Eureka de Shinji Aoyama avec Yakusho Koji, Miyazaki Aoi, Miyazaki Masaru Sélection officielle Eureka commence là où se terminent la plupart des films américains : une prise d’otages dans un bus scolaire, les sirènes de police, une fusillade, le coupable descendu. Dans un film d’action ordinaire, le générique de fin se mettrait à défiler. Là, […]
Eureka de Shinji Aoyama avec Yakusho Koji, Miyazaki Aoi, Miyazaki Masaru
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Sélection officielle Eureka commence là où se terminent la plupart des films américains : une prise d’otages dans un bus scolaire, les sirènes de police, une fusillade, le coupable descendu. Dans un film d’action ordinaire, le générique de fin se mettrait à défiler. Là, c’est impossible, Eureka n’est commencé que depuis une quinzaine de minutes : s’ensuivent alors plus de trois heures de cinéma, trois heures nécessaires pour figurer le long travail de retour à la vie des otages survivants.
Parmi ces rescapés de la violence sociétale contemporaine, deux enfants et un adulte, l’ex-chauffeur du bus. Peu après, les deux enfants perdent leurs parents et s’enfoncent dans le mutisme. Plus tard, le chauffeur les retrouve et s’installe chez eux, dans une belle vallée au pied des montagnes. Le trio est bientôt complété par un adolescent, cousin exubérant. Eureka s’attache ainsi à un groupe d’inadaptés sociaux, une famille recomposée avec ses enfants, son ado hâbleur et son adulte, père et mère réunis dans le même corps passablement déphasé.
La première partie est celle de l’immobilité, du travail de deuil, du long réapprentissage de la vie en commun. Dans un second mouvement, la petite troupe va se remettre en mouvement post-traumatique, embrayant sur un road-movie psychanalytique, retournant sur le lieu du « crime » (le parking de la fusillade), avec l’instrument du « crime » (un minibus). Une affaire de cadavres de jeunes femmes en série vient dramatiser cette balade nippone autiste : le criminel pourrait bien être l’un de nos passagers.
En référence à un autre film célèbre de prise d’otages dans un bus, Eureka pourrait s’intituler Slow. Car loin de Jan de Bont, les références d’Aoyama seraient plutôt à chercher du côté de Ford et d’Antonioni : le sens de l’espace et des paysages de l’un, la crise des rapports humains, le laconisme et le goût des lieux déserts de l’autre.
Eureka est un film surcadré, en beau noir et blanc sépia, dont on pourrait extraire chaque plan et constituer une splendide photo. Et pourtant, ce n’est pas du tout un film de photographe, car il est habité et chargé humainement. Voilà un film qui fusionne avec succès des données contraires : théorie et incarnation, douleur de survivre et beauté de la nature, métaphysique de la route et suspens policier.
Un film tendu de bout en bout par diverses questions, certaines futiles, certaines plus importantes. Qui est le serial-killer ? Les enfants réapprendront-ils à parler ? Ces personnages sauront-ils vivre de nouveau normalement ? On n’est pas certain du sens exact du film d’Aoyama (la catastrophe des hommes sous le regard indifférent d’une nature splendide ?), mais on sait une chose : Eureka est l’un des trésors de ce festival et confirme l’extraordinaire vitalité artistique des jeunes cinéastes japonais.
Serge Kaganski
Faites comme si je n’étais pas là d’Olivier Jahan avec Jérémie Rénier, Emma de Caunes, Nathalie Richard, Aurore Clément
Quinzaine des réalisateurs Les enfermements d’un adolescent zombie en butte contre la terre entière, et son beau-père en particulier, passant ses nerfs en rejouant Fenêtre sur cour en ZUP, espionnant ses voisins jusqu’à vouloir s’immiscer dans leur lit : voilà le programme guère enthousiasmant du premier film d’Olivier Jahan.
Le cinéaste cherche ses marques du côté d’une cinématographie de plus en plus enlisée, noyant le poisson dans une marée dépressionnaire. Jahan n’a par ailleurs pas tort de prendre pour modèle la seule réussite du genre, Les Amoureux de Catherine Corsini. Les rares moments inspirés du film n’en offrent malgré tout qu’une version étriquée : en particulier un plan bisexuel à trois, moteur encrassé d’une narration qui aura mis une heure dix à s’excuser d’exister pour arriver enfin à quelque chose. Le titre serait donc à prendre au premier degré ; on pourrait même lui renvoyer l’ordre, faire donc comme s’il n’existait pas, s’il n’y avait pas une Emma de Caunes assez vivante pour qu’on s’y arrête en se disant qu’il y avait sur son personnage de lycéenne en survoltage une piste qu’Olivier Jahan n’a pas su bien exploiter.
Philippe Azoury
Fast food fast women d’Amos Kollek avec Anna Thomson, Jamie Harris, Louise Lasser
Sélection officielle Ce Festival est décidément étonnant, à défaut d’être complètement réussi. Quand le mot « déception » est souvent prononcé pour qualifier les dernières livraisons de la fine fleur des auteurs internationaux, l’un d’entre eux semble avoir décidé de prendre tout le monde à rebrousse-poil. Fast food fast women sera peut-être jugé « décevant » par les admirateurs de Sue perdue dans Manhattan et Fiona, les fervents de ce naturalisme glauque, poisseux et comme vitrifié qui a fait la gloire et la réputation de Kollek.
Minimaliste, Kollek l’est toujours, ne serait-ce qu’en termes de budget (le film a coûté un million de dollars, ce qui est très peu), et il aime toujours faire évoluer des personnages lower than life dans des lieux sans qualités, qui oscillent entre le simplement banal et le carrément sinistre.
Mais le changement est dans le ton, comme si Kollek avait soudain décidé de retourner ses éléments familiers et de les tirer vers la comédie. Dans son rôle désormais habituel de « petite Blanche » pleine d’humanité mais qui est serveuse dans un dinner peu reluisant, et qui a des problèmes avec sa maman (à la fois trop absente et trop collante) et son amant à temps partiel, désespérément marié et éjaculateur précoce de surcroît. Anna Thomson est aussi intéressante et irréductiblement étrange que d’habitude. La nouveauté est qu’elle est aussi très drôle : l’icône trash soudain transformée en grande actrice de comédie.
Si on peut juger le film un brin flemmard dans sa façon d’accumuler les situations incongrues et les bons mots sans jamais chercher à s’emballer, et si Kollek n’est pas un filmeur très passionnant dans ses choix (c’est le moins qu’on puisse dire, tant la mise en scène est plan-plan), Fast food fast women traite tendrement des personnages plutôt attachants et ne se prend jamais pour le grand film qu’il n’est certes pas.
Cette modestie revendiquée et la verve qui s’en dégage rendent sa forme chorale (beaucoup de personnages, qui se croisent souvent, tours et détours, à la mode de cette année) bien plus satisfaisante que l’indigeste Magnolia. Non seulement tout le monde a ses raisons (ce qui est bien le moins…), mais tout ce petit monde est d’une touchante dignité et le film se garde bien de faire la leçon ou de ridiculiser quiconque.
Si les histoires qui animent tous ces braves déconcertés du quotidien ne sont pas bouleversantes, chacune est bien menée, appelant un sourire presque joyeux qui est denrée rare cette année, dans ce festival où beaucoup de monde pense nettement au-dessus de ses moyens. Dans sa manière gentiment languide de montrer la recherche mollassonne de l’âme s’ur, Fast food fast women est un curieux hybride entre un épisode de Sex and the City et un petit précis de décomposition sentimentale des Editions de Minuit. Le résultat a du charme.
