Baer, Podalydès, deux acteurs, deux versants apparemment opposés de ce métier. D’un côté, Denis Podalydès, né en 1963, 505e sociétaire de la Comédie-Française, dont nous avions très tôt découvert la fantaisie, dès Versailles, rive gauche, en 1992, réalisé par son frère Bruno, dont il est resté l’acteur fétiche (Dieu seul me voit ; Le Mystère de la chambre jaune, etc.). De l’autre, un saltimbanque, Edouard Baer, né en 1966, de Baer et Wizman, de Nova, de La Grosse Boule, de Canal+, du Grand Mezze avec François Rollin, acteur chez Marion Vernoux (A boire) ou Pascal Bonitzer (Rien sur Robert), auteur de deux films originaux, La Bostella et Akoibon.
Aujourd’hui, les hasards de l’actu les réunissent : Podalydès publie un livre d’une rare lucidité sur le métier d’acteur, Baer monte un spectacle qui raconte la vie d’un comédien. L’occasion rêvée de les réunir et de parler avec eux de leur métier. Rencontre affectueuse autour d’un plat de sushis à La Boule Noire, où Baer répète son spectacle.
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ENTRETIEN > Depuis quand vous connaissez-vous ?
Edouard Baer On ne se connaît pas très bien. Depuis le film de Frédéric Jardin (Les Frères Sœur, 2000), on n’a fait que se croiser, dont une fois à Arles, dans une feria. A chaque fois, je lui dis : « Alors, avec votre frère, quand est-ce que je joue ? »
Denis Podalydès A chaque film que nous faisons ensemble, mon frère et moi, on évoque Edouard, et c’est Bruno qui finit par jouer le rôle… Encore une fois dans le dernier, Le Parfum…, par exemple (rires).
Edouard Baer Je lui ai dit que j’allais faire comme Trintignant à Truffaut pour Vivement dimanche !, et lui écrire une lettre en disant : « Il y a un type de rôle que je pourrais jouer dans vos films : celui que vous jouez, vous ! » (rires)
Denis Podalydès Je suis très attentif à tout ce que fait Edouard, notamment aux acteurs qui sont dans ses films, que j’aime beaucoup sans les connaître : Gilles-Gaston Dreyfus, François Rollin… J’avais même un embryon d’idée de projet pour lui : je rêvais de jouer le grand frère d’Edouard, avec des rapports assez similaires à ceux qui existent dans Mean Streets, où Harvey Keitel doit toujours s’occuper de Robert De Niro qui déconne à pleins tubes. Je voulais jouer une sorte d’ange gardien, parce qu’Edouard ça va être terrible ce que je vais dire, mais je ne vous associe évidemment pas dans le destin me fait penser à mon jeune frère qui s’est suicidé (ça me vient parce que je parle plusieurs fois de lui dans le livre) : dans la voix, dans un type d’élégance, un côté à la fois humoristique et mélancolique que j’aime énormément. Cet embryon d’idée traîne toujours dans un coin de mon esprit.
Edouard Baer Peut-être qu’on le fera quand on sera très vieux (prenant une voix de vieillard) : « Arrête de déconner dans la rue ! » (rires)
Denis, dans votre livre, il y a un moment très touchant. Vous racontez un tournage où le metteur en scène vous pousse à en faire plus dans le côté comique, alors que, pour vous, c’est un fardeau. C’est lourd de devoir faire rire ?
Denis Podalydès J’avais le sentiment qu’on m’avait engagé pour refaire exactement ce que j’avais fait, et qu’on attendait de moi une petite quantité de comique tout à fait identifiable, qu’il fallait que je produise mon petit numéro. Mais j’adore faire rire, comme tout acteur, et je sais que je peux en faire beaucoup trop parfois. J’aime aussi voir des acteurs en faire trop, ceux qui « débordent ». Il peut y avoir une sorte de générosité là-dedans.
Edouard, votre travail consiste souvent à brouiller la frontière de ce qui est drôle et de ce qui ne l’est pas, de ce qui marche et de ce qui tombe à l’eau. Votre comique fonctionne sur une sorte de carence d’efficacité.
Edouard Baer C’est joli comme expression. C’est vrai que ce qui me fait rire, c’est quand ça commence à ne plus être drôle du tout.
Denis Podalydès C’est très dangereux, et Edouard manie ça très bien. C’est une bombe, le comique déceptif, parce que ça peut être réellement décevant. Le comique du ringard, c’est quelquefois obscène, et ça ne l’est jamais chez toi. Il y a une très grande tendresse pour tous les personnages.
Edouard Baer J’aime beaucoup les spectacles ringards au cinéma, comme dans Broadway Danny Rose, Bronco Billy, ou Meurtre d’un bookmaker chinois.
