[25 ans d’Inrockuptibles hebdo] Le cinéaste a souvent placé Hong Kong au cœur de son cinéma. Et même quand il tourne en 1997 le superbe Happy Together en Argentine, c’est la mélancolie de l’exil qui mange le film de l’intérieur. Découverte de sa ville sur ses traces en décembre 1997.
Rien n’a changé. Pour le regard, certes superficiel, du visiteur qui revient à Hong Kong près de cinq mois après la fameuse rétrocession, la grouillante cité d’affaires semble être restée la même qu’avant son retour juridique à la Chine. On se doutait que Zhang Yemin n’allait pas faire la révolution culturelle en quelques semaines et ne remplacerait pas toutes les Mercedes de la ville par des pousse-pousse en un coup de baguette magique mais ferme.
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N’empêche qu’on a du mal à croire que Hong Kong soit bel et bien en Chine populaire : le dollar hong-kongais demeure, ainsi que les embouteillages dantesques ou la densité infernale du commerce-roi ou la presse anglophone. Dans le South China Morning Post du jour, on publie d’ailleurs le compte rendu d’un colloque sur la liberté de la presse à Hong Kong et Taïwan, liberté considérée comme “garante de la bonne marche économique des affaires et donc des intérêts de la Chine”.
“Hong Kong va aller vers le modèle chinois, mais très lentement. Les cinéastes s’autocensurent, ils la jouent discret, ils ne veulent pas commettre d’impair”
“Depuis la rétrocession, il n’y a pas eu de changements brutaux à Hong Kong et on se doute qu’il n’y en aura pas de sitôt. Mais si les changements ne sont pas drastiques, ils existent néanmoins et sont plus subtils. En fait, ils ont débuté en 1984, quand la Chine et l’Angleterre se sont mis officiellement d’accord sur la rétrocession. C’est cette année-là que les Hong-Kongais se sont mis à déménager dans d’autres villes, que d’autres sont revenus de l’étranger, etc. En ce qui concerne le cinéma, la Chine va devenir un gros marché pour Hong Kong.
J’essaie de faire mon prochain film à Pékin, mais la censure est présente : je ne peux pas utiliser le nom de Pékin dans le titre du film, je ne peux pas tourner à Tiananmen… On veut en savoir plus sur le système, on veut savoir où se situe la limite des libertés. Pour l’instant, cette limite est floue. Il faut deviner ce qu’on a le droit de faire ou de ne pas faire. Par contre, tant qu’on tourne à Hong Kong, on fait ce qu’on veut. Je n’ai rencontré aucun problème pour Happy Together – sauf que le film n’est pas distribué en Chine hors Hong Kong.
Pour l’instant, c’est comme avant, Hong Kong et la Chine sont deux marchés de cinéma différents. Je crois que Hong Kong va changer et aller vers le modèle chinois, mais très lentement. Les gens, qu’ils soient cinéastes ou autre chose, s’autocensurent, ils la jouent discret, ils ne veulent pas commettre d’impair. Tout le monde devient très prudent, hésite à prendre des risques. Enfin, so far so good, pour l’instant, rien n’a fondamentalement changé”, nous explique Wong Kar-wai.
Une œuvre d’exil rongée par le mal
Les bureaux de Wong Kar-wai se trouvent sur Grampian Road, petite rue “calme” et résidentielle de Kowloon City, quartier de Kowloon sis à la lisière de l’aéroport de Kai Tak. La tranquillité de l’endroit et de notre conversation est rythmée par le boucan des jumbo-jets qui atterrissent au-dessus de nos têtes toutes les trois minutes. Cette proximité aérienne ne semble pas seulement fortuite.
On se souvient de toute la séquence de Chungking Express sur les avions de ligne, alors que les personnages du même film étaient rongés par la tentation de l’ailleurs, par des rêves indécis de départ. La société du cinéaste s’appelle Jet Tone et son dernier film, Happy Together, est une œuvre d’exil rongée par le mal inverse de Chungking Express, celui de la nostalgie du pays.
Dans les films de Wong Kar-wai, le bonheur ne coïncide jamais avec l’être là : il est toujours fuyant, insaisissable, dans l’avant, l’après, ou très loin du lieu où l’on est. Ainsi, il n’est pas interdit de penser que le raffut régulier des Boeing structure les rêves de Wong Kar-wai, infuse le mal existentiel de ses films ; voilà un cinéaste toujours sur la brèche, toujours en mouvement, en situation de chaos, d’instabilité, pris dans le vertige de la vitesse du monde.
