Le 22 octobre 2003 sortait “Elephant” de Gus Van Sant. Une des plus belles méditations sur la jeunesse et ses risques. Retour en trois parties sur l’éclosion, la construction et la postérité d’un chef-d’œuvre.
La ville s’appelle Columbine. Située au cœur du Colorado, elle ne comprend pas plus de 25 000 habitants. Son nom aurait pu rester dans l’ignorance générale, si l’initiative meurtrière de deux jeunes adolescents ne l’y avait pas arraché d’un coup, le 20 avril 1999 : Eric et Dylan, 18 et 17 ans, assassinent, à coups de fusil, 13 élèves ou enseignant·es de leur lycée et en blessent 25, avant de se donner la mort dans la bibliothèque.
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Les meurtres à armes à feu de cette ampleur dans des établissements scolaires ne sont pas rares aux États-Unis (Virginia Tech en 2007, Newton en 2012, Parkland en 2018), mais c’est pourtant le drame de Columbine qui frappa tant les esprits, qu’à plusieurs reprises le cinéma s’en empara. En 2002, Michael Moore réalise Bowling for Columbine, un examen méthodique des circonstances et des conditions des meurtres, lui permettant de développer un réquisitoire contre la vente libre des armes à feu aux États-Unis.
Van Sant dans son élément
Alors que Moore vient tout juste de terminer son film, la chaîne payante HBO réfléchit à une adaptation fictionnelle du massacre et contacte Gus Van Sant pour la lui proposer. Le cinéaste de Will Hunting (son plus grand succès, cinq ans plus tôt) vient d’achever son film le plus expérimental, Gerry avec Matt Damon et Casey Affleck, nouant déjà les motifs de la jeunesse et de la mort.
Il accepte la proposition, tout en prenant un certain champ avec le fait divers. Il en reproduit certains traits (deux tueurs), certains détails (l’assassin qui boit une gorgée du café d’une de ses victimes, la vénération d’Eminem d’un des deux tueurs, l’élève qui, avant les meurtres, croise devant le lycée les deux tueurs, qui lui conseillent de rentrer chez lui). Mais il choisit de changer la localisation, d’inventer des personnages de fiction, de modifier l’issue du drame (le film se suspend avant la mort d’un des deux tueurs).
Entrée fracassante
Le film débute par une contre-plongée sur un ciel d’automne dont les nuages filent au-dessus d’un poteau électrique, tandis que la bande-son laisse à penser que, hors-champs, des joueurs de football s’entraînent en riant et se hélant. Les nuages vont vraiment à toute allure. Peut-être que le temps est en train de tourner. Peut-être qu’un orage se prépare. La séquence suivante est un travelling en plongée sur une voiture qui zigzague, percute d’autres voitures stationnées, ne tient pas la route. Le spectateur imagine que le véhicule est peut-être conduit par des ados défoncés ou qui jouent aux auto-tamponeuses dans la ville pour chahuter.
Mais le véhicule s’arrête. Un ado au blond éclatant en descend, mais du côté passager, et évacue son père, ivre mort, du volant, pour conduire à son tour, et sans heurt, le véhicule. C’est le prologue du film et la figure parentale (la seule du film) est en faillite. John doit s’y substituer, livré à lui-même, harassé, arrivant à cause de cela en retard en classe et se faisant engueuler. À partir de John, le récit tricote les fils existentiels d’une douzaine de personnages adolescents, tous élèves dans un même lycée, quelques heures avant que deux d’entre eux n’entreprennent de dessouder tous leurs congénères. Parmi ces personnages naviguant dans les embranchements de couloirs d’un lycée labyrinthe, qui peut dire qui sont les victimes et qui sont les assassins ? Qui survivra et qui succombera ?
En toile de fond, un tissu social décousu
C’est le principe narratif et philosophique d’Elephant : une indécidabilité des identités et des mobiles, une indétermination des causes, un lien opaque entre des raisons objectives de disjoncter et le mystère indéchiffrable du passage à l’acte. Il y a celui dont les parents sont inaptes à l’élever, il y a celle qui est seule et rejetée, il y a celui qui se fait bullyer dans la cantine du lycée… Et pourtant deux seulement sont les auteurs du massacre sans que ce qui les distingue des autres, du point de vue des conditions de vie ou de la charge mentale, ne soit jamais lisible.
À un moment même, les deux jeunes criminels regardent vaguement à la télé un documentaire sur la montée du nazisme. L’un dit à l’autre que tous ces gens galvanisés par la haine ont vraiment l’air trop tarés. Encore une fausse piste. Quelques heures plus tard pourtant, ils seront livrés d’armes à feu commandées sur le net. Il n’y pas de lien. Il n’y a aucun lien. Plus de liens entre les générations, les parents et leurs enfants, plus de liens entre les élèves et les structures scolaires, plus de liens entre certain·es élèves et d’autres, plus de liens, surtout, entre les effets et les causes, plus de possibilité d’intellection entre ce qui rend possible, dans le lycée d’une petite ville américaine paisible, la possibilité d’une meurtre de masse.
