Trente-neuf ans après le “Shining” de Stanley Kubrick, le spécialiste de l’horreur Mike Flanagan en signe une suite pleine de fantaisie et d’invention.
Pourquoi donner une suite à Shining, trente-neuf ans après que Kubrick a laissé Jack Torrance congelé dans le labyrinthe de l’Overlook Hotel ? C’est une bonne question. Parce que Stephen King l’a écrite en 2013 ? Mouais. Parce que c’est Mike Flanagan, le jeune créateur de la géniale série The Haunting of Hill House, qui la réalise ? Oui, pourquoi pas. Parce que le film est à la fois le symptôme et l’anticorps de l’impasse dans laquelle se trouve le cinéma américain contemporain ? Ah là, tu m’intéresses.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Cure de jouvence
The Dead Don’t Die, nous avait prévenus Jarmusch en mai dernier en ouverture du Festival de Cannes. Ce désir d’immortalité, ou tout du moins celui de prolonger la vie, de refuser la vieillesse, en administrant une cure de jouvence à ce qu’on croyait mort ou à deux pas de l’être, et la volonté qui en découle d’étouffer la jeunesse occupent tout un pan du cinéma américain contemporain. La clameur du titre de Jarmusch résonne de Gemini Man à Ad Astra, en passant par les interminables suites des franchises du passé.
Elle anime surtout deux des plus grands films américains de l’année. Dans Once Upon a Time… in Hollywood, Tarantino tente de réanimer le cinéma de l’âge d’or des studios, tandis que dans The Irishman, Scorsese s’appuie sur le de-aging pour redonner à ses acteurs les traits des jeunes hommes qu’ils étaient jadis et pour refaire avec eux le tour du propriétaire des films de gangsters qu’ils ont faits ensemble. On pourrait ainsi décliner à l’envi la maxime de Jarmusch : franchise doesn’t end, actors don’t get old, directors don’t retire, golden age doesn’t pass away…
Le cinéma américain est aujourd’hui au cœur de ce symptôme fait d’un mélange entre un déni de réalité et une peur de la mort. A la fois prolongation d’un film dont on pensait l’intrigue achevée et récit d’une lutte entre immortels et jeune génération, Doctor Sleep prend à bras-le-corps cette névrose du cinéma américain contemporain.
Souffle vital
Tromper la mort, les vilains du film y sont parvenus. A l’instar des vampires d’un autre film de Jarmusch, Only Lovers Left Alive, ils forment une sorte de secte de clochards magnifiques qui parcourent les Etats-Unis à la recherche d’enfants dotés d’un souffle vitale fort, d’un shining. Ils les kidnappent, les tuent sauvagement et aspirent les vapeurs de leur agonie, élixir de jouvence, sorte de cocktail de de-aging qui leur offre une vie quasi éternelle.
Ils sont stoppés lorsqu’une fillette dotée d’un shining particulièrement puissant découvre leurs agissements et décide de leur faire barrage avec l’aide de Danny Torrance. Comme Laura Palmer dans Twin Peaks, le kid de Shining nous aurait donc dit, à la fin du film de Kubrick, « I will see you in thirty-nine years ».
On le retrouve dans la peau d’un quadragénaire (incarné par un Ewan McGregor fascinant) ayant hérité de l’alcoolisme de son père et occupant un poste d’infirmier dans un hospice où il utilise son don afin d’amener les patients vers la mort. En dehors de cette activité qui lui a valu le surnom de Doctor Sleep, il a appris à cacher son sixième sens, son shining. Il le réveille pour sauver la jeune fille, mais aussi pour se guérir de son propre trauma.
Trauma enfantin
La peur de la mort était déjà au centre de The Haunting of Hill House. La réussite de la série tenait en un subtil désamorçage des codes de l’horreur à la seule fin d’expliquer la façon dont ses personnages ne parvenaient pas à affronter leur trauma enfantin. On retrouve cette qualité de réalisme psychanalytique au début de Doctor Sleep, mais elle cède vite le pas à un récit truffé de fantaisies et d’inventions formelles.
Doctor Sleep se veut plus comme un insolant crossover entre les obsessions de Flanagan et le film de Kubrick que comme un pieux travail de prolongation de l’œuvre du maître. S’il aspire les dernières vapeurs du film de Kubrick, c’est pour mieux y mettre le feu. De cet embrasement final, le film ne sauve que la figure de la fillette à qui Danny lance un dernier « Shine ! », comme une incitation à ne jamais laisser les désirs d’immortalité de ses pairs lui faire de l’ombre.
Doctor Sleep de Mike Flanagan, avec Rebecca Ferguson, Ewan McGregor, Carel Struycken (E.-U., 2019, 2 h 31)
{"type":"Banniere-Basse"}