“Après Les Anges déchus, les gens n’arrêtaient pas de me demander si j’allais faire un film sur 1997, sur la rétrocession. Cette question commençait à me barber sérieusement. Il était impossible de savoir ce qui allait se passer – même aujourd’hui, je serais incapable de vous dire ce que sera le futur de Hong Kong. Je me suis dit alors que je devais faire un film en dehors de Hong Kong, comme ça je ne serais pas obligé de traiter ce sujet ! Happy Together représente un fort désir de fuir Hong Kong mais, en même temps, la fin du film montre le mal du pays et le retour à Hong Kong.
Avec Happy Together, je n’ai pas de réponse sur le futur de Hong Kong, mais je peux communiquer mes sentiments. J’ai tourné en Argentine parce que j’aime bien aller dans des endroits où je n’ai encore jamais mis les pieds. Par ailleurs, je suis assez féru de littérature sud-américaine. Je me suis souvenu d’un titre de roman, The Buenos Aires Affair, alors j’ai choisi l’Argentine. Et puis c’est de l’autre côté de la Terre, la région la plus éloignée de Hong Kong. Le voyage est d’ailleurs très pénible. Ça prend cinq minutes pour aller de mon bureau à l’aéroport, mais après, c’est trente-deux heures jusqu’à Buenos Aires !”
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La fabrication du tofu
Dans Fuk Lo Tsun Road, nous allons chez Tong Wau, commerce de tofu enregistré ici depuis 1909. Salé en fromage ou sucré en flan, le tofu nous paraît toujours aussi fade, mais Wong Kar-wai le déguste goulûment. Le vieux taulier nous invite dans les coulisses pour admirer les presses à soja et apprendre la fabrication du tofu – c’est simple : on pile des graines de soja pour obtenir un liquide, on chauffe, on refroidit et on découpe en cubes. Cet endroit familier du cinéaste est surtout représentatif des milliers de bouis-bouis qui parsèment les rues de Hong Kong et dont on ne connaît pas l’équivalent dans nos villes françaises.
Souvent réduits à un simple trou dans un mur, toujours ouverts sur la rue (parfois, la tambouille et la vaisselle se font à même le trottoir), chichement décorés (carreaux de cuisine, néons de cuisine, tables et tabourets de cuisine, le Formica et la faïence blanche règnent), ni fast-foods, ni coffee-shops, ni cafés, ces estaminets sont calqués sur le rythme de Hong Kong : on s’y arrête dix minutes, juste pour se remplir le ventre vite fait, en tofu, soupe de nouilles ou fruits de mer, selon la spécialité de l’endroit. Une fois repu, le Hong-Kongais peut retourner à ses affaires pressantes, sans avoir trop perdu de temps.
On passe de Kowloon City au quartier de Tsim Sha Tsui, le cœur de Kowloon. Sis à la pointe sud de la péninsule, en face de la baie et de l’île de Hong Kong, Tsim Sha Tsui est tout à la fois quartier d’affaires (mais quel endroit de cette ville n’est pas un quartier d’affaires ?), centre du tourisme et du shopping (mais quel endroit de cette ville…) et quartier populaire.
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Tsim Sha Tsui est le quartier d’enfance de Wong Kar-wai, il en connaît tous les recoins agglutinés autour de cette colonne vertébrale qu’est Nathan Road, artère grouillante d’activité 24 heures sur 24 – sauf que les gouapes de la nuit ne constituent pas la même foule que les employés de la journée, nous indique malicieusement le cinéaste. Si Wong Kar-wai ne revient plus très souvent dans cette partie de la ville où il a grandi, il y a quand même tourné Chungking Express, en hommage “à la beauté de la Chungking House, un bâtiment que personne n’avait filmé auparavant”.
Quand Wong parle de “beauté”, ne pas s’attendre aux ornements d’un temple bouddhiste, aux splendeurs de l’architecture chinoise ancestrale. La Chungking House est une énorme bâtisse en béton, vraisemblablement érigée dans les années 1950, abritant un centre commercial en son rez-de-chaussée, divers petits business et chambres d’hôtes bon marché dans sa vingtaine d’étages. Aujourd’hui, comme la majorité des bâtiments de Kowloon, la Chungking House est noire de crasse et de poussière, sa peinture complètement écaillée.
