son idée de l’amitié comme mode de vie, de l’amitié comme foyer d’invention de nouveaux types de liens. Ensuite, je me suis précipité sur son premier film, J’ai tué ma mère. Puis j’ai vu les deux suivants jusqu’à Tom à la ferme.
Et vous Xavier, comment avez-vous découvert En finir avec Eddy Bellegueule ?
Xavier Dolan — Un de mes amis m’a offert le livre pour mon anniversaire, en mars dernier. Ce jour-là, le livre faisait justement la une de La Presse, un quotidien de Montréal. J’ai avalé le livre. Ce qui m’a le plus frappé, c’est l’authenticité inimitable des dialogues – j’entends l’expertise de quelqu’un qui depuis toujours écoute les femmes parler. Les hommes aussi, mais les femmes surtout. Le livre illustre leurs pires défauts, leurs frustrations, leur ignorance si je peux me permettre un tel mot, l’absence de volonté, mais aussi la grandeur de leurs rêves mort-nés.
C’est une autobiographie, mais sans aucune victimisation. Et puis j’adore la simplicité, la limpidité du style. Dans mon premier film, je crois qu’il y avait à la fois trop d’ambition et trop de maladresse. Cette combinaison finit souvent par faire le charme des premières œuvres. Mais je ne vois pas ça dans Eddy Bellegueule. Comme si Edouard écrivait depuis toujours.
>> A lire aussi : Xavier Dolan en 2014 : “Je fais des films pour me venger”
E. L. — Merci ! Je voudrais revenir sur le mot “ignorance”. Je pense qu’il ne faut pas hésiter à utiliser des mots comme celui-là, en dépit de leur violence. Et pour moi, Tom à la ferme traite aussi de gens, non pas ignorants mais rendus ignorants. Par leurs conditions de vie, par l’espace d’exclusion dans lequel ils sont tenus, par toutes les logiques d’infériorisation dont ils sont les cibles. Et ne pas le dire reviendrait à ne pas essayer de transformer cet état des choses et du monde. Et puis je voudrais revenir aussi sur le mot “volonté”, un autre mot que tu as utilisé et qui me pose question.
J’ai par exemple conçu Eddy Bellegueule comme une archéologie de la volonté. L’idée était de montrer que la volonté n’est pas quelque chose que l’on a ou que l’on n’a pas. Mais quelque chose de rendu possible ou impossible, dont il faut faire l’histoire. Pourquoi on veut ça et pas autre chose que ce que l’on a, comment on désire… Je vois ça aussi dans Tom à la ferme.
Qu’est-ce qui fait que Francis n’est pas parti de la ferme alors que son jeune frère l’a fait ? Lorsqu’il danse avec Tom, il lui dit : “Tu sais, je pourrais partir…” Mais qu’est-ce qui rend ce projet impossible ? Comprendre ça était un des projets de mon livre et j’ai retrouvé cette préoccupation dans le dernier film de Xavier.
X. D. — Souvent, dans mon enfance, j’ai été confronté à des gens qui auraient pu être ouverts d’esprit, qui auraient pu accepter des modes de vie marginaux. Voire les incorporer dans leur propre manière de vivre. Mais, au final, il y a une meute dans la société. Cette meute, elle régimente les différents modes de vie, les restreint, empêche qu’ils ne se mélangent.
E. L. — Oui, dès que les gens se mettent à rêver ou à se rêver autrement, ils entendent cette meute. Elle est partout. Elle dit : “Mais pour qui tu te prends ?”…
X. D. — … “Redescends sur terre !”
E. L. — Oui, c’est ça, ce sont des rappels à l’ordre et on finit par les incorporer. C’est le cas du personnage de la mère d’Eddy Bellegueule ou de Francis dans Tom…
>> A lire aussi : Les années 2010 vues par Edouard Louis
Lorsque la meute vous persécute, un mécanisme de défense peut-il être de trouver cette place désirable, de consentir à la place de la victime et d’y trouver même une forme de jouissance ?
E. L. — Je ne suis pas sûr qu’il y ait une jouissance à occuper la place de la victime chez Eddy Bellegueule. La première donnée qui l’assigne à rester à cette place, à ne pas se révolter, c’est la peur. C’est la peur qui le conduit à retourner dans le couloir du collège où ses agresseurs le frappent quotidiennement. Parce que s’il ne le fait pas, il a peur de le payer, des représailles.