Quel rapport avez-vous avec le rire du public ? Vous cherchez à le retarder, à jouer avec ?
Edouard Baer Ah non, j’ai peur du bide sur scène ! Je ne fais pas du tout dans la provocation, je n’ai pas le courage d’Andy Kaufman, ce comique américain dont s’est inspiré Milos Forman dans Man on the Moon avec Jim Carrey. J’aime quand même le succès (sourires).
Denis Podalydès En tout cas, tu as des vitesses et des ruptures dans la voix qui te permettent de faire des contre-vannes. Parce qu’en fait tu ne procèdes pas par vannes. Même s’il y a des phrases tout à fait absurdes qui passent par ta bouche.
Edouard Baer Oui, c’est vrai, je n’aime pas les vannes.
Très tôt, Denis, vous avez été attiré par un théâtre à texte, alors que vous, Edouard, vous avez choisi de les inventer vous-même, et plutôt sur le vif, en impro. Parlez-nous de votre rapport à un texte.
Denis Podalydès Lorsqu’on sait que le texte marche, parfois on dévie. Ça m’est arrivé de jouer déprimé, de faire des choses que je sais être drôles d’habitude en sachant que ça va tomber à l’eau. Les tournées donnent souvent des grands effets d’abandon : on s’abandonne les uns les autres, soi-même, et le public nous abandonne…
Edouard Baer Tu es sur scène et des pensées qui n’ont rien à voir te traversent pendant que tu joues. Moi, ça m’est arrivé sur Cravate club (de Frédéric Jardin, 2002 ndlr) avec Charles Berling, un type adorable, mais qui a une discipline d’acteur que je n’ai peut-être pas et qui pense que partir sur une humeur serait une trahison vis-à-vis du public, de la mise en scène et de l’auteur. Moi, il y avait des soirs où j’aurais voulu, parce que je n’en pouvais plus, bouger la tête différemment, etc. On avait le spectacle dans les pattes, on savait qu’il marchait. Du coup, je m’ennuyais un peu sur scène et j’étais traversé de pensées du genre : « Où est-ce qu’on va dîner ce soir ? »
Denis Podalydès Comme dans la phrase d’Artaud : « J’ai pour me préserver du jugement des autres toute la distance qui me sépare de soi-même. » Ce n’est pas moi qui joue. Parfois, je subis cet effet de distance, ou je le provoque.
Denis, dans votre livre, vous consacrez quelques textes à ceux que vous appelez les grands acteurs, on sent à la fois une crainte et une fascination pour la vacuité que vous voyez et soupçonnez en eux…
Denis Podalydès Je ne sais pas si c’est la réalité de tous les acteurs, mais je le vis comme ça. Pour moi, un acteur est un morceau de néant traversé par une parole, par quelque chose qui lui vient d’un autre c’est très différent du travail d’improvisation, bien sûr. Au moment où l’on exécute, il faut que le spectateur soit emmené vers quelqu’un d’autre que soi. Et j’ai constaté que les acteurs qui me fascinaient n’étaient rien, n’avaient rien à dire sur rien. Ça m’émeut assez. La Comédie-Française crée ça, c’est une politesse qu’on a les uns envers les autres de se rendre gris et impénétrables, de ne pas montrer son enthousiasme, ne serait-ce que parce qu’on ne choisit rien et qu’on est des instruments choisis pour jouer dans telle pièce ou telle autre. Curieusement, je ne trouve pas ça pesant.
En même temps, vous avez choisi d’écrire.
Denis Podalydès Pour compenser, je crois. Le métier d’acteur est pour moi non créatif, mais ça n’engage que moi.
Edouard Baer Au cinéma, si on n’est qu’acteur, on a un problème qui est qu’on veut y mettre trop de choses. Et il n’y a rien de plus pénible qu’un acteur de cinéma qui, sous prétexte qu’il n’écrit pas, ne met pas en scène et donc ne s’intéresse pas aux autres, arrive trop plein de lui pour se laisser aller. Et un acteur de cinéma doit se laisser aller, doit y aller presque pour se prendre des vacances de la vie. Il faut se rendre disponible. Mastroianni !
Vous, est-ce que vous intervenez sur votre personnage ?
Edouard Baer Ça dépend si c’est ouvert ou pas. Sur le scénario, les dialogues. Mais on n’est pas une génération où il y a dix mille bons cinéastes. En comédie, il y a Salvadori, Podalydès, Lucas Belvaux… Donc si on veut que le film soit meilleur, il n’y a pas de raisons de ne pas ouvrir sa gueule. Ce n’est pas seulement un truc d’ego. Mais je n’interviendrais pas sur la position de la caméra. Je ne me permettrais pas, je préfère en parler avant.
