Fear and desire (1953) Le premier long métrage de Stanley Kubrick est une autoproduction fauchée : à peine une quinzaine de personnes au total ont travaillé sur ce film. Interdit de réédition par le cinéaste lui-même (qui a traqué les rares copies existantes), Fear and desire est vite devenu quasi invisible. Le synopsis commence ainsi […]
Docteur Folamour (Dr. Strangelove, 1963)
Annonçant 2001 dès les premiers plans des images de bombardiers en vol accompagnées par une douce musique symphonique , Kubrick franchit un nouveau palier. Dans Docteur Folamour, il filme purement et simplement des machines, comme dans son grand opus de SF. Ce sont elles qui mènent le jeu dans cette farce cinglante sur l’apocalypse nucléaire, s’appuyant sur la psychose de la guerre froide.
Dans cette oeuvre technoïde, les hommes ne sont que les simples agents de maintenance des machines chargés d’appliquer les divers ordres, plans, codes, consignes, procédures. D’autre part, c’est aussi un film de guerre qui contient tous les autres. A l’instar du personnage-titre galvanisé par la destruction, le Docteur Folamour, caricature outrée du savant nazi à la Wernher von Braun, Kubrick éprouve une indéniable fascination pour ce qu’il stigmatise. Il dévoile toutes ses batteries idéologiques dans cette satire politique, tout en atteignant son apogée stylistique : images aux contrastes extrêmes, lumière zénithale, jeu dynamique avec le grand-angle. Toutes les composantes de son art monumental du récit sont réunies pour la
première fois.
Vincent Ostria
2001 : l’odyssée de l’espace (2001: A Space odyssey, 1968)
Comment résumer une oeuvre qui tourne autour du destin de l’humanité et du mystère de l’univers ? Comment faire passer par les mots un trip abstrait ? Aujourd’hui, on se contentera donc de relever un seul aspect de 2001, la permanence des figures organiques et sexuelles. Rondeur des planètes, profil érectile du monolithe et du vaisseau Discovery, modules ovulaires, stations orbitales femelles et fusées mâles qui « copulent » aux accents du Beau Danube bleu, alunissage « pénétrant », astronaute-foetus relié au vaisseau-placenta, vaisseau Discovery apparenté à un gigantesque organisme régi par HAL 9000, son coeur et cerveau, équivalence de l’espace intersidéral et de la soupe amniotique, récurrence des formes circulaires et phalliques, du dehors et du dedans, des contacts hommes/machines, machines/machines ou machines/planètes : pas un hasard si le film se termine sur l’image d’un concept étrange qui tient à la fois de l’embryon humain, de la machine et de la planète.
Tous les mouvements et les formes contenus dans 2001 sont des abstractions géométriques, mais qui renvoient aux lois primitives de la vie et du cosmos, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, des atomes aux galaxies, des ovules aux planètes, des hommes aux machines. Pour « illustrer » cette éternelle loi circulaire (cette éventuelle loi unique universelle dont rêvent les scientifiques) qui ferait tourner aussi bien les électrons que les étoiles, rien de plus logique, finalement, que d’opter pour une valse de Strauss.
Serge Kaganski
Orange mécanique (A Clockwork orange, 1971)
« L’histoire d’un jeune homme qui s’intéresse principalement au viol, à l’ultraviolence et à Beethoven », prévenait le slogan de ce film sulfureux, devenu l’un des plus célèbres de l’histoire du cinéma, ainsi qu’un phénomène de société. Orange mécanique, avec son statut d’oeuvre culte, à l’étrangeté trop tapageuse, n’est pourtant pas très bon, et c’est le film de Kubrick qui a le moins bien vieilli. Peut-être parce que, pour la première et dernière fois, le cinéaste s’est trouvé esthétiquement en phase avec son époque et la mode, le psychédélisme, la pornographie, la culture pop.
Si Kubrick, dont le projet était de créer un univers antithétique à l’utopie futuriste de 2001 en montrant comment les choses allaient réellement (mal) se passer, parvient à créer dans la première demi-heure du film une atmosphère de violence fascinante et inédite, la suite du film, le conditionnement d’Alex, sa réinsertion impossible et la conclusion ironique sont d’une lourdeur irrecevable aujourd’hui. La balourdise de la démonstration transforme le film en véritable aubaine pour Les Dossiers de l’écran. Ce fut d’ailleurs ce débat bidon sur la violence dans la société qui assura la postérité du film, avec sa BO et le look de son antihéros. Le cinéaste y pousse son goût de la caricature à son paroxysme, en encourageant la propension des comédiens anglais au cabotinage le plus outrancier.
Olivier Père
Barry Lyndon (1975)
Visuellement, Barry Lyndon est un film munificent, dont la composition des plans et les couleurs somptueuses évoquent la grande peinture des siècles passés, les maîtres anglais et flamands, les Gainsborough, Ruysdael, Hals ou Constable. En même temps, on ne saurait réduire ce film à une simple imitation picturale un peu vaine. Comment donc Kubrick réussit-il à échapper totalement à la reproduction stérile, à un académisme pesant ? D’abord par l’amplitude de sa narration, la lenteur de certaines séquences et la durée muette de certains plans, imprimant sur ses personnages le passage du temps et la force du déploiement romanesque. Ensuite en animant son film d’une tension permanente entre la surface (voluptueuse) des choses et leur profondeur (crapoteuse).
