Un Lubitsch bressonien et un Ford marxiste. Ainsi pourrait-on résumer grossièrement Du jour au lendemain et Lothringen !, les deux « moyens » métrages de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub - le premier est leur vrai nouveau film, le second est une commande d’Arte sur la Lorraine. Deux films pour enfoncer le clou d’une démarche intègre, obstinée […]
Un Lubitsch bressonien et un Ford marxiste. Ainsi pourrait-on résumer grossièrement Du jour au lendemain et Lothringen !, les deux « moyens » métrages de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub - le premier est leur vrai nouveau film, le second est une commande d’Arte sur la Lorraine. Deux films pour enfoncer le clou d’une démarche intègre, obstinée et rigoureuse, mais aussi pour synthétiser la formidable variété d’une oeuvre unique. Bienvenue dans « l’Internationale Straubienne ».
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Du jour au lendemain commence par le plan fixe d’un studio : un grand orchestre est en train de s’échauffer devant une scène que l’on distingue au fond du plan. Suit un autre plan fixe sur un mur taggé en allemand graffiti programmatique du film : « Où gît votre sourire, enfoui ? » Générique sur fond noir. Puis un salon bourgeois on devine que ce salon est la scène aperçue à l’arrière du plan inaugural. Un couple surgit dans l’espace triple scène/pièce/cadre : smoking, noeud pap et robe longue, il rentre d’une soirée chic on se croirait dans une comédie américaine des années 30. Mais où est-on vraiment ? A ceux de nos lecteurs qui connaissent et aiment les Straub (une infime minorité, on en est bien conscients), on répondra qu’on est indiscutablement dans le nouveau film des Straub, amoureux paradoxaux d’un certain cinéma hollywoodien. A ceux qui connaissent seulement de réputation les Straub mais les craignent ou les rejettent (sans doute plus nombreux que les premiers, on le déplore), on rétorquera qu’on est dans une comédie musicale lubitschienne, légèrement pliée aux lois de la straubie. Ceux qui ne connaissent pas du tout (les plus nombreux, on le pressent), on les préviendra qu’ils ont là une bonne occasion de découvrir un couple de cinéastes radicaux qui ont toujours su conjuguer au plus serré théorie et pratique, liberté artistique et économie parallèle, éthique de cinéma et éthique de vie. L’argument de Du jour au lendemain, tiré d’un opéra de Schönberg, est donc lubitschien. Au retour d’une soirée en ville, un couple se querelle. Le mari a été séduit par l’amie de sa femme. En décrivant le charme piquant, la vivacité et l’élégance de son nouvel objet de désir, il fait le désespoir de son épouse. Le thème adultérin, le luxe des costumes, le confort bourgeois du salon, les portes à droite et à gauche, tout cela évoque à l’inconscient cinéphilique les grandes comédies du remariage comme La Huitième femme de Barbe-Bleue ou Cette sacrée vérité. D’ailleurs, signe de la légèreté du drame qui se noue, la femme rebondit vite : elle-même prétend avoir tapé dans l’oeil du chanteur qui complétait leur quatuor, use de ses sortilèges pour reconquérir son mari en se reprenant, elle reprend aussi le dessus sur l’époux. Chez Lubitsch ou McCarey, on reconnaîtrait là le ping-pong inhérent au genre ; chez les Straub, on l’identifierait plutôt comme le mouvement dialectique par lequel la femme se réapproprie les rênes, la figure d’un balancier politique qui équilibre les flux de pouvoir au sein du couple. Au-delà de l’argument de comédie de l’opéra de Schönberg, la méthode reste rigoureusement straubienne on y reconnaît certains principes constitutifs de la démarche du couple : le découpage et le montage sont réduits au minimum, la caméra bouge peu, les cadrages et les plans sont réglés avec une précision maniaque organisant une gestion quasi militaire de l’espace du studio, chaque prise est enregistrée en son direct, toutes choses qui nécessitent une minutie extrême, une coordination parfaite entre le jeu, le chant, la musique et l’enregistrement. On le savait, mais on le redécouvre à chaque fois : les Straub sont des bourreaux de travail et leur cinéma de bouts de ficelle (économiques) est au moins aussi méticuleux que les plus grosses productions hollywoodiennes. Qualité straubienne que l’on retrouve ici : la sensation de présence de leurs plans. Les Straub travaillent beaucoup en amont du tournage (repérages, répétitions, mise en place…) comme si pour eux, toutes les énergies devaient converger vers le moment privilégié, l’instant sacré de la prise. On parlerait volontiers de conception quasi religieuse du plan, s’ils n’étaient profondément marxistes. N’empêche, cette incandescence de l’instant présent de l’enregistrement, ce « respect du réel » (comme un grand cuisinier respecte ses produits de base), se ressent à chaque image/seconde de leur film. Vers la fin, le second couple arrive pour défaire et refaire les liens sentimentaux, occasion pour les Straub de montrer leur science du hors-champ, de l’occupation du cadre, leur rapport à l’espace pendant tout le film, on balance dans un espace indécidable entre la réalité des trois murs (le théâtre, la stylisation) et l’illusion des quatre murs (le cinéma, le naturalisme). Refusant la « mode » de l’aventure, la « modernité » de l’échangisme affectif et sexuel, le premier couple opte finalement pour une continuité plus désuète, mais aussi plus exigeante et sans doute plus satisfaisante sur le long terme d’une vie. Ce choix de la fidélité conjugale pose la question autobiographique. Mais par-delà ce trait finalement anecdotique, Du jour au lendemain fait résonner plus amplement l’idée de fidélité : fidélité dans son acception maritale mais surtout artistique, éthique et politique. Les Straub forment certes un couple qui dure, une alliance d’airain, mais ils sont surtout restés fidèles envers et contre tout à leurs amitiés, à leurs idées, à leur praxis et à leur idée du cinéma.