Denis Podalydès Les acteurs-réalisateurs sont souvent très dirigistes. Valérie Lemercier, par exemple, elle vous fait redire la réplique jusqu’à obtenir l’intonation qu’elle souhaite.
Edouard, l’idée de revenir à l’univers du music-hall, d’abord avec Le Grand Mezze, ça obéissait à quel désir ?
Edouard Baer C’était un désir de spectateur, l’admiration pour un type de choses qu’on ne voit pas ou plus, un goût de la variété. J’aime bien que les gens présentent des choses très étonnantes, qui durent trois ou quatre minutes, des chanteurs, des Gitans, le côté un peu roulotte, un peu hétéroclite. J’avais envie de trouver quelque chose d’un peu joyeux. Souvent les choses drôles ne sont pas joyeuses. C’est vrai dans le boulevard par exemple, où tout est très précis, cadré… Quand j’en sors, j’ai ri mais je ne suis pas joyeux. Je voulais que ce spectacle ait une énergie particulière, soit porté par un grand vent de fantaisie. Surtout à une époque où tous les chanteurs chantent pareil, ou tous les humoristes parlent de la même façon, un peu fort, en reproduisant les mêmes arrêts… Il y a des gens géniaux, comme Jamel ou Gad Elmaleh. Mais à côté de ça, il y a des gens qui ont des savoir-faire visuels particuliers, entre le cirque, la danse, que j’avais envie de mélanger à ma logorrhée habituelle.
Dans le livre de Denis, il y a une description un peu effrayante des auditions pour un comédien. Pour vos spectacles, Edouard, le nombre d’auditions est très important, vous voyez des centaines d’artistes ? Comment ça se passe ?
Edouard Baer Effectivement, la scène d’audition dans le livre de Denis est bouleversante. La fille a dit une syllabe et déjà on lui dit : « Au suivant. » Moi, je m’étais fixé que chaque candidat passe trois ou quatre minutes. Même si en réalité, en dix secondes, on sait s’il se passe quelque chose ou pas avec la personne qui auditionne.
Vous avez des souvenirs traumatisants d’auditions ?
Denis Podalydès Il m’est arrivé de passer deux fois le même casting en huit jours. La casting-director ne se souvenait pas de moi, m’a demandé de refaire les mêmes trucs, ne voulait pas me croire quand je lui disais qu’on s’était déjà vus… (rires) J’avais l’impression que je n’avais pas imprimé la pellicule, que j’étais l’acteur flou comme chez Woody Allen.
Edouard, vous allez monter Un pedigree de Modiano. Ce sera votre premier spectacle seul, puisque vous n’avez jamais fait de one-man show…
Edouard Baer Oui, ça ne m’intéressait pas d’être seul sur scène. Mais là, avec Un pedigree, il y a un texte. Un texte bouleversant, qui est la clé de tous les livres de Modiano, avec cette dernière phrase géniale : « Il était temps. » Je suis content, parce que ça me permettra de savoir un texte, d’avoir l’impression d’avoir quelque chose à moi. Parfois, je me dis que si je rencontrais une tribu dans la jungle et que je doive leur expliquer ce que c’est qu’être acteur, ça serait mieux si je savais un texte par cœur, que je puisse le jouer, comme on montre ce que c’est que jongler. Toi, Denis, tu as des textes à toi, non ?
Denis Podalydès Il y a des acteurs du Français qui savent en permanence une dizaine de rôles par cœur. Tu as besoin d’un Scapin, et le comédien est déjà prêt. Sarah Bernhardt allait dans des dîners et on pouvait lui demander de jouer Phèdre comme ça, sur le pouce. Ce n’est pas du tout mon cas. J’oublie les rôles à une vitesse sidérante !
Le personnage que vous jouiez dans les premiers films de votre frère, c’était un personnage aussi construit que vos rôles de théâtre ou ça n’avait rien à voir ?
Denis Podalydès C’est un personnage complètement consubstantiel à moi et à mon frère. C’est quelque chose qui nous unit. On m’a demandé ensuite de reproduire ce personnage. Mais il ne se résume pas à deux ou trois attitudes, une intonation…, il ne peut pas exister dans un autre cadre que ma relation avec mon frère.
Est-ce que quelque chose de ce personnage se prolonge dans Rouletabille ?
Denis Podalydès Oui. Avec Bruno, même si on décide de faire quelque chose qui n’a rien à voir avec ce qu’on fait d’habitude, c’est toujours les mêmes histoires qui nous hantent. L’enfance est toujours là.
On a l’impression, Edouard, que le cinéma, en tant que réalisateur, a pris la part la plus dépressive et angoissée de vous-même…
Edouard Baer J’aimerais bien aller vers des films dans lesquels je ne jouerais pas et qui ne soient pas des comédies du tout. Je crois arriver à créer sur scène un type de comique sans efficacité. Mais au cinéma, je n’ai pas l’impression d’y arriver. Là, j’ai une idée de film qui serait un faux documentaire.
