Avec deux de ses films (« La Bataille de Solférino » et « La Fille du 14 juillet ») en lice au César du meilleur premier film, Emmanuel Chaumet est peut-être le plus sauvage et le plus prometteur des producteurs français.
On a beaucoup parlé, en 2013, d’un renouveau du cinéma français porté par des auteurs énergiques, aux petites productions mais aux grandes ambitions, exprimées dans des premiers longs métrages très prometteurs : La Bataille de Solférino de Justine Triet, La Fille du 14 juillet d’Antonin Peretjatko, sont parmi les têtes de file de ces cinéastes émergents, et se retrouvent logiquement nommés au César du meilleur premier film. On pourrait citer, dans leurs proches parents, Benoît Forgeard (Réussir sa vie), Sophie Letourneur (La Vie au ranch), et d’autres encore. Ce n’est pas un hasard. Derrière tous ces auteurs se cache un petit clan : celui d’Ecce Films. Créée en 2003 pour monter les premiers films de Sophie Letourneur, la petite société a depuis fait un long chemin, et son catalogue de près de cinquante films, courts ou longs, a valu en 2012 le prix Procirep du meilleur producteur à son fondateur Emmanuel Chaumet.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Quel a été votre parcours avant Ecce Films ?
En sortant de la fac, j’ai d’abord travaillé au CNC, puis après quelques années à faire mes armes dans la production, j’ai travaillé trois ans avec Paulo Branco (producteur réputé notamment pour son travail avec Raoul Ruiz, Manoel de Oliveira, mais aussi David Cronenberg), avant de créer Ecce.
Quel est le modèle Ecce ? Peut-on parler d’autoproduction ?
Non, c’est de l’autofinancement. Ça coûte ce que je fais : c’est soit ma trésorerie personnelle, soit celle de l’entreprise, soit mes dettes – et c’est souvent mes dettes. Ce qu’on oublie de dire, c’est qu’un producteur qui fait beaucoup de films fauchés, c’est un producteur très endetté, et moi je suis très endetté. Quand je parle avec des investisseurs d’importance, je leur dis que s’ils donnent 400 000 € à Ecce Films, ils ne les donnent pas à un film : ils les donnent à la boîte, qui va pouvoir se désendetter, et se développer différemment.
Pourquoi ce choix ?
Pour travailler vite. L’idée fondatrice était de faire beaucoup de films, de savoir comment ils se fabriquent. C’est ce que permet le court métrage : multiplier les expériences et apprendre beaucoup de choses. En dix ans, j’ai fait 49 courts métrages et 6 longs. Je ne pense pas que beaucoup de gens sur la place parisienne puissent se targuer d’avoir cumulé cinquante-cinq expériences de fabrication sur cette période.
Au bout de dix ans, la société pourrait atteindre une certaine reconnaissance du public avec les César, qui ont lieu vendredi. Que faut-il en attendre ?
Je n’en attends pas grand chose en terme de public. Certes, c’est une cérémonie qui fait de bons résultats d’audience, mais j’en ai toujours eu une image assez ringarde. Quand j’étais petit, on regardait parce qu’on attendait un dérapage, Coluche venait faire son numéro, etc. Là, c’est surtout du point de vue de Canal +, parce que n’oublions pas que la cérémonie des César est un produit Canal +, que j’attends d’éventuelles retombées.
La télévision est sensible au succès grandissant des films Ecce ?
Certains guichets cinéphiles, oui. Des chaînes comme Ciné + sont sensibles à ce qui se passe en festival, mais c’est minoritaire. Une nomination pour le premier long métrage alors que ni Ciné + ni Canal + n’avaient financé les films, ça veut bien sûr dire qu’ils jettent un œil, peut-être même qu’ils feront le prochain.
Va-t-il y avoir une bande Ecce aux César ?
