Comment s’adapter aux mutations contemporaines sans se perdre ? A partir d’un chassé-croisé amoureux, une vue en coupe de l’époque d’une grande acuité.
C’est en 1986, avec une bande de musiciens, qu’Olivier Assayas faisait sa grande entrée au cinéma. Le film s’appelait Désordre et, à l’instar de plusieurs premières œuvres de ces années-là, il rejoignait le répertoire d’une garde naissante ayant fait des désillusions et égarements de ses personnages un motif de ralliement. Comme ceux des vagues précédentes, ces nouveaux garçons et filles de leur âge ressemblaient à leur époque tourmentée – à moins que ce ne soit l’inverse.
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Aujourd’hui, les enfants de Désordre n’ont plus 20 ans. La jeunesse a rangé ses guitares et ses vestes en cuir et affiche désormais les traits gracieux de Laure (Christa Théret), une ambitieuse jeune femme chargée de la transition numérique d’une prestigieuse maison d’édition. Pour son directeur, Alain (Guillaume Canet), plongé dans cette révolution aussi technologique qu’éthique, c’est tout le métier qui est à repenser. Un texte édité sur Internet a-t-il la même valeur qu’un texte imprimé ? Le caractère précieux d’une œuvre se mesure-t-il à son prix ? Le tweet est-il le haïku du XXIe siècle ? Les algorithmes remplaceront-ils les critiques ?
Placer au centre de son film un sujet aussi actuel, imposant et passionnant que celui de la dématérialisation de l’art et des nouveaux modes de production, de diffusion et de consommation qu’elle engendre (et, par là même, engager inévitablement une réflexion sur le cinéma), pouvait inquiéter. Mais c’est davantage à un portrait de groupe, une comédie sophistiquée sur les comportements humains, qu’à un objet à idées policé et pompeux, que ressemble le nouveau film d’Olivier Assayas. Dans ces Doubles Vies où tournoient les échantillons tendrement archétypaux d’une petite élite parisienne, la parole règne en maître. Véritable charbon du récit, elle est celle par qui, au travers de longues séquences de repas ou de confrontation à deux, les choses de la vie (ses réflexions, ses contradictions, ses mensonges et ses aveux) adviennent.
Mais sous le vernis du discours et des décors bourgeois impeccables, ce sont bien les mêmes tournoiements que ceux des bébés rockeurs des années 1980 qui habitent le film. La transformation du monde permet-elle une cohabitation entre l’ancien et le nouveau ? La condition pour qu’une vague déferle n’est-elle pas que disparaisse celle qui la précède ? Refusant autant le “c’était mieux avant” que l’éloge inconditionnel du progrès, préférant au cynisme un soupçon de légèreté mélancolique, Doubles vies est un film aussi dense et réflexif que le sujet qui fait son ciment. Pour être “dans son époque” – entendre vendre plus – Alain conseille à Léonard (Vincent Macaigne), romancier débonnaire, de revenir au polar et de passer à l’audiobook. Mais être de son temps, est-ce répondre à ses attentes ?
C’est le contraire que semble nous dire le cinéma d’Assayas. C’est dans le désordre, le basculement – l’après-Mai-68 pour les jeunes d’Après Mai ; le deuil pour les grands enfants de L’Heure d’été ; les images d’hier et d’aujourd’hui d’Irma Vep – que se niche l’air du contemporain qui se reflète dans les regards des personnages en transition. Si le mouvement est perpétuel, la profonde nature des choses, elle, demeure. La jeune et pas si perfide Laure l’a bien compris, et elle rappellera à Alain cette fameuse citation du Guépard dite par Tancrède : “Il faut que tout change pour que rien ne change.”
Double vies d’Olivier Assayas (Fr., 2019, 1 h 48)
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