Frédéric Bonnaud
Tout va bien, on s’en va de Claude Mouriéras avec Michel Piccoli, Miou-Miou, Sandrine Kiberlain, Natacha Régnier
Quinzaine des Réalisateurs Rien de neuf sous le ciel du cinéma français avec cet énième opus psychodrama sur la famille. Rien ne surprend ou ne vient bousculer le synopsis de départ, jusqu’à la distribution même. Les acteurs collent parfaitement à l’image que renvoient leurs rôles précédents : Kiberlain en chieuse à forte gueule, Régnier tendue comme une corde de piano, Miou-Miou en grande s’ur rassurante et Piccoli en grand-père qui perd la boule, les yeux dans le vague en permanence, dans un rôle qui rappelle étrangement celui qu’il tenait aux côtés d’Asia Argento dans le film italien Compagne de voyage on y retrouve même la scène du carnet où Piccoli note noms et adresses de ses proches pour éviter de les oublier.
Sophie Bonnet
Under suspicion de Stephen Hopkins avec Gene Hackman, Morgan Freeman, Monica Bellucci, Thomas Jane
Sélection officielle hors compétition Under suspicion est une nouvelle version américaine de Garde à vue, produite et interprétée par deux vedettes prestigieuses (Hackman dans le rôle de Serrault et Freeman dans le rôle de Ventura), tandis que Monica Bellucci, qui succède à Romy Schneider, apporte la touche décorative et européenne d’un film qui sombre dans tous les écueils qu’un tel projet, déjà guère exaltant à la base, laissait craindre.
Hackman et Freeman s’engouffrent dans la brèche royale de la performance d’acteur et se livrent sans la moindre prise de risque à leur numéro habituel, le premier en avocat ambigu et le second en flic digne et intelligent. Si l’interprétation est dénuée de surprise, la réalisation accumule les bêtises. Stephen Hopkins, mercenaire venu du clip, est un spécialiste des commandes improbables et pas vraiment gratifiantes Freddy 5, Predator 2, Perdus dans l’espace. Terrifié à l’idée d’ennuyer une seconde le (télé)spectateur virtuel avec un interrogatoire en huis clos, il noie ce luxueux épisode d’Hollywood nights (le film est produit par TF1 International) sous les artifices les plus éculés de mise en scène publicitaire, essentiellement des ralentis et des accélérés d’un ridicule achevé et des retours en arrière où l’on voit le flic et le suspect déambuler et converser sur les lieux des crimes, comme s’ils avaient été victimes d’un zappage accidentel. Un procédé qui a fait ses preuves par le passé, mais qui est utilisé ici de façon grossière et répétitive. Pour couronner l’ensemble, parfaitement représentatif de la mode persistante des remakes de succès tricolores laminés par la machine hollywoodienne, ça se termine par un happy-end.
Olivier Père
Famous de Griffin Dunne avec Laura Kirk, Nat Dewolf
Un certain regard Ce documenteur à propos d’une aspirante actrice sur le point d’exploser est aussi une petite comédie qui se veut réflexion sans prétention sur la célébrité. On suit donc ici, façon reportage télé live, les (més)aventures quotidiennes d’une jeune actrice, de ses castings pour un spot Advil à sa rencontre impromptue avec Sandra Bullock, de sa publicité pour céréales à sa scène dans un téléfilm en prime time. Pas franchement passionnant mais plutôt sympatoche et parfois assez drôle, Famous se laisse voir en étant indulgent et de bonne humeur.
Serge Kaganski
La Noce de Pavel Lounguine avec Marat Basharov, Alexandre Semtchev, Maria Minorova, Andrei Panine
Sélection officielle Le prototype même du mauvais film attendu. Une jolie blonde quitte Moscou pour retourner dans son village où l’attend le garçon qui l’aime depuis toujours. Entre deux vodkas et sous le coup d’un chagrin d’amour, elle décide soudain de l’épouser. Le film décrit très longuement les préparatifs du mariage, la cérémonie et les innombrables drames et trafics qui l’entourent. Tout à sa truculence clicheteuse, Lounguine ne nous épargne ni le vilain mafieux, ni le flic ivrogne et corrompu, ni le brave copain qui ne provoque que des catastrophes quand il ne cogne pas sur sa femme. Le tout étant censé refléter l’état hésitant entre coma alcoolique et vitalité capitaliste de la Russie d’aujourd’hui. Faute de la moindre idée de cinéma, La Noce ne parvient jamais à dépasser le stade du folklore rigolard. Aucun intérêt.
Frédéric Bonnaud
Kippour d’Amos Gitaï avec Liron Levo, Tomer Ruso
Sélection officielle Récit autobiographique racontant quelques épisodes d’une unité de sauvetage des blessés pendant la guerre de 1973, Kippour est un film superbe. Ça commence par les rues désertes d’une ville d’un jour de Kippour, puis par une longue étreinte entre un couple. Ensuite, deux soldats foncent en voiture à travers le pays pour rejoindre leur unité : l’un est enthousiaste (« Enfin, notre guerre ! »), l’autre, l’homme du couple précédent, est d’humeur plus sombre et pensive, il conseille à son camarade la lecture de Marcuse (« Ça te fera réfléchir »).
Première surprise, on part à la guerre en caisse, à travers les embouteillages, comme si on partait en week-end ou en vacances. Deuxième surprise, c’est un bordel monstre, les deux soldats ne parviennent pas à retrouver leur unité. Troisième surprise, les officiers sont des gens pédagos, presque doux, très loin des butors à la Full metal jacket. Quatrième surprise, l’armée israélienne, très souvent présentée par les médias comme l’une des meilleures du monde, frise ici l’incompétence.
Comme à son habitude, Gitaï a structuré son film en longs plans-séquences, organisés sur un mode binaire : ceux consacrés à la guerre, à l’action, et ceux dévolus aux pauses, au silence, à la réflexion. Les séquences de guerre sont hallucinantes par leur durée et leur façon de décrire tout le labeur harassant et quotidien du métier de soldat : porter des corps, patauger dans la boue, voir ses camarades crever devant son nez, partir ramener un blessé et revenir avec deux morts, le tout dans le vacarme incessant et hallucinatoire des hélicos.
Renato Berta a composé des images d’une beauté qui, alliées à un remarquable travail sur le son, façonnent un paysage à la fois physique et mental de la guerre. Un paysage où le territoire devient un no man’s land boueux et brumeux, où « l’ennemi » demeure invisible et impalpable, où la mort peut jaillir du ciel à tout instant.
Kippour offre une vision très critique et désenchantée du conflit israélo-arabe, vision qui passe par la mise en scène et le récit, par les transformations des corps et des paysages, jamais par des dialogues assénés scolairement. Et alors qu’on s’était d’abord inquiété de ne pas voir un seul Arabe dans le film, on a compris que ce parti pris était une politesse du cinéaste filmant à la première personne ce qu’il a vécu et ne désirant pas parler depuis un point de vue qu’il ne connaît pas.
Il y a eu beaucoup de films sur l’expérience absurde et sauvage de la guerre : Kippour en est un de plus, remarquable, et qui a le mérite de résonner au présent puisqu’il est ancré dans la longue histoire d’un conflit qui n’est toujours pas réglé au jour d’aujourd’hui cinq morts en Palestine, apprenait-on le jour de la projection du film.
Serge Kaganski
De l’origine du XXIe siècle de Jean-Luc Godard
Ouverture hors compétition Godard enterre tout le monde en dix-sept minutes. Au sens propre comme au figuré. Son ouverture vers un horizon nouveau, commandée par le Festival de Cannes, est l’occasion d’un requiem cauchemardesque qui lui fait à la fois mettre en bière le siècle passé, suggérer l’euthanasie comme dernier traitement infligeable au cinéma, ce vieux malade chronique esseulé, et (ego mon Lego) « enterrer » ses confrères cinéastes, les laisser sur le bas-côté, aveugles et anéantis, par sa seule supériorité stylistique.