Pas particulièrement. Je reste considéré comme un producteur qui ne fait que des courts et des premiers longs. Des producteurs un peu plus puissants peuvent venir me chier sur la gueule et débaucher les gens avec qui je travaille depuis dix ans. Parmi eux, il y a des réalisateurs avec qui j’ai un rapport autre que professionnel, et qui restent, en essayant d’être patient, en se disant que tôt ou tard on y arrivera ensemble. Mais tous les gens avec qui je bosse et qui marchent en festival ou dans la critique ont été sollicités : Justine Triet, Sophie Letourneur, Benoît Forgeard, Antonin Peretjatko…
Après une année 2013 très remplie, quelle est l’actualité de ces cinéastes ?
Justine Triet (La Bataille de Solférino) est en écriture de son prochain film, que nous ferons à nouveau ensemble. La situation est quand même différente : c’est plus compliqué de devoir désormais gérer les agents, les rendez-vous. On travaille moins vite. Sophie Letourneur (Les Coquillettes) est en montage de son troisième film. Antonin Peretjatko a commencé à écrire un nouveau film dès qu’on a su que La Fille du 14 juillet irait à Cannes. On a travaillé un temps ensemble sur le projet et il est finalement allé le monter avec une autre société.
C’est donc une période à la fois prometteuse, et potentiellement frustrante pour toi ?
Pour l’avoir connu avec Sophie Letourneur et Justine Triet, on n’imagine pas ce que la sortie d’un premier film, repéré par la presse, parfois par le public, suscite comme convoitise. Et comme tentation, pour les gens qui sont tout à coup l’objet de cette convoitise, et la flatterie qui va avec, etc. Je n’en veux pas à Antonin Peretjatko : il a raison de penser que son producteur aura plus facilement Canal + que moi. Il a préféré ce choix-là à celui d’attendre trois, quatre ans avec moi.
Qu’en est-il de Benoît Forgeard (réalisateur de Réussir sa vie en 2012, auteur fidèle depuis les débuts d’Ecce Films avec La Course nue en 2006) ?
Son second long métrage, Gaz de France, est en troisième semaine de montage. Il ne sera probablement pas prêt pour Cannes, car il y a beaucoup d’effets spéciaux, d’incrustations sur fond vert. On attendra peut-être un an de plus. Le film s’articule autour d’un personnage de chanteur-Président de la République, interprété par Philippe Katerine. La carrière des films de Benoît Forgeard est parfois difficile, parce qu’il n’a pas encore de festival fidèle, c’est plus particulier. Olivier Père (anciennement délégué général de la Quinzaine des réalisateurs puis directeur artistique du Festival de Locarno, aujourd’hui directeur d’Arte Cinéma) trouve ça super quand il écrit sur son blog, mais au guichet d’Arte, il sait que c’est délicat.
Comment s’est élaboré le choix de Philippe Katerine ? Faut-il y voir une tentative d’attirer un public plus large, ou des investisseurs plus puissants ?
Ça ne s’est pas fait comme ça. La seule personnalité qui aurait pu nous permettre de faire différemment le film, c’était Édouard Baer, avec qui nous avons travaillé quelques mois. C’est quelqu’un de très sollicité, et il n’a finalement pas voulu le faire, ce qui est tout à fait compréhensible. Avec lui, nous aurions pu changer d’économie. Philippe Katerine est arrivé sur le projet parce que Réussir sa vie a déclenché un certain intérêt pour Benoît. Ils se sont rencontrés à ce moment-là, et finalement l’histoire d’un président chanteur, ça marchait bien avec lui.
Pour revenir au peloton d’auteurs de plus en plus médiatisés : comment s’est passé ce basculement ? Comment l’ont-ils vécu ?