Et puis Eddy, comme dominé, perpétue sa propre domination, parce qu’elle est inscrite partout dans l’univers où il évolue : dans les gestes, dans les paroles, dans les façons de penser. L’homophobie est tellement omniprésente dans son univers qu’elle lui paraît naturelle. Le cas de Tom, dans le film de Xavier, est peut-être différent. Il est attiré très fortement par Francis, même si ce dernier le maltraite.
X. D. — Absolument. Le personnage d’Edouard est captif d’une société alors que mon personnage cherche une expiation. Parce que, comme souvent dans les deuils, il se sent coupable de la mort du garçon qu’il aimait. En bon judéo-chrétien, il pense que dans la punition il y a une rédemption.
E. L. — L’attirance de Tom pour Francis est peut-être réciproque puisque Francis est de toute évidence homosexuel. Alors que les gars qui frappent Eddy ne sont pas du tout attirés par lui. Ils cherchent juste à l’abjecter pour ce qu’il est. L’idée selon laquelle l’homophobie serait un refoulement de sa propre homosexualité me paraît absurde. Les hommes qui frappent les homosexuels ne sont pas des homosexuels contrariés mais juste des homophobes.
>> A lire aussi : Edouard Louis en 2018 : ”Je ne lâcherai jamais ma honte”
Mais ça se construit, la violence homophobe, non ? Il y a des facteurs de causalité…
X. D. — Oui, mais souvent ces explications tendent à atténuer la responsabilité de l’homophobie. Comme si elle était plus subie que choisie. Dans la vie, on choisit la façon dont on évacue sa propre violence. Moi, par exemple, j’ai beaucoup de violence en moi. Mais je ne tape pas sur la gueule des homosexuels. (rires) Je préfère briser des objets.
L’homosexualité d’Eddy est d’une certaine façon le prétexte. Parce qu’il est efféminé, faible physiquement, il est une proie facile et les autres le choisissent pour ça. Mais s’il n’était pas là, ils choisiraient celui qui boite, celui qui est plus maigre ou plus gros que les autres… Ils ont juste besoin de retourner de la violence sur quelqu’un.
Pensez-vous que l’intensité de l’homophobie varie selon les milieux sociaux ?
E. L. — Je le crois, oui. Il y a des conditions de vie où la violence qui favorise l’homophobie est plus forte. Mais cette violence, je ne l’impute pas à des individus. Quand j’ai publié le livre, beaucoup de gens m’ont dit : “Vous savez, si vous aviez grandi dans un milieu plus favorisé, plus bourgeois, plus intellectuel, on ne vous aurait pas frappé, craché au visage, mais on n’en aurait pas moins pensé.” Peut-être, mais je crois que j’aurais préféré qu’on n’en pense pas moins mais qu’on ne me frappe pas ! (rires)
X. D. — C’est sûr que c’est mieux d’être homosexuel dans une rue du Marais qu’à Hallencourt où Edouard est né. Mais quand on voit ce qui s’est passé autour du mariage pour tous, on se dit aussi que c’est mieux d’être homosexuel au Québec qu’en France aujourd’hui.
Une telle mobilisation contre l’égalité des droits entre homosexuels et hétérosexuels est inenvisageable au Québec ?
X. D. — J’ai du mal à imaginer ça au Québec, c’est vrai. Je ne suis pas sûr qu’on donnerait autant d’espace à une telle opposition, que leur point de vue soit à ce point relayé par les médias, comme si c’était une question de société cruciale… Le droit des homosexuels, l’homoparentalité ne créent plus vraiment de tensions aujourd’hui dans l’espace public.
La décision du CSA d’empêcher la diffusion à une heure de grande écoute de votre clip pour la chanson College Boy du groupe Indochine a-t-elle un rapport avec l’homophobie ?
X. D. — Non, pas du tout, puisqu’il n’est pas question d’homosexualité dans le clip. Un collégien se fait frapper, torturer et crucifier par d’autres, mais rien ne le désigne comme homosexuel. Je voulais même que le choix de ce garçon paraisse complètement arbitraire.
Il porte quand même du vernis noir sur les ongles…
X. D. — Ce qui n’est ni le signe ni la preuve de l’homosexualité. (rires) Mais pour revenir à la décision du CSA, je pense que la motivation était plutôt de protéger les adolescents de la violence à l’écran, même si cette violence vise à dénoncer la violence. Le présupposé qu’on ne dénonce pas la violence par la violence m’a toujours paru démagogique. Moi, je ne sais pas comment parler de la violence sans la montrer, montrer ses procédés, ses effets…
>> A lire aussi : Xavier Dolan en 2012 : “Tous mes films parlent d’un amour impossible”
Edouard, vous avez aussi été accusé d’être trop violent. Envers les personnages de votre livre, et possiblement envers votre famille. Vous pensez que vous n’aviez aussi pas d’autre choix que la violence ?