Dix-sept minutes, c’est le temps godardien suffisant pour voler deux têtes au-dessus des autres en orchestrant des funérailles grande pompe, ramasser en quelques actes une apocalypse froide, probablement didactique, un almanach distillé à rebours, moins pessimiste qu’anxieux, abattu d’avoir encore à rappeler, par un plan du Persona de Bergman ou celui anonyme mais inoubliable d’une queue pissant à la gueule d’une prisonnière (piqué dans un porno concentrationnaire), que le siècle qui vient de trépasser fut encore un siècle de barbarie.
Une barbarie que le cinéma n’a pas empêchée, une barbarie que le cinéma n’a pas regardée directement. Ce qui était peut-être non pas son erreur fatale mais sa noblesse incomprise. L’amertume et c’est tout ? Ces riches minutes n’ont pourtant rien du clip gâte-sauce. Car ce Patmos d’images et de sons est plein de grâce. Peut-être même la respiration de Godard n’avait pas été aussi ample depuis longtemps, comme si une lumière pouvait naître de ce chaos de dates, de sang et de films.
A l’origine du xxie siècle, le dégel des séquences et leur collision fractale résonne quand même comme un soulagement.
Fini donc, liquidé le xxe siècle ? Qu’à cela ne tienne. Ou plutôt qu’à cela quelque chose malheur est bon soit retenu : une séquence, une petite buée… Dans l’entre-siècle, Godard, tour à tour marchand de sable, historien, cinéaste et laveur de carreaux continue à assurer l’intérim. Il est peut-être même le seul cinéaste à tenir véritablement à ce poste d’observateur-conscience, à faire de son art un chemin de croix consciencieux.
Il sait son adieu au siècle doublé d’une autre hantise, voire d’une conviction : que le cinéma ne survive pas à cette échéance.
Dans ces dix-sept minutes, il y a beaucoup d’une phrase de Serge Daney que l’on peut retrouver dans le livre posthume, Persévérance : « Un jour, le cinéma aura dépassé le siècle et c’en sera fini de ce drôle de parallélisme. » La prophétie peut paraître pure rhétorique, mais il faut la prendre au sérieux : le cinéma qui aura accompagné le siècle, du début à la fin, en étant tout à la fois son chien d’aveugle et son miroir sans tain. Et ni Daney ni Godard n’imaginent le cinéma (tel que nous le connaissons) capable de couvrir cent années de plus.
Le cinéma et le xxe siècle étaient comme deux vieux amoureux, des oiseaux, ces inséparables qui se laissent mourir si on les détachent. C’est un couple pourtant composé d’impuissances, d’incompréhensions mutuelles, un sourd et un aveugle, un siècle qui ne veut rien entendre de ce que ses nouveaux sages montés sur caméras veulent lui dire et une caméra qui voit peu, qui ne sait pas surprendre, qui parle un langage trop nouveau, trop complexe, qui est celui des mouvements de grues, des cadres, sa morale est celle des travellings et ceux-ci sont souvent très longs à installer. Voilà ce que veut dire Godard en ne choisissant pour ainsi dire pas d’images d’actualités ou de documentaires pour illustrer sa plongée dans la mémoire de l’enfer du siècle, leur préférant Les Enfants oubliés de Buñuel ou celui de Shining, la ronde des Plaisirs d’Ophuls et les flottements propres à Naruse : le cinéma est affaire de temps, il est la lenteur et la précipitation, il rate l’impact mais il parle de l’essentiel à sa manière, un travelling de Mizoguchi, du médiéval Conte de la lune vague après la pluie, raconte plus le nazisme et ses relations avec un cinématographe absent qu’une image d’actualité ; un piano mécanique chez Renoir en 1939 est plus lucide que les informations de l’époque.
Les films, les films de fiction, sont des hiéroglyphes qu’il faudrait savoir décoder. C’est cette croyance qui permet à Godard de s’emparer en dix-sept minutes du Travelling de Kapo, l’un des derniers et des plus beaux textes de Serge Daney dont cette séquelle des Histoire(s) du cinéma est une sorte d’adaptation, pour en faire un appel à témoins. Après tout, comme l’écrivait René Char, « les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri ». Qu’il soit comme ici d’adieu, d’alarme ou de soulagement.
Philippe Azoury
La Captive de Chantal Akerman avec Stanislas Merhar, Sylvie Testud, Olivia Bonamy
Quinzaine des réalisateurs Avec cette adaptation de La Prisonnière de Proust, la réalisatrice Chantal Akerman signe une fois de plus l’un des plus beaux et passionnants films de la Quinzaine, après Sud présenté l’année dernière.
Le propos se résume à une question éternelle : qui est l’autre, comment accéder à ses espaces reculés, comment posséder ses pensées et désirs les plus secrets, comment le pénétrer de fond en comble ? Pour Simon, alias Marcel, cet autre est une femme, Ariane-Albertine. Et cette irréductibilité le hante.
Après l’avoir emportée dans ses serres tel un rapace, Simon a déposé sa proie dans la vaste cage de son appartement personnel, à Paris, un grand désert à multiples chambres et portes closes, fermé sur lui-même comme une ville fortifiée au c’ur du monde. Simon, en état de fascination pour ce corps et ce visage qu’il s’est choisis comme territoire de projection, voue un amour maladif et obsessionnel à cette Ariane, qui n’en finit pas de délier le fil de sa liberté au gré de ses jours et de ses sommes. Simon a beau engager une de ses amies pour la surveiller, contrôler ainsi tous ses faits et gestes, il a beau la suivre partout, en voiture, à pied, elle lui échappe toujours. Aimanté par ce corps, dont le bruit clinquant des hauts talons résonne sans cesse à ses tempes, il ne parvient jamais à le circonscrire, ni à se l’approprier. Cette autre n’en finit pas de s’éloigner, de se désagréger dans la lumière, d’être absorbée par la nuit, comme un mirage, une créature inaccessible.
La séquence d’ouverture nous met dans un état de tension haletante et menaçante faisant songer à Vertigo : dans son délire de contrôle, l’amoureux Simon ne voit plus qu’Ariane, il veut maîtriser son intimité et ses profondeurs inédites, il veut la fusion, ici synonyme de négation de l’autre. Mais toujours il lui faut douter de cet amour, toujours demeure une transparence trouble (comme la vitre dépolie derrière laquelle Ariane prend sa douche, en hauteur, au-dessus de la baignoire de Simon, telle une image mentale permanente).
Il y a aussi ces scènes répétées d’union, où Simon attend qu’Ariane tombe dans le sommeil pour la prendre, comme pour mieux s’enfoncer jusqu’au c’ur de ses ténèbres. Sans cesse torturé, suspicieux, il veut la vérité, la harcèle de questions, pour ressentir à son tour ce qu’elle a éprouvé sans lui, pour cerner cette altérité fuyante et entêtante. Ses questions chutent devant les réponses qu’il obtient, toujours encadrées de « peut-être, c’est possible, au contraire » de quoi creuser l’abîme de ses incertitudes et de ses fantasmes, de quoi le rendre fou.
L’apparente soumission d’Ariane, qui jamais ne s’oppose ni n’élève la voix, qui se laisse conduire sans révolte, n’est qu’un moyen pour elle de préserver ce monde secret auquel Simon n’aura jamais accès. Et cette liberté intérieure infinie diffuse une opacité qui baigne tout le film.
Dans de superbes travellings et longs plans-séquences, Akerman déploie toute la majesté et le profond mystère qui règnent dans cette uvre si personnelle, aux lumières nocturnes, à la sensualité délétère, qui envoûte dès la première image.
La neutralité de ton bressonienne avec laquelle s’expriment les comédiens, Stanislas Merhar et Sylvie Testud, tous deux sensationnels, délivre un jeu d’émotions d’autant plus riche et fort que les sentiments attisés prennent soudain feu avec d’autant plus de violence. Ce travail de révélation interne, travaillée par la distance intrinsèque au film, semble inépuisable. Quelle folle raison peut justifier l’absence d’une telle uvre à la Sélection officielle ?