Après la réalisation de son moyen métrage Vilaine fille mauvais garçon, Justine Triet a d’abord vécu un quasi-ostracisme dans les festivals : on me le refusait partout, parce que tout le monde prenait Le Marin masqué de Sophie Letourneur, bouclé à la même époque, mais ne voulait pas prendre plus de films Ecce. On a raté Cannes, Pantin (le festival Côté Court), tout, pour finalement attendre une année de plus. J’ai tout misé sur la Berlinale en février, qui a programmé le film, et soudain tout s’est déclenché. La montée en force a très vite débouché sur un long. Pour des réalisateurs comme Antonin Peretjatko, ça a pu être beaucoup plus compliqué. Il a connu le sommet de la vague entre 2004 et 2005 avec son court-métrage French Kiss, et ensuite c’est retombé. La Fille du 14 juillet était déjà dans les cartons à l’époque. On lui reprochait de faire du court-métrage sympathique mais que ce cinéma ne donnerait jamais rien en long. Aujourd’hui ce sont précisément ces gens-là qui veulent être sur le suivant. Mais ce n’est pas surprenant : l’histoire du cinéma est toujours une histoire de gens qui ont eu raison contre la majorité.
Y a-t-il d’autres réalisateurs « maison » pour lesquels cette reconnaissance se fait encore attendre ?
Ce ne sont pas forcément des réalisateurs « maison » dans le sens où je ne les accompagne pas depuis leurs débuts, mais j’espère que la reconnaissance viendra bientôt pour des gens comme Bertrand Mandico, ou Ilan Klipper qui avait réalisé Commissariat avec Virgil Vernier (Orléans, également acteur dans La Bataille de Solférino – ndlr), mais avait été plutôt ignoré par les médias quand ses derniers se sont intéressés à Virgil. J’ai produit le dernier film d’Ilan, Juke-Box, avec le chanteur Christophe dans le rôle principal. Il a reçu le Prix de la critique internationale au Festival de Clermont-Ferrand, et on va faire un long métrage derrière. Bertrand Mandico, je le suis depuis des années. Il est boudé par la critique alors qu’il a fait des films incroyables : Boro in the Box, primé au Festival du moyen métrage de Brive, reconstituait dans le Limousin la Pologne du début du siècle ; Living Still Life est génial également. Son cinéma est dingue, fellinien, tourné en 35mm avec des effets spéciaux sur le tournage. On prépare un western ensemble. Et on vient de faire un film qui s’appelle Notre Dame des hormones, une vraie bombe. J’espère que les festivals suivront, mais c’est aussi mon travail avec ces gens-là : ils n’ont pas démarré avec moi, et quand ils me rejoignent je dois tâcher de comprendre pourquoi ils n’ont pas eu l’accueil qu’ils méritaient, dans l’idée de corriger le tir par la suite.
Les repères-tu aussi par rapport à une « griffe » Ecce Films ?
Je n’ai pas l’impression d’avoir une ligne éditoriale. Tous les films Ecce sont faits dans l’idée qu’ils se destinent à un public, même un public limité ou connaisseur, mais un public tout de même. Je préfère un film ambitieux et raté à un film plan-plan et réussi. Les cinéastes ont en commun que je leur donne un espace de liberté à utiliser. Certaines personnes travaillent mieux sous contrainte. Mais Benoît Forgeard, Justine Triet, Sophie Letourneur, non seulement aiment être libres, mais en plus font des propositions de films dans lesquelles cette liberté est palpable. Je ne suis donc pas très interventionniste. Je n’ai pas non plus de genre de prédilection, même si la comédie m’attire souvent : mais j’aimerais faire un film érotique, j’aimerais faire un film de baston…
Un film préféré en 2013 ?
J’aime beaucoup L’Inconnu du lac. Pour moi ce n’est pas son meilleur film – j’aime bien la comédie, je préfère Le Roi de l’évasion –, mais c’est un film abouti, mûr. J’ai été un poil déçu par La Vie d’Adèle : il y a des redites dans son cinéma qui sont un peu irritantes. Toujours la présence du professeur, Marivaux, ça commence à faire recette. C’est quand même intéressant cela dit.
Des mal-aimés qui te tiennent à cœur ?