Ce court long métrage (62 minutes) est précédé d’un long court métrage (21 minutes), Lothringen !, une commande d’Arte déjà diffusée sur la chaîne mais à laquelle le grand écran redonne l’intégralité (et l’intégrité) de ses beautés. Straub y retourne sur les lieux de son enfance, Metz et ses environs. Le cinéaste explique souvent qu’avant d’être filmé, un lieu doit d’abord être vu, puis regardé : devant la splendide simplicité des plans de Lothringen !, devant ce frémissement virginal du regard qui remonte à l’émerveillement inaugural des vues Lumière, on comprend que le discours du cinéaste n’est en rien réductible à une rhétorique sèche et creuse. Straub ne s’est pas contenté de passer par la Lorraine avec ses gros sabots, il l’a vue et son film nous la donne à voir. Mais le vertige de Lothringen ! ne tient pas uniquement à la relation très forte entre ce qui est regardé et ce qui regarde. Une voix off lit des extraits de Colette Baudoche, roman de Maurice Barrès, racontant l’exode des Lorrains qui ne voulaient pas devenir allemands après la défaite de 1870. La méthode est celle de Trop tôt trop tard (peu ou prou réadaptée par Lanzmann dans Shoah) : un lieu filmé au présent, un texte évoquant des faits passés s’étant déroulés sur ce même lieu. La confrontation des deux crée la profondeur en abyme (et le cinéma) : la bande-son déclenche les images mentales, la bande-image devient hantée de tout ce qu’on ne voit pas, l’invisible devient visible. Le désertique paysage lorrain d’aujourd’hui est soudainement habité par les batailles, les violences, les coups de canon du passé ; le refus des Lorrains fuyant l’occupant allemand devient palpable. La conscience de l’Histoire jaillit plus sûrement que dans ces grosses reconstitutions qui transforment souvent la matière historique en opérette artificielle. La parole et l’image tracent ainsi le lien entre les ravages causés à la Lorraine par les classes dominantes d’hier (le peuple lorrain bradé à l’Allemagne) et d’aujourd’hui (la région exsangue suite au démantèlement de l’industrie houillère).
Après Kafka, Pavese ou Hölderlin, le choix d’un texte de Barrès peut surprendre de la part des Straub. On y entend les Allemands comparés à « des immigrés » qui viennent détruire la culture et la langue française résonance ambiguë dans la France de 97. Mais dans l’esprit des Straub, la Prusse conquérante et colonialiste de Bismarck ne saurait être comparée aux travailleurs maghrébins d’aujourd’hui, victimes à retardement d’une autre colonisation. Ce n’est pas tant le ressentiment franco-allemand qui les intéressait chez Barrès que l’esprit de résistance des gens des rues et des campagnes face à l’agression d’une puissance impérialiste, le refus du peuple de se laisser cocufier par un deal passé au-dessus de sa tête par les puissants (Napoléon III cédant l’Alsace et la Lorraine à Bismarck). Incarnation de cet esprit de résistance, une jeune fille qui refuse d’épouser un Prussien : elle apparaît dans deux ou trois plans, droite et fière telle une statue, comme faisant partie intégrante du paysage comme les Indiens chez Ford. Un bon camarade de beuverie résumait Lothringen ! avec exactitude et concision : un Ford écrit et réalisé par les Indiens.
Voir ensemble Du jour au lendemain et Lothringen ! permet de réduire en poussière certains préjugés sur les Straub : handicapés esthétiques monomaniaques, curetons du plan fixe interminable toutes ces fariboles volent ici en éclats. Il n’y a pas plus différents, voire opposés, que ces deux films : l’un est en noir et blanc, l’autre en couleurs ; l’un est tourné en studio, l’autre en extérieurs ; l’un est une comédie musicale, l’autre une méditation historique ; l’un organise un espace quasi géométrique, l’autre apprivoise et contemple la nature ; l’un est tout en cadrages millimétrés, l’autre en travellings caressants… Si le premier ressemble à du Lubitsch revu par Bresson, le second est un Ford marxiste : leurs différences fécondes (comme leurs points communs) les illuminent mutuellement d’un éclat encore plus intense. Comme si, à l’image du couple Straub, ces deux films s’entraidaient dans l’union, devenaient plus forts ensemble que séparés.
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