Sophie Bonnet
La Chambre obscure de Marie-Christine Questerbert
avec Caroline Ducey, Melvil Poupaud, Mathieu Demy, Jackie Berroyer, Luis Rego
Quinzaine des réalisateurs Marie-Christine Questerbert, qui a été actrice chez Luc Moullet et a écrit des articles sur le cinéma expérimental et la photographie, réalise ici son premier long métrage. Inspiré par un conte du Décameron de Boccace, le film se passe au xive siècle, d’abord en France puis en Italie. Le récit a pour personnage central une femme, Aliénor, qui prend son destin en main, avec une volonté farouche de réussir sa vie et de se faire aimer du chevalier Bertrand, compagnon de ses jeux d’enfant et sur qui elle a fixé son amour.
De son père, médecin de province qui l’élève seule, elle va apprendre la médecine et profiter d’un mal apparemment incurable du roi pour monter à la cour et le guérir. En récompense, le roi lui offrira la main de celui qu’elle choisira ce sera Bertrand. Mais celui-ci, furieux de se sentir « acheté » et indifférent à son égard, va fuir son comté du Roussillon pour aller combattre en Toscane, où il tente de séduire une belle Italienne. Aliénor va alors le suivre en secret et se faire passer pour la belle lors de rendez-vous nocturnes, consommer enfin son mariage et rendre Bertrand fou amoureux de ce corps qu’il prend dans la nuit, sans se douter de sa véritable identité.
Les sources iconographiques donnent le parti pris esthétique radical du film. Les cadrages frontaux qui suppriment les jeux d’ombre, les postures très étudiées des personnages, le traitement en à-plats (jusqu’au ton des acteurs, qui s’expriment sans emphase) dans ce qu’il a d’ornemental et décoratif, avec les couleurs franches de bleu roi, rouge sang et vert olive qui rappellent les vitraux, l’apparat partout présent dans les lieux et les costumes : tous les choix plastiques renvoient au gothique international. La mise en scène très épurée joue donc sur le tableau et sur les lumières très travaillées, froides en France et chaudes en Toscane.
Aliénor, sorte de Jeanne d’Arc qui décide très tôt de se mettre à son seul service, indépendante et conquérante, féministe avant l’heure, renverse pouvoir et autorité à son avantage, déclarant très tôt « Je veux être heureuse, sinon… » Elle veut que lui revienne celui auquel elle est toujours restée fidèle et auquel elle a, enfant, scellé son destin. Grande amoureuse et femme de tête, incarnée par une Caroline Ducey rayonnante, c’est dans l’obscurité des chambres qu’elle illusionnera son mari-amant, encore et encore, l’attirant dans la pénombre de ses couches successives en agissant sur lui comme un charme.
La beauté plastique du film se double d’un sujet passionnant, et pourtant on n’est jamais totalement emporté par le film, comme si le jeu des à-plats nous imposait une distance émotionnelle, une participation reculée.
Sophie Bonnet
La Vierge mise à nu par ses prétendants de Hong Sang-soo, avec Lee Eun Joo, Jung Bosuk, Moon Sung Keun
Un certain regard Un film qui a peur de sa propre force immédiate, qui ne se relève pas de son propre choc, qui se défile un peu face à l’alchimie amoureuse et rageuse dont il a su impressionner sa pellicule.
Il n’est pas difficile d’imaginer Hong Sang-soo, qui est certainement le cinéaste coréen le plus important apparu la décennie passée (avec notamment Le Jour où le cochon est tombé dans le puits), assistant à la projection des rushes et découvrant éberlué, comme nous ce matin, un matériau qui dépasse le commentaire. D’une intensité folle, bordé par un sens de la durée obstiné et par un cadre qui réinvente le rapport amoureux à chaque prise, son plan est un filet à capture déployé sur un corps beau et dévoré à petit feu par le film : celui de Soojung (hallucinante Lee Eun Joo), la vierge. Une assistante en cinéma draguée par deux ogres pâles, son réalisateur de chef et le meilleur ami de celui-ci, garçon qu’elle commence à aimer en secret et à qui elle pense offrir sa virginité. Derrière le marivaudage à la sauce Séoul se cache une approche de l’amour entre hommes et femmes qui tient de la chasse au prédateur ou de l’animalité la plus fière : ce n’est, comme dans la vie, qu’approches, secrets délivrés et aussitôt repris, terrain gagné, bouts de seins conquis à l’arraché, langues hésitantes, rétraction et consolation violente.
Autour de cette brutalité des actes amoureux, Hong Sang-soo aurait pu construire une structure simple : Yi-Yi d’Edward Yang l’a réussi. Par précaution, et certainement par première défense envers lui-même, Hong Sang-soo a pensé son film en torsions complexes, dont la meilleure idée reste ce découpage en forme d’affrontement d’un même récit séparé en deux parties : elles reprennent le même embryon amoureux, mais en en donnant une mémoire sensiblement différente, la vérité se perdant dans la subjectivité d’un amour une fois de plus aveugle. Une structure opposée où il est aisé de voir une version masculine, plus fleur bleue et pétrie d’un romantisme quasi niais, et une version féminine plus prosaïque, plus âpre, où la perte de la virginité, et la danse qui va autour, n’est pas une simple question de donjuanisme, mais une pénétration qui laisse entrer trop de réel d’un coup en elle pour laisser faire la seule mythologie des sentiments.
Tenant une démonstration formelle qui alliait la bravoure et la nécessité, on s’étonne alors que le cinéaste ait jugé nécessaire d’ajouter des touches naïves et superflues : ces petites sous-parties (huit par chapitre) dessinant un parallélisme un peu trop clinquant. Mais il n’y a pas à s’inquiéter : Hong Sang-soo n’a pas réussi à banaliser son film dans la démonstration. Ce que contient son film est plus gros, le matériau qu’il a soulevé risque bien de fissurer toutes ses prévenances. Tant mieux, car voilà un très beau film sur les rapports homme-femme.
Philippe Azoury
Le Premier du nom de Sabine Franel avec elle-même, ses parents, frères, s’urs, cousins, cousines
Un certain regard Un nouveau genre, très fécond et passionnant, est peut-être en train d’apparaître dans le cinéma français : le « famille juive movie ». En effet, après Petites conversations familiales d’Hélène Lapiower, voici une autre enquête documentaire et familiale questionnant les origines et l’identité. Si les deux films sont remarquables, ils sont aussi très différents et complémentaires, car autant le Lapiower est simple dans son dispositif et circonscrit dans son domaine d’investigation (la proche parentèle et essentiellement le présent), autant le Franel est très ambitieux dans sa conception et vaste par le champ qu’il couvre (des dizaines de branches généalogiques, la grande histoire depuis le XVIIIe siècle).
Surtout, ne pas aller s’imaginer que ces films sont à strict usage communautaire : pour le meilleur et surtout le pire, l’aventure des Juifs au cours de ces vingt siècles, et singulièrement au xxe, est d’une portée universelle et touche à des questions humaines fondamentales. D’ailleurs, on conseille prioritairement Le Premier du nom aux Renaud Camus de tout poil, à tous ces antisémites intellectuels et cultivés qui aiment à manier la « question juive » comme on jongle avec de la dynamite et qui font ensuite mine de s’offusquer quand ça leur pète entre les doigts.
Sabine Franel a eu l’idée de ce film à l’occasion d’une gigantesque réunion familiale où se sont retrouvés des dizaines de descendants d’un certain Moïse Blin, colporteur juif alsacien de la fin du XVIIIe. Elle a ainsi pris contact avec des cousins qu’elle ne connaissait pas et décidé de questionner tous ces gens devant la caméra.