E. L. — Quand j’ai découvert le clip de College Boy à la télé, j’ai été littéralement renversé. J’étais en train de terminer En finir avec Eddy Bellegueule et j’avais l’impression que ce que filmait Xavier ressortait d’une même volonté que ce que je faisais en écrivant. Donc, pour ma part, je reconnaissais ce petit garçon du clip comme un homosexuel persécuté.
Ou en tout cas comme un enfant constitué comme tel par les autres, avant même qu’il ne sache très bien identifier son désir lui-même. Et, oui, comme Xavier, je pense que c’est essentiel politiquement et artistiquement de montrer la violence, toute la violence qui constitue ce qu’on appelle une vie et qui est à l’œuvre silencieusement. C’est une des responsabilités de la littérature ou du cinéma.
X. D. — C’est évident que le livre d’Edouard a déjà rencontré certains lecteurs qui sont de jeunes gens qui sont ou ont été sujets de brimades. Mais le livre est si fort, et aussi si simple dans son expression, si accessible, que je suis convaincu qu’il a été lu aussi par des gens susceptibles d’effectuer ces brimades, d’être agressifs avec des garçons comme Eddy. Le livre va peut-être déplacer quelque chose en eux, les faire réfléchir.
Avez-vous déjà eu des propositions d’adaptation au cinéma pour Eddy Bellegueule ?
E. L. — Oui, plusieurs. L’une d’elles est assez avancée, mais je n’ai pas le droit d’en parler pour l’instant.
L’étiquette de récit autobiographique vous convient-elle pour parler de votre livre ?
E. L. — Autobiographie, autofiction, écriture sur soi, de soi, en dessous de soi… (rires) Je ne sais pas quelle est la plus juste. Mais, je l’ai déjà dit, ce récit est l’adaptation d’événements que j’ai vécus. Je n’ai rien inventé. Mais ces événements ont été ressaisis par un travail de construction, d’écriture, disons par la littérature. C’est ce qui explique sans doute que les personnes qui sont liées à ces événements ne se reconnaissent pas dans le livre. Je sais d’ailleurs que pour J’ai tué ma mère, Xavier a subi les mêmes choses que moi.
Des gens sont allés vérifier auprès de ses proches s’il avait vraiment vécu ce qui est raconté dans le film. Comme si la vérité que j’ai essayé de retranscrire par la littérature ou que Xavier a montrée dans son film pouvait être perceptible immédiatement par un journaliste en reportage sur les lieux du récit. C’est une vision un peu pauvre de ce qu’est la réalité.
>> A lire aussi : L’édito d’Edouard Louis, rédac chef invité des “Inrocks” : “Allumez le feu !”
Xavier, vous avez aussi vécu ce genre de fact checking ?
X. D. — Je crois que le livre d’Edouard suscite ça. Que quelque chose dans l’énonciation rend curieux de savoir ce qui aurait été vécu et ce qui aurait été romancé. J’ai tué ma mère est un peu différent là-dessus, je crois. Les faits racontés ne suscitent pas le même bouleversement chez le spectateur, qui leur fait se demander si de telles choses sont possibles dans la vie.
Une mère envoie son fils en pension, on se fout de savoir si c’est vrai ou pas. Ça n’excite pas le voyeurisme. Il y a des gens qui ont vaguement essayé de savoir si ma mère était comme ça, mais dans une proportion moindre que pour Eddy Bellegueule. De toute façon, clairement, j’ai beaucoup romancé ce que j’avais vécu pour des raisons de construction dramatique.
Vous parliez de meute et de rappel à l’ordre. Avez-vous vécu les soupçons de travestissement de la réalité comme un rappel à l’ordre ?
E. L. — Ce que j’ai senti dans ce qui n’est quand même qu’une toute petite partie de la réception du livre heureusement, c’est une certaine haine du transfuge de classe. Celui qui vient d’un milieu d’où ne viennent pas habituellement les écrivains suscite en effet un soupçon d’imposture ou je ne sais quoi d’autre. Quelque chose m’a stupéfait par exemple, c’est que plus le livre rencontrait d’écho et plus les journalistes m’appelaient Eddy, comme un effort acharné pour me remettre à ma place.
