« Ed Wood » et « Big Fish » de Tim Burton sortent en DVD. Deux films qui, en dix ans, dessinent l’univers de fantasmes et d’anticonformisme d’un cinéaste aussi précieux qu’attachant.
Tim Burton est aujourd’hui l’un des rares cinéastes américains apparus dans les années 80 et susceptibles de répondre au statut d’auteur, populaire de surcroît. Un tel terme peut paraître obsolète, mais les spectateurs sont nombreux à reconnaître et à identifier la signature du cinéaste, et l’adjectif « burtonien » a intégré le vocabulaire cinéphile courant.
Pourtant, qu’est-ce qu’un auteur dans le paysage contemporain d’Hollywood, qui produit de plus en plus d’images et de moins en moins de films ? Un créateur irréductible ou un artiste caméléon ? Un inventeur de formes cinématographiques, un styliste capable de résister aux normes du système industriel, pouvant marquer une commande ou un film de genre du sceau de son génie ? Ou bien le gardien attentif d’un univers singulier et d’obsessions intimes, creusant avec obstination le même sillon, en autarcie ?
Pendant une décennie, de son premier long métrage Pee-Wee Big Adventure (1985) à Ed Wood (1994), Tim Burton a laissé penser qu’il pouvait réussir à être les deux, parvenant à concilier prodigieusement les exigences des studios et l’intégrité de sa vision, dans le registre galvaudé du fantastique merveilleux. Le tout armé d’un talent original, avec un mélange de modestie et de pugnacité qui forçait le respect. Cet exploit fut possible grâce aux succès inattendus de Pee-Wee Big Adventure et de Beetlejuice (1988), confirmés par le triomphe commercial de Batman (1989), une expérience périlleuse dont il sort vainqueur.
Burton gagne la confiance des studios et peut se consacrer à des projets très originaux. Il réalise Edward aux mains d’argent (1990), produit L’Etrange Noël de monsieur Jack (1993) et signe une suite plus personnelle des aventures de l’homme chauve-souris. Dans Batman, le défi (1992), supérieur à l’original, Burton offrait la vedette aux ennemis de Batman, Catwoman et le Pingouin, créatures poétiques, belles et monstrueuses chères au cinéaste de Beetlejuice.
L’intérêt du cinéma de Burton, hormis son talent pour l’invention d’univers gothiques et de bestiaires fantastiques, réside en effet dans cette sensibilité juvénile et rebelle, cette phobie du conformisme et de la « normalité » qui en ont fait le cinéaste élu des ados du monde entier, le poète des freaks, des marginaux, des parias. Un des plus beaux films de Burton, Edward aux mains d’argent, organisait ainsi la rencontre fortuite entre le cinéma de Nicholas Ray et celui de Jean Cocteau. Le thème coctaldien de l’angélisme traverse l’œuvre de Burton, au même titre que ceux de la fuite vers le rêve, de la défiance envers toute forme d’organisation sociale et de la filiation problématique. Burton est un ciné-fils, qui s’est choisi des maîtres hors normes, petits papes de la contre-culture et de la série B (Mario Bava, Roger Corman, Russ Meyer), et un vrai père de substitution, l’acteur Vincent Price, auquel il dédia un superbe court métrage d’animation (Vincent) et offrit le dernier rôle, ô combien symbolique, du savant qui crée Edward avant de mourir dès la fin du générique.
Vincent Price était un prince du film d’horreur, un acteur excentrique, cultivé et délicieux, dont la diction onctueuse et la silhouette inquiétante ont traversé l’histoire du cinéma américain, de Mankiewicz et Preminger aux films d’exploitation des années 70. Tim Burton se souviendra de sa relation amicale avec le grand acteur vieillissant lorsqu’il filmera celle, plus pathétique mais tout aussi intense, qui unit le jeune Ed Wood à son idole Bela Lugosi, l’inoubliable Dracula des années 30 ayant sombré dans l’oubli et la drogue vingt ans plus tard. Ed Wood est à ce jour le chef-d’œuvre de Tim Burton, un projet qui évite tous les pièges de son sujet.
Ed Wood fut le réalisateur malchanceux d’une poignée de séries Z mises en scène en dépit du bon sens, avec un manque de moyens et de professionnalisme inversement proportionnel à l’enthousiasme et à la passion de leur auteur. Mort dans la pauvreté et l’anonymat, au terme d’une carrière absolument ratée, Ed Wood connut une gloire posthume en étant élu « plus mauvais réalisateur de tous les temps », et ses films Glen or Glenda et Plan 9 from Outer Space devinrent l’objet d’un culte fervent chez les amateurs de nanars.
On peut déceler dans les films d’Ed Wood une forme naïve d’art brut, mais c’est hélas au nom du kitsch et de la dérision débile que ses films sont devenus célèbres. Tim Burton, lui, refuse de rire, et son film élude toute forme de moquerie ou de cynisme. Ed Wood, dans cette biographie réinventée qui ne recherche pas l’exactitude mais la vérité, devient l’archétype de l’artiste prêt à surmonter tous les obstacles pour réaliser ses rêves. Pour la première fois, les contingences du réel entrent en jeu dans le monde de Tim Burton, même si celui-ci oriente son film vers le conte de fées (la rencontre avec Orson Welles, l’apothéose finale et fantasmée). Ed Wood est une biographie en forme d’autoportrait, un hommage à un cinéaste incompétent et honnête, un homme sympathique et cinglé, travesti et hétérosexuel, à la tête d’une troupe de tocards et de farfelus tout aussi émouvants.