Cette vaste enquête existentielle est à la fois une reconstitution de l’arbre généalogique familial, une histoire des Juifs de France depuis le Moyen Age, le tout taraudé par l’obsédante question : qu’est-ce qu’être juif ? Car si être juif n’est ni une question de race ni de nationalité, ce film montre bien que pour beaucoup de Juifs, ce n’est pas non plus une question de religion. Avec beaucoup de courage et d’intelligence, elle aborde aussi des questions délicates que les Juifs aiment bien oublier, comme ceci : les Juifs établis en France n’aimaient pas du tout les Juifs immigrants des années 30 qui fuyaient le nazisme, et les traitaient de « Polacks ». Ou encore cela : M. Franel père, marié à une catholique fervente, a élevé ses enfants dans le catholicisme et sa cinéaste de fille fut au bord de le considérer comme un antisémite. On apprend ou entend ainsi une foultitude de choses dans ce film d’une densité incroyable.
Mais si la matière et le contenu sont riches, la forme l’est tout autant. Sabine Franel a été monteuse sur des courts de Manoel de Oliveira, c’est dire si elle a abordé son film en cinéaste. Plutôt que d’enchaîner entretiens et images d’archives, elle a confronté ses interlocuteurs à des documents et son travail est ordonné sur un rapport dialectique permanent entre son et image, passé et présent, mémoire et souvenirs, réalité de la matière documentaire et stylisation de la mise en scène. Quand on parle de stylisation, il s’agit bien d’une mise en pensée, d’une construction de la réflexion sur la mémoire. Franel préfère suggérer les images mentales et les raisonnements plutôt que de balancer de l’imagerie figée. La figure de style récurrente est ici le travelling avant, comme s’il fallait toujours traverser des niveaux successifs de compréhension, peler couche de sens après couche de sens afin de s’approcher au plus près de la vérité (ou d’une vérité, ou de plusieurs vérités). D’ores et déjà l’un des films à retenir du Festival.
Serge Kaganski
Le Roi est vivant de Kristian Levring avec Jennifer Jason Leigh, Romane Bohringer, Bruce Davidson
Un certain regard Estampillé Dogme 4, Le Roi est vivant est signé par l’un des trois fondateurs du Dogme 95. Réalisateur de pubs et de clips, Kristian Levring délaisse le sujet de l’idiotie, mais conserve le moteur dramatique de la plupart des films Dogme : la thérapie de groupe, de préférence sauvage. Un car de touristes s’échoue en plein désert africain. En attendant d’hypothétiques secours, les onze passagers se maintiennent en vie grâce à de vieilles conserves de carottes. Pour passer le temps, le plus lettré d’entre eux propose de monter Le Roi Lear. Tandis que les premières répétitions ont du mal à détendre l’atmosphère, les correspondances entre la pièce de Shakespeare et les tensions au sein du groupe ne vont pas tarder à envenimer une situation déjà insoutenable. Presque une idée de Rivette égarée dans un film d’Herzog.
Résultat de ce jeu de massacre : meurtre, suicide et beaucoup d’engueulades conjugales et familiales. Une fois de plus, le Dogme, malgré sa volonté de rompre avec la routine du cinéma dominant, ne se gêne pas pour user des vieilles ficelles du psychodrame collectif. Les gros travers de chacun sont observés à la loupe, jusqu’à la réconciliation finale autour du cadavre de la putain du groupe. Rien de très neuf.
Malgré le peu de sympathie qu’inspire Le Roi est vivant, il faut concéder au cinéaste un travail intéressant sur les visages des comédiens qui, malmenés par le grain de la vidéo, les lumières agressives, sans parler des conditions climatiques, finissent par se transformer en masques grimaçants. Un bel accident de cinéma se déclare, l’absence d’artifice débouche sur l’artifice suprême, l’obsession de la réalité sur la théâtralité. A la fin du film, les comédiens sont métamorphosés en statues de sel, la peau soulevée et multicolore : un festival de croûtes, coups de soleil, boutons et rougeurs. Puisque le Dogme refuse maquillage et effets spéciaux, on imagine que l’équipe du film a fait la fortune de plusieurs dermatologues danois.
Dans un contexte aussi peu glamour, il faut un bon moment pour reconnaître Jennifer Jason Leigh, première vedette hollywoodienne à tâter du Dogme à ses risques et périls. L’intrépide et très talentueuse actrice est depuis ses débuts une habituée des mauvais traitements (violée dans La Chair et le sang et Last exit to Brooklyn, écartelée dans Hitcher, puis empodée par Cronenberg et remplacée par Kubrick). Elle est maso ou quoi ? Dans Le Roi est vivant, elle a sa dose de trash pour les dix ans à venir.
Il faudra attendre l’hypothétique distribution française de Julien donkey boy, de l’affreux jojo Harmony Korine, pour découvrir un film Dogme effrontément arty, faisant table rase non seulement des règles esthétiques du mouvement mais aussi de son souci pesant du scénario et de la psychologie.
Olivier Père
Le Secret de Virginie Wagon avec Anne Coesens, Michel Bompoil, Tony Todd
Quinzaine des réalisateurs Collaboratrice et scénariste d’Erick Zonca, Virginie Wagon passe à la réalisation de son premier long métrage après Grandir, un court de 1995.
L’histoire d’une femme, Marie, 35 ans, mariée depuis douze ans, un petit garçon. Des personnages moyens, une situation banale qui va déraper un après-midi où Marie, représentante en encyclopédies, va rencontrer lors d’un rendez-vous professionnel, un homme hors de son univers venu se retirer dans une maison pour quelque temps. Ancien danseur, noir américain, libre de toutes contingences, Bill va être le déclencheur, révélant à Marie une insatisfaction flottante et ancienne.
L’utilisation par la réalisatrice ici de l’image fantasmée du Noir, mystérieux et puissamment sensuel, qui va baiser la petite Blanche comme jamais elle ne l’a été, est franchement limite. Bref, l’attraction sexuelle va s’amplifier, jusqu’à envahir totalement la vie de l’héroïne. Elle finira par délaisser boulot et petite famille pour ses rendez-vous clandestins et rentrera un beau soir chez elle des suçons plein le cou, mettant son mari devant le fait accompli. Elle ne renonce pas, veut sortir du couple et donner à sa vie un changement radical. Malgré une réflexion méticuleuse sur son sujet, la modification brutale d’un comportement et la réaction d’un couple face à l’échappement soudain de l’un, on devine rapidement, après l’exposition des divers éléments, le cheminement que va prendre Le Secret.
Un film honnête dans son travail de restitution de sentiments, mais qui ne va jamais au-delà. Il évite le côté moralisateur des situations, mais ne parvient jamais non plus à se trouver une réelle liberté.
Sophie Bonnet
Les Glaneurs et la Glaneuse d’Agnès Varda
Sélection officielle hors compétition Les glaneurs, c’est un vieux motif pictural, le titre au masculin d’un tableau de Millet exposé au musée d’Orsay (Les Glaneuses), et puis des gens d’aujourd’hui qui savent se faire discrets pour continuer une pratique qu’on croyait tombée en désuétude et qu’on découvre ranimée par l’insupportable écart entre manque et trop-plein.
La glaneuse, c’est Agnès Varda, qui se propose de révéler un univers caché à partir d’un mot qu’on n’entend plus guère, qui décide de faire le point sur Agnès V. (son personnage de cinéma) et son rapport au monde. Mue par son insatiable curiosité et son goût de l’étrange caché sous nos yeux, elle apprend à se servir d’une de ces petites caméras numériques et repart sur les routes. Comme elle ne sait pas tricher, elle révélera aussi beaucoup d’elle-même en menant son enquête en forme de « marabout-bout de ficelle », d’une digression à l’autre, sans jamais perdre son sujet, mais en l’enrichissant toujours d’éléments nouveaux, de variations imprévues, jusqu’à lui donner la forme très vardienne d’un répertoire éparpillé et aléatoire, d’un catalogue ouvert et accidentel de situations et d’impressions.