Le film de Yann Gonzalez, c’est ce qu’on devrait faire quand on fait un premier film, c’est-à-dire à la fois le prolongement d’un travail mûri en court métrage, et une vraie première proposition. Et même s’il n’a pas sorti de film en 2013, je suis quand même assez consterné par le peu d’intérêt que les films de Quentin Dupieux suscitent auprès du public. Ses films sont drôles, intéressants, pas forcément « originaux » au sens où ils travaillent surtout un tissu référentiel, un fantasme de l’Amérique, mais c’est un cinéaste qui compte. Quand je vois à côté la surmédiatisation d’une sorte de sphère « auteur chiant », de films de quadras en déclin, avec Emmanuelle Devos en femme en foyer… je ne comprends pas que ces films rencontrent une demande. Les acteurs sont bien, mais c’est pas génial non plus, il n’y a pas de prise de risque, c’est le même film que le précédent, et que le prochain. Je suis en demande d’un cinéma populaire plus excitant, plus électrique : je n’ai pas pu voir le dernier film de Dupontel, mais a priori ça m’attire plus.
Y a-t-il un sérail, un cénacle d’auteurs et de producteurs, dont la présence te gêne ?
Disons que le milieu de notre métier est extrêmement encadré. Il y a une école de référence, des parcours de référence, et il y a un financeur public qui se cache mais qui est bien réel : le ministère de la Culture à travers le CNC, les obligations des chaînes de télévision, les subventions régionales, dessinent une économie administrée à 80% par l’État. Il se trouve que mes films sont exactement le contraire. Tous mes premiers films n’étaient quasiment issus que de l’argent privé.
Faudrait-il réinjecter une plus grande logique de marché ?
Je ne veux pas passer pour un sarkozyste, mais c’est quand même flippant de se dire qu’il y a autant de films qui ne trouvent pas leur public et autant de producteurs qui continuent à les faire. Un poil plus de logique de marché ne ferait pas de mal au cinéma, à mon avis. Si j’étais dans une logique patrimoniale, je ferais deux courts métrages par an, super bien financés, et je mettrais mes cinéastes dans tous les comités, toutes les aides à l’écriture, je ferais 300% de marge sur l’écriture de ces films, et j’attendrais calmement Canal +. Il y a très peu de dépôts de bilan dans le cinéma français. On peut monter un film avec un budget d’un million et demi d’euros, faire 15 000 entrées, et gagner de l’argent. Parce qu’on prend 200 000 euros dans le budget, avec lesquels on fait tourner des scénarios, qui font tomber des aides au développement et à l’écriture, et avec ça on fait tourner trois, quatre, cinq ans. C’est ce que font beaucoup de gens.
Tu cherches à incarner une plus grande prise de risque dans le métier de producteur ?
Dans le système, il y a des producteurs qui réussissent parce qu’ils sont bons élèves. Être bon élève, ça veut dire aller à la Femis, éventuellement après avoir fait une école de commerce, et dérouler tout le parcours classique dans la foulée. C’est un système d’attribution de bons points. Sauf que l’histoire du cinéma français, et des grands producteurs, ce n’est pas ça. Gilles Sandoz (actuellement associé à Arte pour la production d’une série de téléfilms adaptés du répertoire de la Comédie-Française, avec notamment Arnaud Desplechin, Valérie Donzelli, Mathieu Amalric, etc.), ce n’est pas un bon élève. Paulo Branco, ce n’est pas un bon élève. Humbert Balsan (producteur des films de Youssef Chahine, ayant mis fin à ses jours en 2005, et auquel est consacré le film Le Père de mes enfants de Mia Hansen-Løve), ce n’était pas un bon élève même s’il venait d’une famille de la bourgeoisie industrielle. D’ailleurs, même Michel Seydoux (frère de Nicolas Seydoux, président de Pathé, de Jérôme Seydoux, président de Gaumont, et grand-oncle de Léa Seydoux) n’en est pas un : c’est le rebelle de la famille, c’est un punk, et il a produit des films excellents. Y compris dans un registre classique, comme quand il coproduit Cyrano de Bergerac, mais des films de très bonne tenue. C’est ce que je préfère : les mauvais élèves.
Propos recueillis par Théo Ribeton, merci à Victor Touzé pour la retranscription
{"type":"Banniere-Basse"}