Kubrick dépeint avec minutie une société, l’Europe duXVIIIIe siècle, complètement confite dans ses rituels sociaux, ses us et coutumes courtois, sa langue châtiée : tout ce qui, en surface, constitue une civilisation avancée. Mais sous ce vernis social, sous les chamarrures plastiques du film, en contrepoint du ton très flegmatique du narrateur, Kubrick, éternel pessimiste, ne raconte que des horreurs : arrivisme, mensonges, trahisons multiples, infidélités, mariage d’intérêt, cupidité, médiocrité des passions humaines… Sous la sophistication des apparences, une réalité sauvage, primitive.
En un diptyque implacable, Kubrick montre l’élévation à la fois hasardeuse et calculée d’un arriviste médiocre, puis sa chute graduelle mais cruelle, son enfermement irrémédiable dans une prison dorée. A l’époque de sa sortie, on avait été légèrement déçu par Barry Lyndon, y percevant surtout un bel exercice de peinture filmée. On avait tort : en le revoyant aujourd’hui, Barry Lyndon est certes toujours aussi virtuose picturalement parlant, mais apparaît surtout comme un authentique chef-d’oeuvre de cruauté, un immense film sur le piège des apparences et le mirage des agitations humaines. Sans doute le meilleur de son auteur avec 2001.
Serge Kaganski
Shining (1980)
Comme tous les grands Kubrick, Shining est un film-programme qui se détraque à peine. Dans la séquence de l’entretien d’embauche, Jack Torrance est prévenu de ce qui l’attend. Ça tombe bien, ça lui convient, et sa femme « adore les films d’épouvante ». En exhibant l’ombre de l’hélicoptère de tournage qui suit la voiture à travers les montagnes et en laissant Nicholson grimacer sa névrose dès les premiers plans, Kubrick reprend le fil qu’avait commencé de tisser Psychose, rideaux de douche compris. Mais lui annihile tout suspens, tout est déjà joué, reste « seulement » à le faire apparaître.
Les grosses ficelles du film d’horreur n’auront qu’une fonction révélatrice. Derrière les fausses pistes explicatives se dissimule la dernière chance d’un homme qui veut devenir son enfant, se libérer des contingences familiales et parvenir à une jeunesse éternelle, donc morte. Roi sans divertissement, Jack se dépêche d’aller jouer à la balle une fois écrite l’histoire de sa vie, une fois son roman achevé. Chef-d’oeuvre de lucidité critique, celui-ci tient en une phrase, forcément définitive : « All work and no play makes Jack a dull boy. » Exclu du jeu, il lui faut inventer le sien. Et relever le défi d’en faire un film, visible par tous, quitte à ce qu’il lui échappe pour contaminer les autres.
Sa femme finira, elle aussi, par voir les flots de sang qui s’échappent de l’ascenseur. Cette propagation de la vision intime, devenue inscription ineffaçable parmi les ruines d’un passé Paramount, résonne comme la confession affolée du créateur qui chuchote sa confession sous les hurlements de la foule.
Frédéric Bonnaud
Full metal jacket (1987)
Le plus grand contresens que l’on puisse faire à propos de Full metal jacket est justement de le prendre pour ce qu’il n’est pas : un film sur la guerre du Vietnam. Car contrairement à Coppola, Cimino ou Oliver Stone, Kubrick livrait un espace mental, vidé de son exotisme, comparable en bien des points au labyrinthe de Shining ou aux galaxies de 2001. En ouvrant son film sur des Marines en train de se faire tondre avant d’affronter leur sergent instructeur, Kubrick avait pourtant clairement désigné le vrai sujet de Full metal jacket : le conditionnement, la déshumanisation. Le traitement de choc subi par ces jeunes que l’on dresse pour devenir des tueurs n’a pas grand-chose à envier à celui qui privait Malcolm McDowell de son libre arbitre dans Orange mécanique. Dans les deux films, le lavage de cerveau préfigure un dysfonctionnement. Ce qui frappe le plus dans ce film étrange, c’est la structure de son scénario.
A un premier tiers extrêmement rythmé, consacré à l’apprentissage de la violence, succède une deuxième partie où le récit s’arrête. Tout enjeu dramatique disparaît. Les personnages ne sont plus que des pions qui attendent qu’on les utilise et la caméra se borne à enregistrer leur frustration. La troisième partie, aussi rythmée que la première, montre alors leur marche vers l’anéantissement. 2001 n’était pas structuré autrement.
Dans le scénario original de Full metal jacket, le personnage du narrateur Joker, incarné par Matthew Modine, mourait, tué par une balle perdue. A la dernière minute, Kubrick choisit d’épargner son narrateur. Et, curieusement, l’effet produit est encore plus dévastateur. « Paint it black » chantent les Stones sur le générique de fin. On ne peut pas faire plus noir que Full metal jacket.
Laurent Vachaud