X. D. — Moi aussi, tu sais, je pourrais t’appeler Eddy tellement j’ai l’impression qu’en lisant ton livre j’ai partagé ton intimité. Et je ne pense pas que ce soit de ma part une volonté de te ramener à ta caste.
Vous, Xavier, vous êtes un peu le contraire d’un transfuge de classe. Vous êtes dans le métier du spectacle depuis l’âge de 4 ans…
X. D. — Oui, mais ça ne me donnait pas vraiment d’accès à la réalisation de films. Au contraire, quand, adolescent, je disais que je voulais réaliser et non plus seulement jouer, on ne me prenait pas au sérieux et on m’encourageait plutôt à rester à ma place. Mais je n’ai quand même pas l’impression d’avoir dû m’affranchir d’un carcan. L’avantage que j’ai eu, c’est d’avoir un peu d’argent. J’ai pu, à 18 ans, dépenser tout ce que j’avais gagné dans ma vie pour produire un film auquel personne ne croyait. Et heureusement, le retour sur investissement a été intéressant. (rires)
E. L. — Cette autonomie du créateur dont parle Xavier, je la vois dans ses films. Et même de l’autonomie tout court. Pendant très longtemps, on s’est posé la question de comment réimbriquer l’individu dans le collectif… C’est la question de Freud, par exemple, ou d’une autre manière de Sartre ou de Durkheim. Comme si elle avait régi la pensée, cette question, pendant un siècle. Aujourd’hui, j’ai l’impression que quelque chose change et que la question qui émerge est : comment l’individu peut se défaire des collectifs auxquels il est assimilé de force ?
>> A lire aussi : Edouard Louis : “Chaque personne qui insultait un Gilet jaune insultait mon père”
C’est la question que pose Geoffroy de Lagasnerie dans son livre La Dernière Leçon de Michel Foucault. Cela me semble aussi la question que posent certains films de Xavier. C’est par exemple comment ce fils peut se défaire du modèle auquel veut le contraindre sa mère dans J’ai tué ma mère. C’est aussi le combat de Laurence dans Laurence Anyways. L’action politique et le problème théorique ne seraient plus aujourd’hui l’intégration dans un collectif mais la fuite. Comment peut-on fuir ?
La fuite, Xavier, c’est un mot auquel vous conférez aussi une valeur positive ?
X. D. — C’est un mot qui définit toute ma vie. J’ai réalisé J’ai tué ma mère pour fuir… J’ai voulu présenter le film à Cannes pour fuir… Le désir de fuite est à l’origine de toutes les grandes étapes de ma vie. C’est ce qui m’a poussé à trouver les endroits où des gens étaient prêts à m’accueillir et m’entendre.
On vous renvoie beaucoup votre précocité par rapport à l’âge moyen auquel les gens prennent la parole artistiquement. Quel est votre point de vue ?
X. D. — Ce qu’on appelle ma jeunesse fait partie de moi, mais je ne me vois pas comme ça. Je ne me suis jamais demandé pourquoi j’ai réalisé un premier film avant l’âge habituel. Je l’ai fait parce que parler de ce qui m’habitait était une urgence totale. Je ne saurai sûrement jamais pourquoi cette urgence était si forte.
“Aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années.” C’est faux, bien sûr, ça ne vaut pas pour les seules âmes bien nées mais pour n’importe qui. Si une personne a quelque chose d’impérieux à dire, qu’elle le dise quel que soit son âge, quelle que soit la position sociale qu’elle occupe. Elle n’a besoin d’aucune autorisation.
>> A lire aussi : Xavier Dolan en 2019 : “Le cinéma me consume”
E. L. — De toute façon, l’âge est un irréalisable. Dans le livre, à un moment donné, je rentre du collège où on m’a frappé et je dis que je suis plus vieux que ma mère. Ces coups m’ont vieilli. Eddy ne correspond pas à son âge, je ne corresponds pas à mon âge, Xavier non plus et vous non plus sans doute : personne ne correspond à son âge. On est traversé par des vécus pluriels, on a 50 ans un jour et 12 ans le lendemain.
X. D. — Ah oui. Récemment, j’ai perdu ma grand-mère et j’ai eu l’impression de prendre vingt piges. Le lendemain, j’ai vu Captain America et j’avais à nouveau 12 ans. Mais mon propos, ce que j’ai à partager, est intemporel, il vient d’un endroit qui échappe à l’âge biologique.
{"type":"Banniere-Basse"}