Dans sa maison rose de la rue Daguerre, à Paris, elle commence par essayer son nouvel outil sur elle, sans violence ni narcissisme, mais avec une douce lucidité, saisit ses cheveux blancs et ses mains tachetées de son. Du monde, elle revient toujours à elle, pour traquer la complaisance au lieu de la cultiver, avant d’être appelée de nouveau vers l’extérieur.
Même si elle refuse d’ignorer qu’elle est plus proche de la fin que du début de son aventure de femme et de cinéaste, Agnès a pris son temps, tout son temps, le temps nécessaire pour suivre le parcours des patates, des champs jusqu’aux terrains très vagues où on rejette les tubercules qui ne correspondent pas aux calibrages du commerce, là où arrivent les nouveaux glaneurs.
Agnès/Ariane suit son fil, comme les glaneurs suivent les camions pour découvrir les lieux tenus secrets de l’épandage, et remonte ainsi la chaîne qui va de l’opulence alimentaire à l’exclusion absolue. Sans hausser le ton, sans hurler au scandale mais en se contentant de dévoiler tous ses tenants et aboutissants, elle passe de poubelles soigneusement récurées aux cuisines d’un grand restaurant. Dans un effet de contraste facile ? Pas du tout, le grand cuisinier ne jette rien, et lui aussi est un glaneur, qui ramasse les herbes dont il a besoin plutôt que de les acheter.
On glane pour survivre, mais aussi pour trouver une plus juste économie, une consommation du monde un peu moins brutale, ou encore parce que c’est une forme de résistance poétique à la violence des appétits dominants. De glaneurs désespérés en glaneurs nonchalants, de ceux qui grappillent par habitude familiale à ceux qui glanent pour que rien ne se perde mais que tout se transforme, Agnès la glaneuse à la caméra DV change imperceptiblement notre façon d’appréhender une réalité dont elle ouvre un à un les tiroirs secrets et les portes dérobées.
Dans une séquence splendide, peut-être la plus étonnante de ce film de 82 minutes qui regorge de beautés dénichées et suggérées d’un trait très fin, Agnès filme d’une main son autre main qui se referme sur ces gros camions qui filent sur l’autoroute et transportent toutes ces marchandises bientôt perdues, bientôt glanées. Et cette petite main paraît capturer les énormes véhicules dans le rond que forment le pouce et l’index, pour les transformer en jouets inoffensifs, l’espace d’un instant. Tout l’art de Varda réside dans cette façon génialement ludique d’inverser les proportions, de changer sans cesse d’échelle et de point de vue pour inventer une forme de fantastique social qui n’appartient qu’à elle, glaneuse sachant glaner.
Frédéric Bonnaud
Summer Phoenix
Est-ce la fatigue extrême de cette fin de festival ? En rencontrant Summer Phoenix, on a le sentiment que fusionnent dans son visage ceux de Samira Makhmalbaf et de Jennifer Connelly, croisées quelques jours plus tôt. Avant l’entretien, on rêvait plutôt à sa possible ressemblance avec River, l’aîné de la fratrie Phoenix (Mike dans My own private Idaho, disparu en 1993), Joaquin (présent à Cannes pour The Yards), Rain (Even cowgirls get the blues), voire Liberty (Kate’s secret).
A l’arrivée, Summer Joy Phoenix est aussi belle et fraîche que son nom le suggère. On comprend qu’Arnaud Desplechin soit allé la chercher jusqu’en Floride pour incarner son Esther Kahn, rôle-miroir d’actrice en devenir. On a rarement vu une Américaine de 22 ans ressembler moins à une Américaine de 22 ans. L’explication vient peut-être de son origine russo-hongro-juive du côté de sa mère, ou encore de son éducation très « J’ai fait hippie partout », nourrie de manifs antinucléaires et de galettes biologiques.
A la question « Que désires-tu le plus dans le futur ? » posée à son personnage dans le film, Summer répond : « La paix de l’esprit, le bonheur, l’amour. » Si on lui rétorque que le métier de comédienne n’est peut-être pas la meilleure garantie, elle acquiesce : « Tourner un film, c’est devenir fou pendant deux ou trois mois. Après il faut six mois pour aller mieux. » Ce à quoi elle ajoute immédiatement, de peur d’avoir été mal comprise : « Le métier de comédienne est un luxe incroyable. » Elle pourrait ne pas s’en rendre compte puisqu’elle a commencé à 3 ans dans des pubs, puis des séries télé. « Je n’ai pas eu le temps de me demander si j’avais réellement envie de faire ce métier. C’était là, c’est tout. Mes frères et s’urs le faisaient aussi. Ma vraie passion, plus jeune, c’était le piano classique. J’ai même fait une crise : je n’ai plus voulu tourner entre 8 et 16 ans. Là, depuis deux ans, je commence à apprécier vraiment ce travail. » Et pour ça, il a fallu le rôle d’Esther, son engagement, son intransigeance, son obstination. « Pour interpréter Esther, la seule chose que je me suis interdite, c’est la peur. » Son portable sonne : c’est son frère Joaquin qui arrive à Cannes. « Nous sommes très proches. Je peux même dire que c’est mon mentor. Je trouve que c’est un acteur passionnant. Dans Gladiators, il vous fait comprendre très subtilement comment son personnage est devenu aussi méchant. » Après son tabac sur la Croisette, Summer ne montre pas d’inquiétude particulière à propos de son possible devenir-star. « J’avais 15 ans quand River est mort. Nous avons été traqués par les paparazzi. Mes parents ont beaucoup souffert. Mais c’est comme un vaccin : maintenant, je ne sens plus rien quand j’entends les flashs crépiter. »
Olivier Nicklaus
Sylvie Testud
Elle a un nom de danseuse et en a aussi les attaches fines et le poids plume. Sylvie Testud est à Cannes pour La Captive de Chantal Akerman. Dire qu’elle y est formidable serait tristement banal compte tenu de sa performance. Mais ceux qui l’ont vue dans Karnaval de Thomas Vincent savent la force que cette comédienne de 49 kg peut déployer.
Forcément, une comédienne de ce calibre a déjà une légende, qui voudrait qu’elle soit une star en Allemagne. Mais la légende, Sylvie Testud en fait son affaire : « Par un concours de circonstances, j’ai tenu le premier rôle d’Au-delà du silence, l’équivalent en Allemagne de La Vie rêvée des anges. Au départ, je ne parlais pas un mot d’allemand. Ça s’est enchaîné, à tel point que je me suis mise à apprendre la langue. Mais star, non. D’ailleurs, je n’ai pas tourné là-bas depuis un an et demi. »
La France s’est entre-temps emparée du talent de cette comédienne formée au théâtre. « Le théâtre, c’est vraiment mon origine, surtout Gilles Cohen, mon prof en classe libre au cours Florent. C’est lui qui m’a fait comprendre que ce n’est pas la peine d’essayer de jouer. » Au cinéma, on la découvre dans quelques très bons courts métrages comme Eternelles d’Erick Zonca ou Marée haute de Caroline Champetier. Puis c’est l’aventure Karnaval : un tournage violent dans la foule parfois hostile des défilés dans le nord de la France et la récompense d’un film magnifique. « J’avais l’impression d’avoir tout donné. Pendant cinq mois, je suis restée prostrée, en n’imaginant pas pouvoir défendre autre chose. »
La revoilà pourtant dans le film d’Akerman, qui lui tient particulièrement à c’ur : « Je l’ai convaincue en affirmant qu’Ariane était une femme libre, alors qu’a priori les gens l’imaginaient passive. » Sylvie Testud ne cesse de répéter qu’elle a eu beaucoup de chance, tout en faisant montre d’une grande exigence pour la suite : « Je suis persuadée que rien de bien ne se fait dans la facilité. » Malheur donc à ce metteur en scène de théâtre qui lui propose un rôle en lui expliquant qu’il a besoin d’un « petit nom ». « Le problème du théâtre, c’est qu’on a souvent l’impression que les acteurs sont interchangeables. Au cinéma, on se sent davantage désiré pour soi. » Parmi les metteurs en scène qui lui plairaient, elle cite spontanément Claire Denis et Bertrand Blier. « Il a une réputation de misogyne, mais justement, il lui faut une nana qui ait du poids », conclut-elle, tout en menaçant de s’envoler d’un coup de mistral.
