Dans le cinéma hollywoodien, Doris Day s’impose comme une anti-Marilyn : désérotisée, rassurante, elle est la mère de foyer idéale. Hitchcock et Stanley Donen lui ont offert ses meilleurs roles. Elle vient de disparaitre à 97 ans.
Soirées pyjama
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Il y a de l’amour dans l’air, Ne mangez pas les marguerites, Ne m’envoyez pas de fleurs, Le chouchou du professeur, Pousse-toi, chérie, Un amour pas comme les autres…Parcourir la filmographie de Doris Day, c’est se laisser glisser le long d’une série de phrases qui résonnent comme des titres de romans à l’eau de rose. Demandez à Doris Que faisiez quand les lumières sont éteintes ? Et les titres vous répondront : Un pyjama pour deux, Pique-nique en pyjama, Confidences sur l’oreiller. Une traduction française ose l’indécent : Il y a un homme dans le lit de maman. Mais pour le reste, Doris Day fut la bonne copine, l’anti-Marilyn qui, pour toute sexualité, vous proposera d’éternelles soirées pyjama.
Née le 3 avril 1922, Doris Day s’appelle en réalité Mary Ann Von Kappelhoff et se choisit un pseudonyme lorsqu’elle part à la conquête de Hollywood. Là où les actrices hollywoodiennes se rebaptisent sous des noms sulfureux, Doris Day choisit un nom moelleux, rassurant, qui donnera le ton de sa carrière: elle sera une créature du jour, des petits matins en famille dans la cuisine, des salons bien tenus. Un nom bref, franc, qui ne renferme aucune ambiguïté. La nuit et ses secrets, elle les laisse à d’autres.
Doris Day rêve d’une carrière de danseuse mais, ironie du sort, est victime d’un grave accident lorsqu’elle rentre chez elle après une fête qui célèbre son départ à Hollywood. Elle se fracture une nouvelle fois la jambe chez elle, en glissant sur un tapis. Et cette chute la condamne à faire une croix sur son rêve. La jeune femme clouée sur ses deux pieds compense par une voix puissante, limpide, sous laquelle résonnent parfois quelques accents gamins. Elle débute dans le music-hall, se fait d’abord connaître comme chanteuse, devient très populaire et apprend à jouer sur le tas. Le public américain se précipite dans les salles pour voir bouger la jeune femme qu’il aime tant écouter.
Ménagère augmentée
Si au début des années 50 un pan du cinéma hollywoodien filme la sexualité, les passions et les névroses des Américains, Doris Day vit, elle, dans un autre monde : celle des comédies déjantées et musicales, des films familiaux. Chanteuse ou actrice, Doris Day est d’abord l’anti-star, la parfaite girl-next door à qui l’on peut confier ses enfants. En 2011, elle-même avoue par téléphone que si ses chansons ont tant marché c’est que « même les enfants les aiment, et que les parents les leur chantent. » Doris fait l’unanimité. De fait, elle n’est pas un corps, mais d’abord une voix, et puis, une image normative, celle d’une Amérique blanche, prospère, puritaine et familiale qui entre et s’ébat dans l’ère de l’hyper-consommation.
Figure de transition d’un Hollywood qui s’extrait doucement de l’âge classique et attend la suite, Doris Day se veut une sorte de Ménagère augmentée qui vit des aventures périlleuses et rocambolesques, se lance dans la libre entreprise, donne de bonnes leçons à son mari et pousse la chansonnette quand bon lui semble. A cette époque, la télévision concurrence dangereusement le cinéma, Doris Day est justement un parfait mélange de ces deux médiums : mi-normale, mi-extraordinaire. Elle connaît son heure de gloire à la même époque que la série Ma sorcière bien-aimée : les deux faces d’une même volonté de réenchanter le foyer américain. Cette Amérique respectable que s’amuse à détraquer le génial Jerry Lewis, Doris Day l’ordonne et lui donne sa raison d’être.
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Plus blanc que blanc
En 1959, la Universal jette Rock Hudson dans les bras de Doris Day pour une trilogie sentimentale : Confidences sur l’oreiller (1959), Un Pyjama pour deux (1961), Ne m’envoyez pas de fleurs (1964) – Hudson et Day resteront amis toute leur vie. Les trois comédies organisent la confrontation entre deux mondes distincts, ou plutôt, l’assimilation de l’un par l’autre : le Monde de Doris transforme Hudson en figure respectable, en playboy hétéro qu’il feindra de jouer toute sa vie, jusqu’à dissimuler qu’il est atteint du Sida – il en meurt en 1985. Dans la fiction, l’actrice lave plus blanc que blanc tout ce qu’elle touche. Dans la vraie vie, Day connaît les affres, les liaisons et les drames de n’importe quelle star hollywoodienne de l’époque.