La seule chose qui fasse lien dans le film, c’est le cinéma. La mise en scène, d’abord : ses longs travellings fluides, ses plans-séquences liquides et mobiles, qui relient entre eux les itinéraires solitaires de tous les personnages. Le récit ensuite, drôle de rubik’s cube, qui s’emboîte dans plusieurs sens, connaît des sautes temporelles, rejoue les mêmes scènes selon différents points de vue, sans qu’on sache très bien à quel moment le temps s’est ré-enroulé ni sans que les différents points de vue n’apportent de révélations ou d’éclairages supplémentaires. Elephant se déroule comme un disque rayé, bute toujours sur le même sillon. Jusqu’à la fois où ça passe, où le temps retenu se déverse enfin, où la tuerie plusieurs fois différée par les circonvolutions narratives se déroule sous nos yeux abasourdis.
D’un Elephant à l’autre
Il y a beaucoup d’arrière-mondes cinématographiques aux images d’Elephant. Et tout d’abord, un autre film intitulé Elephant, celui du cinéaste anglais Alan Clarke, moyen métrage de 40 minutes tourné pour la télévision (BBC two). Le titre fait référence à l’expression “an elephant in the room”, utilisée pour décrire un problème qu’on essaie de ne pas voir mais qui ne cesse de se rappeler à nous. Le film montrait, dans le contexte des attentats en Irlande du Nord, une série de meurtres perpétrés par des hommes différents, sans qu’une information ne vienne expliquer qui tue qui et pourquoi. Le film se réduit à une succession d’individus qui marchent filmés de dos et abattent leur cible humaine.
Gus Van Sant a aimé la référence du titre à une expression qui qualifiait, de façon ô combien pertinente, beaucoup de problèmes soulevés par les faits de Columbine (la sécurité dans les établissements scolaires, le sentiment de déréliction de la jeunesse, la libre circulation des armes…). Il a aimé aussi la radicalité formelle du film d’Alan Clarke : son behaviorisme, sa façon d’intensifier l’acte de marcher et de rendre expressif un corps humain filmé de dos, sa radicalité à ne filmer que les gestes de la mort…
Il s’en est ouvertement inspiré et, en même temps, a totalement détourné le vocabulaire qu’il empruntait. Elephant d’Alan Clarke est un film violent, assez désagréable à voir, où les corps sont déshumanisés (victimes et tueurs). L’un des plus grands coups de force de Gus Van Sant est de filmer le massacre entièrement du point de vue de la douceur. Les personnages évoluent dans un univers ouaté, où tous les chocs semblent assourdis, un voile de gaze paraît séparer les événements et ceux qui les vivent de l’instance qui l’observe, empathique et lointaine. Comme si toute l’action était rapportée par un des anges des Ailes du désir, à la fois très proches, dans un état de participation affective très grand, et pourtant un peu ailleurs.
Un héritage hybride ancré dans son époque
Parmi les autres œuvres matricielles d’Elephant, il y a aussi Stanley Kubrick. Le dénouement du film évoque la fin de la première partie de Full Metal Jacket, quand le personnage assassine ses camarades de chambrée avant de se donner la mort. Et les mouvements d’appareil obsessifs sur des couloirs rappellent ceux de Shining.
Mais là encore, Gus Van Sant subvertit le modèle, substitue à l’œil machinique et froid kubrickien un œil aimant et caressant. Enfin, l’autre film déterminant est Jeanne Dielman, que Gus Van Sant a découvert lors de sa sortie américaine vingt-cinq ans plus tôt, alors qu’il était étudiant des Beaux-Arts à New York, et qui l’a sidéré. Le film multiplie les emprunts à celui d’Akerman (dont Le Lettre à Élise) et reproduit quelque chose de sa musicalité (infinie répétition des mêmes rituels jusqu’à la décharge de violence finale).
Mais c’est aussi au-delà du cinéma d’auteur, dans le régime visuel le plus mainstream de l’époque, que le film puise sa source. La culture teen est particulièrement forte au début des années 2000 : les comédies teens pullulent, au cinéma (Sexe Intentions, 10 bonnes raison de te larguer, American Pie, Lolita malgré moi…) et à la télévision (Buffy, Dawson, Freaks and Geeks…). Les couloirs de lycée, leurs rangées de casier, les terrains de foot adjacents constituent la scénographie indistincte de toutes ces œuvres, auxquelles viennent s’ajouter sur les chaînes musicales quelques clips répétés ad libitum – au premier rang desquels se trouve le Baby One More Time de Britney Spears.
Elephant condense donc tout l’imaginaire visuel dominant d’une époque, mais il y exhale un souffle de mort. On reconnaît les lieux, les corps, les postures, la géographie, les fringues et pourtant quelque chose s’est décanté qu’on ne reconnaît pas, qu’on n’avait même jamais vu comme ça. L’ombre portée de la mort, sa main qui subrepticement avance et que rien ne fera reculer. Et la surprise est que l’opération a quelque chose de suave. Vingt ans plus tard, Elephant n’a rien perdu de sa grâce éblouissante. Comme l’écrivait, à sa sortie, dans Les Inrockuptibles, Serge Kaganski, le film reste absolument “un chef-d’œuvre”.
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