Sur le plan artistique, Ed Wood est une réussite absolue. Le moindre comédien est parfait, et Martin Landau dans le rôle de Bela Lugosi livre une composition inoubliable. Burton prouve qu’il est un directeur d’acteurs extraordinaire (une qualité qu’il oubliera sur le tournage de La Planète des singes) et que ses talents de cinéaste ne se résument pas à la gestion d’effets spéciaux ou de budgets gigantesques. Tim Burton se distingue d’ailleurs de ses collègues habitués aux films de genre ou aux productions spectaculaires par son inaptitude à filmer des scènes d’action ou de violence, toujours très approximatives et sans ampleur chez lui (voir les Batman ou La Planète des singes encore). Cela ne l’intéresse visiblement pas. Il préfère se concentrer sur ses personnages, interprétés par des acteurs déguisés ou maquillés, et accorde autant de soin à leur psychologie qu’à leur apparence (l’une étant toujours la conséquence de l’autre, et vice-versa).
Après Ed Wood, Burton s’est orienté vers des projets assez rassurants qui l’enfermèrent dans son univers et en dessinèrent assez vite les limites. Tournant le dos au monde contemporain, soulignant son image de rêveur irrécupérable, Burton tourna un pastiche de films de SF paranoïaque (Mars Attacks! en 1996), un conte gothique avec Johnny Depp (Sleepy Hollow en 1999) et un remake impersonnel d’un classique de la science-fiction (La Planète des singes en 2001). A chaque fois, le surlignage des signes de reconnaissance ou au contraire leur atténuation consensuelle déçoivent et donnent l’impression que le cinéaste tourne en rond. Les admirateurs d’Ed Wood attendaient qu’il se décide enfin à prendre des risques, à aborder un vrai sujet qui lui permette d’enrichir sa palette d’émotions nouvelles. Ce fut le cas avec Big Fish.
Big Fish reprend la conversation interrompue entre Burton et les admirateurs d’Ed Wood, mais aussi, il nous semble, le monologue intérieur du réalisateur avec ses propres films et son petit monde fantasmagorique. Big Fish présente les symptômes d’un film-miroir. Il renvoie une image inversée de l’univers si reconnaissable de Burton et entretient des rapports étroits avec Ed Wood (le thème de la filiation, la tension entre réalité et fantasmagorie).
Big Fish s’impose aussi, avec peut-être trop d’évidence, comme le film de la maturité et du passage du statut de fils à celui de père. La relation qui unit le père mourant et le jeune homme est cette fois-ci organique, mais aussi plus compliquée que dans Ed Wood car pas uniquement vécue sur le mode de l’admiration. Le fils journaliste, bourgeois et rationnel, rejette la personnalité fabulatrice de son père qui a brodé à partir d’événements réels une saga orale d’aventures extraordinaires dignes d’un film de Tim Burton première période. Cela n’a pas empêché le vieil homme de concrétiser ses rêves de bonheur conjugal et de réussite professionnelle dont la normalité absolue tranche avec l’inadaptation pathologique des héros précédents du cinéaste.
On peut considérer Big Fish comme un éloge du conformisme, une rêverie confortable dans laquelle la folie douce du personnage est acceptée par tous et compatible avec les clichés de la « success story » à l’américaine (épouse aimante, pavillon de banlieue et promotion sociale à la clé). Mais le grand intérêt du film réside dans son mélange de féerie et d’attention au monde. Burton montre les effets de la crise économique sur le paysage (exode rural, villes fantômes) et les mentalités. Il plane sur Big Fish l’ombre de La vie est belle de Capra (encore une histoire d’ange !), film matriciel qui n’en finit pas d’inspirer les cinéastes américains. L’univers rose bonbon du début s’assombrit et le héros représentant de commerce se transforme en témoin de l’évolution négative des Etats-Unis.
Paradoxalement, le film est plus réussi dans ses passages « réalistes » que dans ceux qui proposent un dernier tour de piste dans l’univers de Tim Burton. Les scènes dans le cirque, par exemple, ne font pas oublier le très bel hommage que Burton avait rendu à Fellini et Nino Rota dès Pee-Wee Big Adventure, et le géant et les sœurs siamoises font un peu tapisserie. Souvent accusé d’être un cinéaste ornemental, plus préoccupé par les décors et les accessoires que par la mise en scène, Burton livre un film étonnamment terne sur le plan visuel, dont la photo chichiteuse tranche avec le baroquisme chatoyant des Batman ou bien sûr le noir et blanc somptueux d’Ed Wood.
Malgré ses scories, Big Fish est un film personnel et attachant, qui démontre que Tim Burton n’a pas perdu sa croyance dans le cinéma et son désir de raconter des histoires (surtout d’amour), sans aucune tentation du second degré. La tentative ambitieuse de greffer dans un même film le roman familial, la mythologie américaine et les contes à dormir debout n’aboutit qu’à une demi-réussite. Ce film bancal nous rassure : même lorsqu’il marche sur les plates-bandes de Spielberg ou de Zemeckis, Tim Burton ne livre jamais un produit aux bons sentiments fabriqués et savamment dosés.
On ne peut douter de la sincérité de Tim Burton, de son engagement personnel dans un film comme Big Fish, qui traduit sa propre vision du romantisme. Mais son statut de cinéaste, entre résistance et intégration, fidélité et ouverture, semble indécidable.
Ed Wood, avec Johnny Depp, Martin Landau, Sarah Jessica Parker (Buena Vista Home Entertainment), 2 h 06, 20 e.
Big Fish, avec Albert Finney, Jessica Lange, Ewan McGregor (GCTHV), 2 h 05, 25 e.
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