Fear and desire (1953) Le premier long métrage de Stanley Kubrick est une autoproduction fauchée : à peine une quinzaine de personnes au total ont travaillé sur ce film. Interdit de réédition par le cinéaste lui-même (qui a traqué les rares copies existantes), Fear and desire est vite devenu quasi invisible. Le synopsis commence ainsi […]
Fear and desire (1953)
Le premier long métrage de Stanley Kubrick est une autoproduction fauchée : à peine une quinzaine de personnes au total ont travaillé sur ce film. Interdit de réédition par le cinéaste lui-même (qui a traqué les rares copies existantes), Fear and desire est vite devenu quasi invisible. Le synopsis commence ainsi : « Une patrouille militaire de quatre hommes se retrouve derrière les lignes ennemies dans une guerre abstraite, après que leur avion s’est écrasé. »
« Une tentative inepte et prétentieuse » Stanley Kubrick, The New York Review of books, 6 février 1970.
Le Baiser du tueur (Killer’s kiss, 1955)
Kubrick a-t-il été petit ? Oui, et même le plus petit des cinéastes (du point de vue des moyens et de la renommée) avant de devenir, peut-être, le plus grand. Son deuxième long métrage est un film noir réalisé avec un budget minuscule et une totale indépendance. Kubrick y assure seul les principales fonctions : producteur, monteur, directeur de la photographie et réalisateur. C’est aussi lui qui a l’idée de l’histoire, racontée de façon morcelée. Un boxeur au bout du rouleau (la scène du combat dans Le Baiser du tueur démontre déjà une certaine jouissance à filmer magistralement la violence) vient en aide à une voisine, tombe amoureux d’elle et se retrouve mêlé à une sale affaire de désir et de jalousie.
Devant ce film, parfois maladroit, on décèle l’ambition de Kubrick de raconter une histoire (assez simpliste) de la façon la plus cinématographique possible, avec la lumière comme principale protagoniste. Le Baiser du tueur est une compilation hétéroclite de moments kubrickiens à venir (rêves, voix off, violence abrupte) et le brouillon d’une méthode qui consistera à organiser un récit autour d’une poignée de moments inoubliables. La dernière scène, où le héros livre un combat à mort avec son rival dans un hangar rempli de mannequins, accumule les motifs visuels de nombreux films suivants de Kubrick (Spartacus, Lolita, Orange mécanique, Shining). Détail extrêmement troublant qui vient confirmer la dimension obsessionnelle de l’univers du cinéaste.
Olivier Père
L’Ultime razzia (The Killing, 1956)
Impeccable, pourrait-on dire, si ce n’était pas précisément l’histoire d’un ratage parfait. Curieusement, le tout début du film fait penser à un péplum à la Ben Hur la musique tonitruante, l’attelage de quatre chevaux blancs sur la piste d’un hippodrome. Mais on bascule très vite dans le cinéma noir pur et dur. Film-constat, film-machine, L’Ultime razzia démonte un à un les rouages d’un engrenage apparemment sans faille, qui va s’avérer de plus en plus vain et aberrant.
Ponctué par une voix off factuelle de speaker d’actualités, calquée sur la série télé Dragnet qui faisait fureur à l’époque, le film relate la chronologie du hold-up d’un hippodrome préparé par un groupe d’hommes. Chronique d’un échec annoncé. Dès la première demi-heure, le commentaire suggère que l’organisateur du coup, colosse aux pieds d’argile comme son nom l’indique Johnny Clay, l’inoubliable Sterling Hayden , pourrait mourir le jour même (ironiquement, il sera le seul épargné).
On ne peut pas parler de fatalisme au sens propre, le film, très froid, rapide, rythmé, ne laissant jamais le temps à la tragédie de s’installer. Il y a presque de l’indifférence dans le regard que porte Kubrick sur ses personnages fragiles et angoissés. C’est peut-être pour cela que ce film noir, plus brillant mais moins poétique que le classique Quand la ville dort, nous laisse un peu sur notre faim. Mais cela reste un superbe objet qui a laissé une marque indélébile chez plus d’un Tarantino.
