A 23 ans, elle a imprimé dans Les Yeux sans visage une des images de terreur les plus puissantes du cinéma français. Sa carrière a connu des éclipses jusqu’à un come-back fracassant au seuil des années 2000. Alors qu’elle vient de disparaître à l’âge de 81 ans, retour sur la passionnante trajectoire d’une actrice fascinante.
“Il y a beaucoup de choses qui vont partir avec moi. Des secrets. Des histoires qui n’intéressent personne. Mais il y a le résidu, les objets.” Ces paroles testamentaires prennent aujourd’hui une vibration particulière et nous gercent le cœur à mesure qu’ils nous reviennent en mémoire. Edith Scob les prononçait sur un écran, il y a maintenant onze ans.
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Elle était Hélène, la bouleversante aïeule de L’Heure d’été d’Olivier Assayas, livrée tout à coup à ces ruminations macabres dans la pénombre d’un salon et la solitude d’une fin de dimanche, après que ses enfants et petits-enfants ont déserté l’antique demeure familiale.
Le résidu en question c’était donc les objets, des tableaux de maîtres, des meubles précieux dont elle se préoccupait, non sans anxiété, de la transition. La demeure de cinéma d’Edith Scob comporte aussi quelques trésors précieux et des images de maîtres parfois lourdes à porter, et maintenant que la comédienne nous a quittés, ce 26 juin, à 81 ans, nous nous retrouvons seuls face au « résidu« , qui pour une actrice est les films.
Un premier rôle majeur
L’œuvre majeure du legs Edith Scob, c’est bien sûr la jeune fille presque perpétuellement masquée des Yeux sans visage de Georges Franju (1960). Un rôle totémique, totalement voué à la fascination scopique : sur le visage, il y a un masque, si lisse, si blanc, qu’on ne peut en décoller le regard.
Une expression incertaine s’y dessine, mais qui toujours aussitôt s’évapore dans la surface si diaphane qu’elle en devient opaque. Et sous le masque, il y a un visage, si défait, si saccagé, que même le père de la jeune femme ne peut le regarder, jusqu’à ce que, chirurgien monomaniaque, il parvienne à reconstruire le visage détruit après avoir tué des dizaines de jeunes femmes pour prélever leur face.
Les traits d’Edith Scob n’apparaissent que quelques minutes au cœur du film, par la grâce instable d’une opération provisoirement réussie. Mais son visage s’y révèle aussi énigmatique que le masque qui le recouvrait, surface blafarde sertie de deux yeux affolés.
Bientôt, il se fendille, se couvre à nouveau d’ecchymoses comme autant de crevasses et disparaît alors à nouveau sous le masque. Une silhouette osseuse aux attaches trop fines, un mode de déplacement sur la pointe des pieds comme si le corps n’était pas tout à fait arrimé au sol, et un visage qui finit par se confondre avec son masque, c’est cela la scène primitive de cinéma d’Edith Scob.
Une scène traumatique pour le spectateur happé par ce scintillement d’apparitions et de disparitions spectrales, mais peut-être, sûrement, traumatique aussi pour l’actrice débutante qui l’interprète à tout juste 23 ans.
Georges Franju, un réalisateur qui la révèle
Les Yeux sans visage n’est que le deuxième film d’Edith Scob, un an après sa première apparition, déjà chez Franju. Dans La Tête contre les murs (1959), elle est une jeune folle enfermée dans un asile.
Elle n’a que quelques plans, mais suffisamment marquants pour indiquer que le réalisateur vient de trouver, dans cette présence aussi inquiète qu’inquiétante, l’héroïne masochiste adéquate au déploiement puissant de sa poésie morbide.
Dans le film suivant, Les Yeux sans visage donc, le maître de l’épouvante made in France fixe cette image de vierge exsangue, effrayante de passivité, et puis, comme elle ne lui suffit pas, il la duplique trois ans plus tard dans Judex (1963), où l’actrice interprète à nouveau la fille innocente d’un notable qui a du sang sur les mains.