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“Piazzolla a influencé ma façon de penser, ma façon de concevoir ‘Happy Together”
Trois rues plus loin, on va boire une Tsingtao pression au Wally Matt Bar, petite taverne sombre et enfumée où règne un beau juke-box : l’appareil filmé en gros plan dans Chungking Express. Du California Dreamin’ obsessionnel de Chungking Express aux accents piazzolliens de Happy Together en passant par les réminiscences de Xavier Cugat dans Nos années sauvages, on sait que la musique est un élément structurel important dans le cinéma de Wong Kar-wai :
“En allant à Buenos Aires, nous avons fait escale à Amsterdam. Mon directeur de production a acheté là des disques d’Astor Piazzolla. Pour moi, ça a fait tilt. C’est une musique magnifique, elle est le pouls de mon film. D’une certaine manière, je crois que la musique de Piazzolla a influencé ma façon de penser, ma façon de concevoir Happy Together. On peut dire que la relation entre les deux personnages ressemble elle-même à un tango. Nous avons commencé Happy Together au son de Piazzolla, qui est le son de Buenos Aires.
Au bout d’un certain temps, le rythme de Buenos Aires était trop lent, l’équipe avait le mal du pays, on voulait terminer le film, on commençait à s’ennuyer ; il me fallait un coup d’énergie, quelque chose de destructif. J’ai marché dans la ville, acheté quelques CD… Un disque de Zappa m’a alors paru être la bonne musique pour ce moment du tournage et du film, il recelait une forme d’énergie qui me convenait à ce moment précis.
Quand je commence un film, deux éléments sont fondamentaux pour moi : je dois sentir l’espace du film et je dois en sentir le son. Quand j’ai défini un espace, des lieux, je sais ensuite quel genre de personnages évoluent là, quelles sont leurs motivations, ce qu’ils font. Ensuite, je dois connaître le son : si le lieu est un restaurant, je dois savoir si c’est calme, bruyant, si on entend de la musique sortir d’un juke-box, etc. Avant d’écrire et de tourner, je dois pouvoir visualiser et entendre les scènes.”
>> A lire aussi : Wong Kar-wai, une révolution
(…)
Le lendemain, on revient voir Wong Kar-wai dans ses bureaux de Kowloon City pour faire quelques photos diurnes. Après la session, on va prendre un café à la terrasse du coin et sous la mitraille des avions qui continuent d’atterrir, on papote de choses et d’autres. De la teneur homosexuelle de Happy Together (“Il s’agissait avant tout de relations entre deux personnes. Le sexe des personnages n’a aucune incidence sur la manière de raconter une histoire ou sur la matière cinématographique”), des carrières américaines de John Woo et Tsui Hark (“Si Hollywood me laisse faire un film à ma manière, d’accord ; sinon, je préfère rester travailler à Hong Kong”). Mais le sphinx aux éternelles lunettes noires s’anime vraiment quand on évoque son quartier :
“Kowloon City est très spécial à Hong Kong, parce que la proximité de l’aéroport fait que ce quartier n’a pas changé depuis des décennies. A cause des avions, les immeubles sont d’une hauteur strictement limitée, il n’y a donc pas de nouveaux gratte-ciel, peu de mouvement économique ou social. C’était dans le temps un quartier très dangereux. Pour d’obscures raisons, il ne semblait contrôlé ni par le gouvernement anglais ni par les autorités chinoises. Il y avait là des boîtes à strip-tease, des fumeries d’opium, tout un tas d’activités plus ou moins illégales.”
…
Le cinéaste se sent à son aise dans cet environnement populaire et vaguement interlope, dans ces aisselles urbaines qui ne sentent pas forcément très bon mais qui recèlent une histoire, une vitalité et une énergie incomparables. Seul problème, l’identité du quartier est menacée à court terme : “L’année prochaine, il y aura un nouvel aéroport loin du centre-ville, et il se pourrait que Kowloon City connaisse de gros changements. Les vieilles rues et les vieux commerces pourraient disparaître… Et si vous revenez me voir, vous n’entendrez plus le bruit des moteurs d’avion.”
Retrouvez l’intégralité de l’article dans le n° 130 de décembre 1997
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