Vincent Ostria
Les Sentiers de la gloire (Paths of glory, 1958)
Cette fois, la machine n’est pas le film, mais la guerre elle-même, un des grands dadas de Kubrick. Formellement, c’est une oeuvre de transition, moins évidente et ostentatoire que L’Ultime razzia. Kubrick y peaufine son art : les longs travellings arrière dans les tranchées préfigurent la schizophrénie labyrinthique de Shining ; la scène du tribunal militaire, avec ses cadrages très graphiques, ses contre-plongées wellesiennes, annonce le délire de Docteur Folamour ; l’effet détonnant de la valse viennoise du bal militaire, contrepoint ironique à la cruauté de la situation, sera repris dans 2001.
Les Sentiers de la gloire est indéniablement un brûlot contre la guerre. En 1916, un général français lance sciemment ses soldats dans un assaut impossible. C’est la débâcle, et le chef militaire punit la compagnie en faisant fusiller trois hommes pour l’exemple. Le film fut interdit en France jusqu’en 1976, bien que la cible de Kubrick ne soit pas réellement l’armée française, ni ses généraux sans scrupule. L’ennemi principal du cinéaste est simplement la logique de guerre qui transforme chaque homme en pion de jeu d’échecs.
Vincent Ostria
Spartacus (1960)
En lui proposant au pied levé de remplacer Anthony Mann à la réalisation de Spartacus, Kirk Douglas tirait Stanley Kubrick d’une fort mauvaise passe. Au chômage depuis deux ans, le jeune metteur en scène venait de se faire débarquer par Marlon Brando de La Vengeance aux deux visages (One-eyed Jacks) après plusieurs mois de travail sur le scénario. « J’ai proposé le film à Stanley un vendredi, et le lundi, il était sur le plateau », raconte Douglas dans son autobiographie Le Fils du chiffonnier.
Il n’en demeure pas moins que le tournage de ce péplum allait se révéler pour Kubrick une perpétuelle source de compromis. Habitué jusque-là aux budgets modestes, il se retrouve brutalement aux commandes d’une des productions les plus coûteuses de son époque. D’ordinaire seul à décider, il est ici soumis aux caprices de son acteur-producteur. Enfin, coscénariste de tous ses films depuis Fear and desire, il doit cette fois tourner un scénario sur lequel il n’a pas eu son mot à dire. « Mon principal problème sur Spartacus, confiera Kubrick à Michel Ciment, c’est que j’avais un scénario bête. » Son principal problème était plutôt de faire un film sur un personnage qui ne lui correspondait en rien. Car on ne peut imaginer de héros plus anti-kubrickien qu’un esclave se libérant de ses chaînes par la seule force de sa volonté.
Spartacus n’en demeure pas moins un tournant important dans la carrière de son réalisateur. Il marque le début de l’indépendance artistique et financière. Pour son film suivant, Kubrick s’exilera en Angleterre et ne reviendra jamais à Hollywood. En réalisant un film sur la révolte d’un esclave, Stanley Kubrick s’affranchit lui-même du système des studios. A partir de cette date, il sera seul maître à bord.
Laurent Vachaud
Lolita (1962)
« Comment a-t-on osé faire un film de Lolita ? », demandait l’affiche du film. En dépassant l’anecdote pédophile du roman de Nabokov et en montrant où se situe le vrai scandale : la vieille Europe, cultivée mais exsangue, tente de reprendre du poil de la bête au contact de la juvénile, inculte et tentante Amérique, et s’y perd parce qu’elle n’est pas plus moderne. Kubrick, dont on pourrait penser qu’il a tenté d’épuiser tous les genres, n’en a au fond traité qu’un seul : la proche anticipation.
Le metteur en scène monte donc un petit théâtre féroce où les marionnettes se meuvent au sein d’un décor absurde, réactionnaire et grotesque. L’Amérique, que Kubrick est en train de quitter pour la vieille Angleterre, est le vrai sujet de sa mise en scène ironique et exaspérée, étrangère à toute compassion on se surprend à l’espérer jusqu’à la fin, en vain. Tous ces gens baignent dans la folie. Mais pas une folie romanesque ou romantique, pas même celle, toute supposée ou légendaire, de Kubrick. La folie, la vraie, la maladie, qui a gagné la société, qui est la société.
Jean-Baptiste Morain