Enlevée, droguée, elle est à nouveau maltraitée de toutes les façons et une fausse bonne sœur en cornette (la brune et maléfique Francine Bergé) pointe une aiguille géante sur son cœur de poupée pâle à sadiser.
Une carrière qui s’amenuise
Edith Scob tourne deux autres films avec Franju (Thérèse Desqueyroux, 1962 et Thomas l’imposteur, 1965) et puis très vite sa carrière s’amenuise.
En 1969, Luis Buñuel l’imagine dans La Voie lactée en Vierge Marie insolite, empêchant au dernier moment son fils Jésus, qui trempe son blaireau dans de la mousse à raser, de se tailler la barbe. “Mon fils, ne te rase pas ! Tu es beaucoup mieux avec de la barbe !” lance-t-elle de cette voix légèrement chevrotante qui nuance de bizarrerie la plus anodine des répliques.
Dans les années 1970, elle importe dans des productions commerciales l’imaginaire masochiste façonné par Franju : épouse anorexique et givrée de Michael Lonsdale dans La Vieille Fille (de Jean-Pierre Blanc avec Annie Girardot et Philippe Noiret, 1971) ; agonisante à la peau cireuse mariée à un châtelain vampire dans la série télé fantastique La Poupée sanglante (1976).
Un come-back spectaculaire
Mais les propositions se raréfient. Les années 1980-1990 la voient quasiment disparaître des écrans. Jusqu’à opérer un come-back spectaculaire la soixantaine venue, lorsque plusieurs cinéastes ont l’idée judicieuse de convertir le masochisme victimaire scellé par Franju en sadisme exubérant.
Elle enchaîne dès lors les compositions de vieilles dames méchantes. Dans Vénus Beauté (Institut) de Tonie Marshall, en 1999, elle est une cliente qui raconte des horreurs sur ses enfants à son esthéticienne ; dans La Fidélité (2000), Andrzej Zulawski la transforme en éditrice alcoolique survoltée et vociférante ; dans Le Pacte des loups (Christophe Gans, 2001), elle est la mère meurtrière de Vincent Cassel et Raul Ruiz en fait l’étourdissante duchesse de Guermantes dans son Temps retrouvé (1999).
Le visage acéré comme un oiseau de proie, elle y profère des abominations sur ses congénères avec cette particularité frappante (dont elle a eu l’idée sur le plateau, disait-elle) de transformer tous les “o” en “a” – “C’est une cachanne !” scande-t-elle, ivre de perfidie à propos de Gilberte Swann (Emmanuelle Béart).
Devenue un second rôle très prisé, elle enchaîne les compositions marquantes, dans le beau film d’Arnaud Simon, Un camion en réparation (2005), L’Heure d’été (2008) ou Didine de Vincent Dietschy (2008). Jusqu’à L’Avenir de Mia Hansen-Løve (2016), où elle interprète la mère tempétueuse et cinglée d’Isabelle Huppert.
Une présence magnétique
Enfin en deux temps, Leos Carax met en scène majestueusement toute la mémoire cinéphile de l’actrice. Dans Les Amants du Pont-Neuf (1991), elle est la passagère d’un véhicule qui renverse Denis Lavant et le cinéaste ne filme que ses mains – la laissant une fois encore sans visage.
Puis vingt ans plus tard, dans Holy Motors (2012), il en fait la chauffeuse de la limousine du même Denis Lavant. A la fin de la journée, après avoir remisé le véhicule dans un garage, elle renfile une dernière fois un masque (plus bleuté que blanc cette fois) et s’enfonce dans la nuit.
Ce masque dont Carax la recouvre à l’autre bout de sa carrière n’a pas seulement recouvert son visage le temps du film de Franju. Il a failli aussi recouvrir toute son œuvre, avant qu’elle ne parvienne avec beaucoup d’à-propos et de ténacité à le déborder pour construire de sa présence magnétique une des plus fascinantes filmographies du cinéma français.
Jean-Marc Lalanne
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