A New York en 64 et à Paris en 68, le cinéaste expérimental Peter Emanuel Goldman filme en noir et en blanc la jeunesse dandy de son époque et réalise deux joyaux uniques, fragments de pure poésie pour la première fois édités en DVD.
Comment va-t-on faire, désormais que tout ça vient d’être édité en DVD, et merveilleusement qui plus est ? Jusque-là, c’était facile : Echoes of Silence était notre film préféré. Et surtout, il était rare. C’était sa chance et sa malédiction. Ceux qui avaient eu l’opportunité de le voir formaient une société secrète. La communauté de ses adorateurs. Sa rareté flattait notre snobisme, incurable, mais aussi demandait de l’entraînement : inspecter les programmes de toutes les cinémathèques au monde en espérant le voir réapparaître (une fois tous les six ou sept ans), y aller pour faire provision d’images, d’émotions à fleur de peau. Y aller pour faire provision de silence.
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Par ce qu’il est formellement différent (troué, fonctionnant par séquences qui sont comme autant de points de suspension), Echoes of Silence appartient, dit-on, à l’histoire du cinéma expérimental. C’est toutefois le parangon d’un film ne fonctionnant qu’à l’émotion, naviguant à l’impensé, qui ne cherche pas sa vérité dans une forme mais pose juste un dispositif qui lui est simple, dans lequel il peut avancer, pour mieux nous avaler. Ça doit marcher un peu, puisque chaque spectateur d’Echoes of Silence se souvient de l’état dans lequel il est sorti du film, la première fois. J’entends encore la pluie qui frappait les vitres du métro aérien, quasi vide comme souvent le dimanche vers 19 heures. Les os trempés, je tremblais.
J’étais devenu eux : Miguel, Stasia, Viraj, hagards, marchant malades dans les rues de Greenwich Village, les yeux dévorés par le manque affectif. Avoir 20 ans est une merde sans nom. Et tant pis si le cinéma a toujours raconté le contraire. D’ailleurs, Echoes of Silence s’est fait à côté du cinéma.
Son geste consiste à tenir au jour le jour la chronique de trois personnages évoluant dans l’anonymat vide d’une ville-foule : New York. C’est New York qui a dirigé ce film, qui en a dicté la loi. New York et son idée énorme de la démocratie, donc de la foule. Et que serait le concept entièrement américain de foule s’il ne s’accompagnait pas inévitablement de toute cette solitude étalée. Ce qu’Echoes of Silence refuse, c’est de voir les corps et les visages qui passent disparaître graduellement. Il veut les enlever à la foule qui les mange.
Tout était déjà dit dès le carton, dessiné à la main par le cinéaste, qui sert d’introduction, page d’un journal intime projeté sur grand écran : « Voici la photo d’une maison située dans le quartier calme de Greenwich Village. Je vivais au troisième étage. Le deuxième étage était occupé par Stasia. Quand elle est partie, Miguel a pris sa place. Ils ne se sont jamais croisés, même s’ils hantaient les mêmes cafés et ont partagé les mêmes amis. Viraj vivait dans les endroits qu’il trouvait. Il lui arrivait de rendre visite à Stasia. Parfois, il m’arrivait de les accompagner, avec ma caméra. C’est ainsi que ce film a vu le jour. »
On remarquera qu’il a écrit « photo », et non pas « film ». Bien sûr, c’est pour parler du plan fixe de la photo qui précède la scène – et toujours un plan fixe de photo précédera chaque scène. Mais quel cinéaste expérimental douterait qu’une photo que l’on filme durant cinquante secondes est déjà du cinéma ? Aucun, sauf ce Peter Emanuel Goldman qui a fait ce film, existentialiste (comme on peut le dire de Mekas), en pensant autant cinéma que photographie, Cartier-Bresson ou Robert Frank, qu’il admire jusqu’à lui rendre visite. Peut-être Frank lui a-t-il montré ce drôle de livre de photos qu’un Néerlandais avait fait à Paris parmi la jeunesse lettriste et pas encore situ au début des années 50, Love on the Left Bank d’Ed van der Elsken ? Echoes of Silence lui ressemble tellement. Goldman se nourrit donc d’une tension moléculaire entre l’énergie du mouvement qui emporte la foule et la volonté farouche d’arracher quelque chose à cette mécanique d’oubli.