Olivier Nicklaus
Tigre et dragon d’Ang Lee avec Chow Yun Fat, Michelle Yeoh, Zhang Zi Yi, Chang Chen
Sélection officielle hors compétition Le cinéma d’Ang Lee nous avait toujours laissés froids et Ice strom, qui compte de fervents admirateurs, carrément de glace. Et voilà qu’Ang Lee, installé à Hollywood, revient en Chine pour offrir son meilleur film à ce jour, entièrement produit par des capitaux américains mais tourné avec une équipe et des vedettes asiatiques, parlé en cantonais.
Comme la saga des Il était une fois en Chine de Tsui Hark, Tigre et dragon est une fresque intimiste qui mêle histoire et légende, spiritualité et aventure, romance et arts martiaux. Dans la Chine ancienne, le valeureux Maître Li (l’impérial Chow Yun Fat), qui a renoncé à la violence après des années de méditation dans les montagnes, décide de faire don de sa fidèle épée à un seigneur de Pékin. Mais la précieuse lame est dérobée par un mystérieux combattant au service du mal. C’est la belle Yu Shu Lien (Michelle Yeoh), compagne d’armes de Maître Li, qui mène l’enquête. Ses soupçons se portent bientôt sur une très jeune aristocrate (Zhang Zi Yi, sublime révélation du film), promise à un homme qu’elle n’aime pas et qui rêve d’aventure dans les bras de son amant, le brigand Lo.
Ang Lee a longtemps annoncé son projet comme « un Raison et sentiments avec des arts martiaux », soit une uvre qui traite à égalité la psychologie des personnages et le côté spectaculaire des combats. Tigre et dragon, film à la splendide harmonie et qui déborde de beauté, vaut mieux que ça. C’est bien simple, dans ce film tout est beau : acteurs, actrices, décors, paysages, costumes, mais aussi sentiments, gestes, actions.
Tigre et dragon est un somptueux livre d’images qui retourne à la source littéraire du wu xia pian (soit le film de sabre à costumes, genre majeur du cinéma hong-kongais) en adaptant un classique du roman populaire du début du siècle écrit par Wang Du Lu.
Il est d’ailleurs intéressant de comparer le film d’Ang Lee avec The Blade, de Tsui Hark, l’autre grand wu xia pian postmoderne. Tsui Hark réalise un film violent et furieux, replié sur lui-même, Ang Lee un film apaisé et harmonieux, ouvert au monde. L’un va chercher son inspiration du côté du sadique Chang Cheh, l’autre rend hommage au raffiné King Hu, le maître du film à costumes, en citant ses deux chefs-d’ uvre Touch of zen et Raining in the mountain, notamment lors d’une scène de poursuite sur les cimes d’une forêt de bambous.
On en voit d’ici faire la fine bouche et parler d’académisme. Si Tigre et dragon est un wu xia pian consensuel à défaut d’être définitif, il est difficile de lui reprocher de vouloir à la fois ressusciter l’âge d’or de ce genre typiquement chinois et de rester suffisamment universel dans sa forme pour trouver un écho dans le monde entier.
On a dit que tout respirait la beauté dans ce film, mais on n’a pas encore parlé des scènes de combats aériens, qui sont sublimes. Le succès de Matrix, qui s’était lui aussi payé les services de Yuen Wo Ping, le maître des arts martiaux du cinéma de Hong-Kong, a préparé le public occidental aux fabuleux duels de Tigre et dragon, qui montrent des hommes et surtout des femmes s’élancer dans les airs, effleurer les tuiles des toits dans des poursuites nocturnes inoubliables, survoler des cascades et des forêts.
C’est la première fois que des trucages numériques (qui ont également permis de reconstruire dans un bref plan d’ensemble la Cité interdite) offrent des images aussi poétiques, en relayant le savoir-faire et l’ingéniosité des techniciens chinois.
Olivier Père
Cités de la plaine de Robert Kramer avec Amélie Desrumaux, Bernard Trolet, Lahcene Aouiti, Erika Kramer
Semaine de la critique hors compétition L’ouverture des Cités de la plaine appartient à celles qui vous marquent : un homme traverse un marché du nord de la France d’une façon inhabituelle. La caméra ne semble pas le gêner, si peu présente pour lui que l’on jurerait un politicien en campagne. Mais ce qui ne cesse d’étonner, c’est qu’entre ce Bernard Kouchner prolétaire et les gens du marché, il ne semble pas exister de contrechamp. Les embryons de conversations qu’il doit entreprendre avec ceux qu’il croise ne sont jamais le fait de son plein gré, il hésite à leur répondre, cherche ses marques, évolue dans un constant contretemps. A l’image, c’est la même chose : le découpage est troué de plans noirs. Mais sur ces longs plans de ruptures, le son continue à s’organiser, c’est même là dans le noir que se disent les choses les plus chaleureuses. Pourquoi alors faire le noir ici ?
Naïfs, on croit avoir trouvé : Kramer nous ayant quittés au mois de novembre sans avoir pu achever le montage son de ce film fabriqué à Tourcoing avec l’aide technique du Fresnoy, il doit s’agir là d’un hommage au cinéaste absent de la part de l’équipe technique qui porta le projet jusqu’à Cannes. Encore raté. Car si ses plans noirs ne cessent d’intriguer, c’est parce que Ben, l’homme qui marche là, dans cette tranchée d’images, de sons et de ténèbres, est aveugle. Et cet aveuglement, nous avons mis trois minutes à le voir, à le reconnaître. Mais ces trois minutes sont déjà un apprentissage.
Kramer répond post mortem au clip d’ouverture de Godard, formulant, avec une anxiété qui pose d’emblée le film comme un de ses plus émouvants, les questions qui habitent son uvre depuis la fin des années 60 : quelle est la place du cinéaste dans le monde ? Comment, partant d’un plan d’une incroyable proximité, peut-on atteindre une vue d’ensemble, toucher à une coupe historique et politique du monde ? Comment filmer les pulsions, les forces minoritaires, les déplacements, déjouer les complots, organiser les résistances ?
Avec Cités de la plaine, Kramer retrouve par son travail avec les habitants de Tourcoing (le casting, fait sur place, est tout particulièrement inspiré) la veine lyrique, proche de Cassavetes, qui était celle de Ice à la fin des années 60 ou de Doc’s Kingdom, ou de Route One USA, ses deux films majeurs des années 80. Son côté Homère du cinéma militant : des vies racontées hors de toute continuité, de façon irréductiblement moderne et passionnante.
Recollons un peu les morceaux : Ben est une sorte d’Ulysse moderne. Fils d’immigré algérien, il rencontre Amélie, sa Pénélope, qui lui donne une petite fille, Coralie. Mais le couple se désagrège à petit feu, les colères de Ben, son tempérament égoïste, univoque, détruit Amélie lentement, aveuglément. Le couple commence à ne plus se comprendre. Ben quitte Tourcoing précipitamment pour l’Algérie où sa mère a été égorgée dans son village. Lorsqu’il revient, il ne retrouve plus rien de sa famille et de ses affaires, comprend trop tard qu’il n’a pas su aimer et respecter Amélie comme son égale. Il erre de bar en bar, se bat et perd la vue. On comprend alors que l’homme âgé, méconnaissable, qui traversait le marché aveuglément, sans repères, c’était déjà lui.
