Un road-movie belge métamophose le plat pays en Far West et combine habilement burlesque, sens épique, pessimisme de fond et humour surréalisant.
Yvan (Bouli Lanners) est un bon gros barbu bourru d’une quarantaine d’années qui vit du commerce plus ou moins officiel de vieilles voitures. En rentrant chez lui, un soir, il surprend Elie (Fabrice Adde), un jeune drogué, en train de le cambrioler. Plutôt que de le dénoncer à la police ou de lui casser la figure, Yvan décide de prendre Elie en main et de le raccompagner chez lui. Ces deux héritiers perdus d’une certaine contestation, ces deux oubliés de la société, le vieux et le jeune, vont pendant leur périple apprendre à se connaître.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le road-movie belge a son histoire. De Jacques Brel (Far West, son second film en tant que réalisateur) à Bouli Lanners en passant par Yolande Moreau et Gilles Porte (Quand la mer monte), Olivier Van Hoofstadt (Dikkenek) ou les cousins putatifs franco-grolandais de Lanners, Benoît Delépine et Gustave Kervern (Aaltra), le territoire belge est l’espace dilatoire, étirable à l’envi d’un rêve d’infini proprement européen : l’étendue. Il diffère en cela radicalement du road-movie français (Le Corniaud, Pierrot le fou, Le Plein de super, Double messieurs, Western), où le territoire demeure résolu à ne jamais dépasser ses mesures réelles, où l’horizon gît toujours à portée d’œil.
Pour simuler l’étendue, Bouli Lanners, peintre belge devenu acteur qui possède d’évidence le sens du cadre et la clé des champs, a choisi d’élargir son récit dans le cinémascope. En le parfumant d’un zeste de musique idoine, il parvient à téléporter ses personnages qui roulent en Chevrolet dans un espace proprement américanomorphe et géopoétique. C’est ainsi que le royaume de Belgique, ou plus précisément, en l’occurrence, la région de la Wallonie, filmée en grand sur fond de bon gros rock, dépasse dans l’imaginaire ses mensurations déposées. La brève rencontre amicale entre deux âmes en peine que narre le film y conquiert des proportions quasi mythologiques et iconiques à la Gerry.
On pourrait aussi remarquer que l’humour dans Eldorado enfile des vêtements tout à fait particuliers. Bouli Lanners, que sa participation aux sketches des Snuls, sur Canal+ Belgique, à partir de la fin des années 80, a rendu célèbre dans son pays, vient du comique. La première scène du film, la découverte d’Elie dans sa chambre, en train de le cambrioler, est placée sous le signe du burlesque moderne, à la Jim Jarmusch ou à la Kaurismäki. Mais le film va peu à peu progresser vers la noirceur et un ton plus personnel, ménageant parfois quelques encarts déjantés du plus haut effet (la scène d’“Alain Delon”…), qui ne s’écartent pourtant jamais d’un certain réalisme – contrairement peut-être à ce que proposait le premier film de Lanners, Ultranova (2005), plus volontairement délirant.
Avec ses couleurs que Lanners a souhaité chaudes pour ne pas tomber dans le cliché crasseux sur la Belgique (écueil que n’évitait pas Ultranova), l’image même du film, malgré ses aspects westerniens, ancre les personnages dans le réel – et quand les deux personnages conversent au milieu des herbes, on les entend ces herbes, on les sent bouger sous le vent. Plus le récit avance et plus il se fait sombre, disions-nous, sans jamais tomber dans le pathos, sans dériver dans le grotesque. Là où la plupart des metteurs en scène usent de l’humour comme d’une affabilité nécessaire pour dédramatiser l’horreur et feindre l’indifférence, Lanners accomplit l’inverse : le drame semble là pour démystifier le rire, empêcher le cinéaste de se laisser aller à sa pente naturelle, de s’enferrer dans un humour surréalisant (plus que surréaliste au sens propre) assez lourdingue et pénible.
L’absurde, arme qui livrée à elle-même peut aisément tourner à vide jusqu’à exaspérer, y gagne en force et en humanité. C’est sans doute la raison pour laquelle Lanners évite en maintes occasions de céder à la facilité de l’ellipse ou du hors-champ, outils un peu trop éprouvés du burlesque. Prenez la scène où, suite à quelques excès stupéfiants, Elie conseille à Yvan de scotcher ses cheveux au plafond de sa voiture afin d’éviter de s’endormir au volant. Un réalisateur médiocre aurait zappé la mise en application de la méthode pour s’appesantir sur le résultat et provoquer le rire. Pas Lanners, qui préfère consacrer quelques secondes à l’opération, aux efforts, aux gestes humains, aux rapprochements qu’ils nécessitent pour les personnages, et zapper la conclusion, quitte à perdre en efficacité hilarante.
Il y a là une morale qui, en faisant durer plus que d’habitude la mécanique comique (en entraînant notamment ses protagonistes dans des discussions oiseuses et infantiles), la mène par la main à l’émotion. C’est en cela que le film convainc : dans le courage que trouve Lanners à tenir son récit, à le mener sans coup férir jusqu’à sa fin noire, logique, désespérée, sans jamais faillir, sans se laisser aller à le rosir ou à le lisser, en n’abandonnant pas son personnage sans l’avoir accompagné jusqu’à la sortie. Loin de la terre promise, loin du royaume de l’or, du brillant factice.
{"type":"Banniere-Basse"}