Les journalistes et critiques, moi le premier, se rendent plus ou moins souvent coupables de formules toutes faites, de tics de langage, de clichés. Quand on écrit tous les jours, toutes les semaines, tous les mois, on ne parvient pas toujours à renouveler le vocabulaire critique, c’est humain. Mais certains tics peuvent devenir plus voyants, […]
Les journalistes et critiques, moi le premier, se rendent plus ou moins souvent coupables de formules toutes faites, de tics de langage, de clichés. Quand on écrit tous les jours, toutes les semaines, tous les mois, on ne parvient pas toujours à renouveler le vocabulaire critique, c’est humain. Mais certains tics peuvent devenir plus voyants, plus embarrassants, plus horripilants que d’autres. On devrait instaurer des dates de péremption pour certains mots. Cas d’espèce du moment, l’expression “donner à voir”. Je ne sais pas qui a inventé cette locution, ni quand elle est apparue pour la première fois, mais je sais que je ne la supporte plus. Je préférais de loin le “Ça reste à voir” d’Olivier Séguret dans Libération, plus riche d’ouvertures, et dont on vient malheureusement d’apprendre l’arrêt. C’est la fin de “donner à voir” qu’il aurait fallu siffler. D’abord, pourquoi “donner” ? Les cinéastes sont des gens rémunérés (parfois mal, certes) pour leur travail, que je sache. Le cinéma est un spectacle payant, pas gratuit. Les spectateurs à qui l’on “donne à voir” s’acquittent généralement du prix d’un billet. Bref, le cinéaste le plus visionnaire, extralucide, généreux, “donnant” du monde ne vit pas que d’amour, d’eau fraîche et des bravos de son public. Au-delà de cette coupe de cheveux en quatre étymologico-économique, pourquoi écrire “donner à voir” plutôt que “montrer” ? Pour conférer à un papier une petite plus-value de complexité qui n’est le plus souvent qu’un leurre lexical ? Pour oindre le cinéaste que l’on défend d’un supplément de générosité, d’humanisme ? Comprenez, Untel ne se contente pas de filmer, de montrer, ce qui est le minimum syndical pour tout cinéaste, non, il fait plus, il “donne à voir”. Peut-être aussi que le critique souhaite inconsciemment que cet humanisme qu’il prête au cinéaste déteigne un peu sur lui ? Voyez, non seulement Untel “donne à voir”, mais moi-même, j’ai su saisir qu’il “donnait à voir”, je suis en complète empathie parce que, bien que critique, je suis aussi un être sensible et généreux qui aime que l’on “donne à voir”, et j’espère secrètement “donner à lire”. Mais on n’en doutait pas. Quand ce “donner à voir” a surgi pour la première fois dans les pages d’un journal, ça devait sûrement faire sens, être pleinement justifié, ça exprimait certainement de façon neuve une idée qui collait au film traité. Le problème n’est donc pas la locution en soi, mais son usage répétitif, des mois ou des années après son invention. Une création lexicale peut parfois devenir, au fil du temps, un hochet pavlovien, un simple effet creux, un gadget de prêtà- penser. Il faudrait ranger “donner à voir” pendant quelque temps dans un tiroir fermé à double tour, quitte à le ressortir dans quelques années, à doses homéopathiques. La prochaine fois, il sera temps de s’agacer du mot “hybridation”.
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