Kramer va nous manquer. Ça, on le savait dès l’annonce de sa mort. A Cannes, cette année, combien de cinéastes continuent à se poser la question de l’espace ? Qui ose encore l’épopée du quotidien comme une mythologie politique ? Qui refuse de foncer tête bêche dans un piège ? Il manque vraiment de cinéastes paranoïaques.
Philippe Azoury
Jacky de Brat Ljatifi et Fow Pyng Hu avec Fow Pyng Hu, Eveline Wu, Gary Guo, Xuan Weizhuo
Un certain regard L’une des rares bonnes surprises et révélations de la sélection Un certain regard. Un film discret qui abrite les souvenirs d’expériences vécues, de sentiments intimes et de personnes connues, que le spectateur a du mal à oublier malgré la profusion quotidienne de nouveaux films événements qui n’en sont pas toujours.
On ressent dans ce premier film l’influence de Tsai Ming-liang et de Hou Hsiao-hsien, un rythme lent, une succession d’ambiances apparemment déconnectées les unes des autres et de longues plages de silence qui, loin de nous plonger dans la torpeur, attisent notre curiosité. Une curiosité récompensée par la fin du film, dont l’émotion dépasse nos attentes. Jacky est un long métrage non seulement réussi mais aussi plein de mystère. Certains films sont criants de vérité, d’autres se contentent de la murmurer et elle passe quand même, en contrebande.
Film hollandais réalisé par un garçon d’origine chinoise (qui tient également le rôle-titre) et un autre d’origine serbo-croate, Jacky parvient avec exactitude et minimalisme à faire ressentir l’impression de déracinement et d’absence à soi-même, à sa culture, à sa langue. C’est l’histoire de Jacky, 26 ans, chinois, vivant dans une ville moche et anonyme de Hollande, qui est effectivement un pays d’une grande platitude si on en croit le film. Jacky est un garçon indolent qui se réfugie dans une apparente indifférence à tout. On se souviendra longtemps du beau plan où on le voit dormir à côté de la télévision qui diffuse une carte postale vidéo envoyée de Chine par sa cousine. Il semble flotter dans la ville étrangère, avec pour seules attaches familiales les liens minces mais solides avec sa mère, une veuve qui vit recluse dans l’étroitesse de son monde et de ses idées.
Jacky travaille comme serveur de boissons dans un train de banlieue. Il se fait draguer sans même s’en apercevoir par un autre Chinois, à peine plus âgé que lui et un peu mythomane, qui prétend écrire un scénario et vouloir devenir chanteur d’opéra, mais se contente d’accompagner des touristes asiatiques dans des visites guidées d’Amsterdam. Cette promesse de couple homosexuel est rompue lorsque la tradition vient contrecarrer les plans de Gary. Sur ordre de sa mère, Jacky va épouser sa cousine qui débarque de Chine, immédiatement agressée par l’inhospitalité de la ville et le racisme de ses habitants. Cette soudaine intrusion féminine va enfin sortir le jeune homme de sa léthargie.
Les deux réalisateurs expérimentent un cinéma de l’existence, qui prend le deuil de la narration traditionnelle pour ne retenir que les moments insignifiants, les creux, les temps morts. Le duo a fait le choix d’un cinéma contemplatif, menacé par l’ennui mais sauvé par des éclats comiques inattendus, qui s’attache à décrire la réalité en se débarrassant des artifices littéraires ou esthétiques. Une des dernières scènes, très forte, est en fait la seule où il se passe quelque chose d’important mais dont le ressort dramatique est immédiatement désamorcé. Dès son premier essai, ce duo fait preuve d’une intelligence du cinéma (ne parlons surtout pas de maîtrise) et d’une exigence suffisamment rares pour être saluées.
Olivier Père
La Brèche de Roland de Jean-Marie et Arnaud Larrieu avec Mathieu Amalric, Cécile Reigher
Quinzaine des réalisateurs Le titre du deuxième court métrage des frères Larrieu n’a au fond rien d’étonnant, pour peu qu’on accepte de le prendre à la lettre : La Brèche de Roland en question est un lieu géographique précis des Pyrénées, un espace difficile à atteindre, complètement originel ; mais qui peut, en même temps, être interprété comme mode d’emploi pour entrer dans ce cinéma effectivement sur la brèche, ne ressemblant à personne.
Jean-Marie et Arnaud Larrieu, drôle de binôme filmant, nous ont déjà offert l’an passé un film iconoclaste et à la fraîche, Fin d’été, où se dépliait sur fond de communauté décatie des Pyrénées un cinéma qui filmait la comédie à flanc de montagne, taillant les chemins les plus embusqués d’un naturalisme rigolard et amer, où les leçons de vie n’étaient jamais à l’abri d’une volée de bois vert.
Exactement les ingrédients que l’on retrouve, encore plus saignant et vif, dans La Brèche de Roland, nouveau moyen métrage, tourné en deux semaines sur le plateau des Pyrénées avec Mathieu Amalric (Roland) et des comédiens non professionnels, dont Cécile Reigher, qui joue la femme de Roland avec une sensualité toute pastorale, et leurs deux enfants en crise (l’une est lesbienne, l’autre hard-rocker), deux adolescents littéralement extraordinaires tant ils jouent avec ironie et mordant des mioches qui se révéleront de façon inattendue plus adultes que leurs parents.
Comme toujours avec les Larrieu, ce qui intrigue c’est ce double rythme, qui leur permet d’alterner des scènes de comédie burlesque et des scènes contemplatives où ils prouvent une maestria à camper deux personnages dans un espace vide qui devient très vite menaçant, mythologique, significatif. Imaginez quelque chose comme un remake des Bronzés font du ski par Luc Moullet, avec Jean-Claude Biette aux dialogues et Ernst Lubitch comme chorégraphe alpiniste. Patience : ce bol d’air pur fait film sort à la rentrée.
Philippe Azoury
Tabou de Nagisa Oshima avec Ryuhei Matsuda, Beat Takeshi, Shinji Takeda
Sélection officielle (actuellement en salles) Le grand retour d’un grand maître, Nagisa Oshima, pionnier révolté de la Nouvelle Vague nippone, auteur légendaire de Contes cruel de la jeunesse ou de L’Empire des sens, qui n’avait plus signé de long métrage de fiction depuis Max, mon amour en 86.
C’est dire si l’on attendait Tabou avec impatience, c’est dire aussi si notre déception est à la hauteur de notre attente : assez prévisible, un peu trop corseté dans sa mise en scène et son déploiement, un tantinet ennuyeux.
Un jeune guerrier est enrôlé dans une milice de samouraïs, communauté masculine close aux rituels très stricts. Bel éphèbe séduisant, le nouveau venu va semer le trouble dans les rangs du phalanstère et déstabiliser profondément son ordonnancement. On retrouve ici le thème éternel du corps étranger, du visiteur, de l’Autre qui sert de révélateur et permet de détruire et reconstruire un corps social figé. C’est le récit fondateur de la plupart des westerns, du Théorème de Pasolini ou encore de Furyo, précédent film d’Oshima.
Le problème de Tabou, c’est que son thème de la déstabilisation ne contamine jamais sa mise en scène. Certes, Oshima affiche toute sa maestria dans la calligraphie des plans, dans la composition chromatique ou dans la chorégraphie des corps, certes on perçoit bien tous les enjeux autour du désir, de la mort, de l’absolu, le combat entre l’ordre et le chaos, la jeunesse et la vieillesse, la maîtrise et les pulsions, mais tout cela semble déjà mille fois vu dans maints films orientaux, et souvent de plus stimulante ou explosive façon.
Oshima semble dérouler sa panoplie de sortilèges de façon un peu routinière, avec un immense savoir-faire mais une flamme un peu éteinte. Comme un symbole de ce film très beau plastiquement mais légèrement chiant, Beat Takeshi offre une performance très retenue, à la limite de l’effacement, qui fait énormément regretter ses rôles dans ses propres films.
Serge Kaganski
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