Astérix et Cléopâtre, comme comédien, c’était une expérience joyeuse ?
Edouard Baer Non, ce n’est pas le genre de film où on se marre tout le temps sur le tournage. C’était très luxueux, j’étais content de le faire, mais on ne s’est pas vraiment marrés du matin au soir. On ne peut pas dire que Clavier et Depardieu ont accueilli Jamel les bras grands ouverts, Christian Clavier n’est pas un type dont la passion est de jouer avec les autres acteurs…
Ça a compté, pour vous, à un moment donné, le Splendid ?
Edouard Baer Les bronzés font du ski m’a beaucoup fait rire. Mais je ne peux pas dire que ça ait compté. Ce n’était pas un univers qui restait avec moi ensuite, comme certaines comédies anglaises. Moi, j’aime bien pouvoir habiter dans les films. J’aime What’s New, Pussycat, j’ai envie de faire la tournée avec les Monty Python derrière, j’ai envie de prendre un verre avec Woody Allen après. Helzapopin, ça m’a beaucoup intéressé, mais je n’aime pas trop les films qui vont trop loin dans la déconstruction. Certains films des Monty Python me gênent pour ça. J’aime bien qu’on reste dans l’histoire.
Pourtant, Akoibon est un film qui s’éventre en son milieu ?
Edouard Baer C’est vrai, mais justement les personnages le refusent. Ils s’accrochent à l’histoire, ils ne veulent pas que ça s’arrête, ils continuent dans la déconstruction totale à tenir leur rôle. Mais pour revenir aux films que j’ai eu envie d’habiter, j’aimais énormément les films de De Broca avec Belmondo. Le Magnifique, c’est très beau, et vraiment joyeux pour le coup. J’aime énormément aussi Vittorio Gassman, c’est un acteur inouï. J’adore Le Fanfaron. Rien ne m’émeut plus que sa façon de traverser les choses sans paraître atteint par rien. Les grands acteurs italiens savent faire ça.
Et vous Denis, quels films aimeriez-vous habiter ?
Denis Podalydès En ce moment, je suis plongé dans Pialat. Ma copine m’a offert les deux coffrets de DVD. Les bonus sont remarquablement bien faits. Lui est très drôle. La Maison des bois, c’est magnifique. Nous ne vieillirons pas ensemble, c’est foudroyant. J’essaie de comprendre à quoi tient le réalisme de Pialat. C’est tellement travaillé. Pour moi, le cinéma a commencé par Laurel et Hardy, qu’on adorait, avec mon frère. J’ai toujours aimé les westerns, et John Ford reste un de mes cinéastes préférés. Pourtant, je n’aimais pas John Wayne. Il m’était antipathique. Par contre, je m’identifiais à Richard Widmark. Je le trouvais beau, je voulais lui ressembler…
Edouard Baer Le côté blond et froid… Et tu lisais Prince Eric ?
Denis Podalydès Oui, j’ai beaucoup lu… J’adorais les héros blonds…
Edouard Baer Ah ! Je vois le type d’enfance !
Denis Podalydès Il y a trois acteurs qui me fascinent depuis toujours : Robert De Niro, Gérard Depardieu et Gérard Desarthe. J’adorais 1900 de Bernardo Bertolucci, parce qu’on pouvait y voir Robert De Niro et Gérard Depardieu ensemble. Je sais que ma vie d’acteur a à voir avec ma passion pour eux. Même aujourd’hui, je ne peux pas supporter pas qu’on dise du mal d’eux. Rien ne m’énerve plus que les gens qui disent que Depardieu ne fait plus que des merdes. Même quand il fait Les 101 Dalmatiens avec Glenn Close, il y a un moment où il est génial. Il est, la plupart du temps, dix fois plus intelligent que les gens qui le font tourner.
Pour finir, c’est quoi un grand acteur ?
Denis Podalydès On vient de parler de l’un d’eux. Un grand acteur, c’est quelqu’un qui échappe à la définition qu’on en donnerait. Le bon acteur vise le rôle, touche la cible, et pan, c’est juste. Le grand acteur tourne autour du rôle, il le hante, le circonvient. Il y a un texte de Proust, où il parle « d’une œuvre autour d’une œuvre ». Pour moi, c’est ça.
Edouard Baer Pour moi, c’est quelqu’un qui peut tout jouer, tout faire, tout en donnant l’impression de rester lui. C’est une force d’évidence. Jean Gabin est impressionnant là-dessus. Il ne gomme rien de lui, mais il peut tout faire. C’est un humain avec suffisamment d’ampleur pour pouvoir tout jouer. ||
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