Peu de films avec Doris Day ont traversé l’Atlantique jusqu’à nous. L’actrice est d’abord une figure qui permet à l’Amérique de se parler à elle-même. Dans I’m not your negro (2016), documentaire de Raoul Peck dont le titre est tiré d’un essai de James Baldwin, Peck confronte des images de Ray Charles avec des séquences d’Ariane de Billy Wilder et d’Un pyjama pour deux de Delbert Mann. Récité en voix-off, le texte de Baldwin se veut très violent sur le monde qu’incarne l’actrice : «Dans ce pays il existe depuis si longtemps, que ça en est dangereux, deux niveaux d’expérience. Le premier, pour le dire cruellement, se trouve dans les images de Gary Cooper et Doris Day. Deux des appels à l’innocence les plus grotesques que le monde ait jamais vus. Et l’autre, souterrain, indispensable et nié, peut se résumer, disons, dans la voix et le visage de Ray Charles. Il n’y a jamais eu de véritables confrontations entre ces deux niveaux d’expérience.». Doris Day est moins une actrice-chanteuse qu’un monde à elle seule, et qui cache tous les autres. Elle ne joue pas dans ses films, elle y emmène avec son décor, ses mœurs, son brushing impeccable et ses tenues respectables et colorées – jolie comme un coeur. Et dans ce monde auquel elle donne forme, elle invite une longue liste d’acteurs à la rejoindre : Rock Hudson, Clark Gable, Cary Grant, James Cagney, Jack Lemmon – pour ne citer que les plus connus. Autant de rencontres, de collisions organisées entre deux périodes d’Hollywood, si ce n’est de l’Amérique.
Les chefs-d’oeuvre
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Quelques grands cinéastes ont su faire le mouvement inverse et faire rentrer Doris Day dans leur monde. Deux chefs-d’oeuvre tournés quasiment l’un après l’autre. Dans L’homme qui en savait trop (1956, remake de son propre film réalisé en 1934), Hitchcock se voit imposer Doris Day par la Paramount s’il souhaite avoir James Stewart dans son film. Habitué à filmer des personnages hypersexualisés qui se tournent autour et s’emballent au bout d’une longue série d’aventures, Hitchcock, filme cette fois-ci une famille à Marrakech impliquée contre son gré dans le démantèlement d’un complot. Parce que Hitchcock filme une famille, Doris Day est l’actrice idéale pour le rôle. Tempérée par le cinéaste, Day exalte ses habituelles vertus en les délestant de leur mièvrerie habituelle : aventureuse, efficace, mère de famille tragique, chanteuse bouleversante. La rencontre entre le monde de Hitchcock et celui de Doris produit un très grand drame familial à la brutalité expressionniste. L’actrice-chanteuse perce le film d’un moment chanté, le fameux Que sera sera, aussi obligatoire que sublime. L’actrice est peut-être la seule blonde chez Hitchcock à ne pas être une blonde hitchcockienne, le regard du cinéaste ne la sexualise jamais – les allusions à sa sexualité sont d’ailleurs interdites et stipulées dans son contrat. Quelque chose chez Doris Day renvoie à la petite fille et à la maman (deux figures respectables), où à la petite fille déguisée en maman.
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Un an après, dans Pique-nique en pyjama (1957), Stanley Donen et George Abbott lui confient l’étonnant rôle d’une ouvrière dans une usine à pyjamas qui milite avec ses collègues pour une augmentation salariale. Comme à son habitude, Donen parvient à rendre n’importe quel milieu, même les plus rétifs, propice à la comédie musicale : la splendide ouverture nous montre les ouvriers s’affairer sur leur machine à une cadence de plus en plus effrénée (tous chantent « Hurry up ! »), et cette rapidité contrainte débouche sur un numéro musical bordélique, coloré, harmonieux. L’usine à pyjamas devient l’usine à rêves, Doris Day en est la star mais se fond dans un collectif bigarré où la lutte syndicale se mêle aux affaires de coeur. L’actrice trouve enfin un compromis entre le rêve d’une Amérique et sa réalité.
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