Au coeur de ce torrent, la peur de la sexualité. Et autour d’elle, comme un enrobage, le jazz de Charlie Mingus. L’album Mingus Mingus Mingus Mingus Mingus, qui venait de sortir en 1964, était sur toutes les platines et au moment de monter son film, tourné en muet, Goldman a posé le diamant sur II B.S., et évidemment ça correspondait. Et pour cause : ça hurlait la même chose.
avoir 20 ans est une merde sans nom. Et tant pis si le cinéma a toujours raconté le contraire
On ne peut aujourd’hui s’empêcher, en revoyant Echoes of Silence, de comparer Goldman à un autre grand Américain. Non, ce n’est pas Cassavetes (au fond, Echoes of Silence et Shadows ne se ressemblent pas tant que ça). C’est un écrivain. Cela pourrait être Kerouac, le Kerouac des Souterrains, mais c’est plutôt à Selby que l’on pense. Surtout devant les yeux noirs de Miguel, le héros tourmenté du film, shooté à la pulsion sexuelle non rassasiée. Miguel a quelque chose du Harry de Last Exit to Brooklyn – et de tous les Harry de tous les autres livres de Selby. Miguel en 1964, jaguar dans New York, c’est un Harry qui ne serait pas encore passé à l’acte. Un Harry en puissance. Qui attend une fille qui n’est pas venue, qui marche, marche et regarde toutes les autres filles de la ville jusqu’à devenir le buvard de tout ce que New York a à offrir à son regard et qui se dérobe aussitôt. Miguel boit des yeux ce qu’il ne peut caresser. Et caresse Viraj, qui le caresse à son tour, quand il n’y a personne pour éponger leur solitude. Stasia, à l’étage du dessous, maquille une amie. Elle n’ose pas lui dire ce qu’elle ressent, en la maquillant.
On disait Selby, qui a fini religieux, fou. Goldman a un peu de cette trajectoire. Etudiant abreuvé de culture beat, il visite l’Europe, s’inscrit à la Sorbonne, s’improvise marin, retourne à New York, fait serveur, charge des camions, tente de survivre en tournant des nudies, petits films déshabillés, en même temps qu’il encense les films de Warhol dans The Village Voice. Bien inspiré, il commence à tourner autre chose que des nudies. Fin janvier 1965, Echoes of Silence est montré à New York puis au Festival de Pesaro. C’est là que Jean-Claude Biette le verra et écrira dans les Cahiers du cinéma un article une fois de plus formidable.
Godard aussi a vu le film et décide d’aider Goldman à sa façon en lui obtenant une bourse pour vivre à Paris. Avec sa copine suédoise, Goldman habitera d’abord chez Agnès Varda et Jacques Demy, rencontrera Pierre Clémenti et tournera un second film, Wheel of Ashes. L’errance, encore plus folle, l’errance jusqu’au mantra, d’un homme qui ne communique plus avec rien, se perd dans son envie de cuisses gainées de bas de soie et se noie dans une démesure mystique, hindouiste, yoguiste, à la sauce américaine. Clémenti, qui ne parle pas anglais, surnomme le film « We love haschisch ». Entre lui et Goldman, le courant passe mal, et Goldman commence à penser que le cinéma n’est pas pour lui. Il arrêtera quasiment d’en faire, sans s’apercevoir que Wheel of Ashes ouvrait des portes que défonceront Garrel et les Zanzibar.
Goldman, quand cela arrive, est déjà loin, ses crises l’amènent vers un judaïsme orthodoxe, dont il a depuis fait sa cause. Il parle depuis la fin des années 90 de tourner une comédie inspirée des Aventures de Rabbi Jacob. Son histoire au fond ressemble à celle d’un homme qui s’est fait avaler par cet astre qu’il avait lui-même dessiné tout seul sur pellicule.
Echo du silence radio. Echoes of Silence (E.-U., 1 964, 1 h 15) ; Wheel of Ashes (E.-U., 1968, 1 h 35) de Peter Emanuel Goldman (Re:Voir Vidéo), 24 € chacun, 39 € les deux
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