Film emblème de la culture noire américaine des années 80, l’influence du troisième long-métrage de Spike Lee a essaimé jusque dans la cinéma français. Le film ressort en salles cette semaine.
Presque trente ans après, Do the Right Thing reste un film marquant, tant du point de vue socio-politique que de l’affirmation de la culture noire américaine et de l’émergence d’un talent important du ciné US. Le film de Spike Lee s’inscrit dans la règle des trois unités de la tragédie, racontant une chaude journée d’été dans un pâté de maisons du quartier noir de Bedford-Stuyvesant, Brooklyn, NY.
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Autour de la pizzeria du coin évoluent les tenanciers italos-américains, leur livreur Mookie (joué par Spike Lee), les épiciers coréens récemment arrivés, ainsi que diverses figures locales parmi lesquelles le paisible Mayor, l’énervé Buggin out, le mélomane hip-hoppeur Radio Raheem et un coryphée pagnolesque composé de trois papys sur leur chaise commentant la vie du quartier.
Chronique de quartier
Le ton est à la chronique urbaine, pittoresque, humoristique, rehaussée de couleurs vives, d’angles de caméra ludiques, de costumes streetwear et de graffitis street-art, d’argot folklorique et de musique hip-hop. Dans un style très affirmé (parfois trop superficiellement voyant), Spike Lee tente d’inventer un cinéma noir américain contemporain, sorte d’équivalent filmique du rap.
A l’époque, le rap est incarné par Public Enemy, formation ultra-politisée, influencée par Malcolm X, dont l’hymne Fight the Power (« Combattons le pouvoir, le système« ) figure dans la bo. Au-delà de son esthétique black pop, Do the Right Thing est donc chargé en son cœur d’un contenu politique brûlant, motivé par l’affaire de Howard Beach où trois jeunes Noirs avaient été tabassés à coups de battes de base-ball par une bande italo-américaine. La justice s’était montrée très clémente avec les agresseurs, malgré la mort d’une des victimes.
L’idée du film est venue de cette injustice à caractère racial. Sa tonalité de chronique sympathique est donc bientôt assombrie par une montée de tension autour d’une banale affaire de photos : les pizzaïolos affichent dans leur boutique des clichés de Sinatra, Stallone ou Sofia Loren, mais aucun héros noir alors que leur clientèle est majoritairement afro-américaine.
Canicule aidant, les choses s’enveniment jusqu’à l’émeute, déclenchée par Mookie qui balance une poubelle dans la vitrine de ses employeurs. Le film se conclut sur deux citations, l’une de Martin Luther King condamnant la violence, l’autre de Malcolm X la justifiant, Spike Lee laissant au spectateur la liberté de réfléchir et d’éventuellement choisir entre les deux options.
Écarté du palmarès cannois
Malgré cette double citation œcuménique, laissant les choses ouvertes, le film suscite la controverse. Au Festival de Cannes 1989, Do the Rght Thing est l’un des favoris pour la Palme mais se retrouve fanny au palmarès. Le président du jury cette année-là, Wim Wenders, plutôt d’obédience Luther King que Malcolm X, a apprécié le film mais pas la séquence finale de l’émeute. Aux Etats-Unis, le débat est chaud. Certains, tel Joe Klein dans le NY magazine, considèrent que la séquence finale est une incitation à la sédition pour les populations noires, comportant un risque de violence et d’implosion de la société américaine. Malgré tout, les critiques les plus influents du pays accueillent très favorablement le film. Vincent Canby du NY Times écrit : “Dans tous les débats honnêtes, solennels et sérieux sur l’aspect socio-politique du film, on oublie une chose : c’est un film sensationnel ».
Dans Rolling Stone, Peter Travers souligne que « rien ne nous avait préparés à la décharge d’émotion brute qui explose dans ce baril de poudre ». Le regretté Roger Ebert estimait pour sa part que Do the right thing était « de tous les films de notre temps celui qui s’attelle le plus fermement à une réflexion sur l’état des relations entre ethnies en Amérique ». Il concluait que « le film ne choisit pas son camp, il est équitable avec les deux camps en racontant une histoire qui se passe dans une société qui elle ne l’est pas – équitable ».
27 ans d’influence massive
Il est clair que Do The right thing a inspiré toute une génération de cinéastes noirs américains comme John Singleton (Boyz ‘n’ the hood) ou les frères Hughes (Menace II Society), qui se sont emparés du cinéma pour porter sur les écrans une voix noire punchy, affirmative, revendicatrice. Avant Spike Lee, les Noirs étaient bien sûr présents dans le cinéma américain y compris dans le système hollywoodien. Il y avait bien sûr la blaxploitation des années 70, ou des superstars comme Eddy Murphy, mais consciemment ou pas, ils étaient toujours apolitiques, ou instrumentalisés par le business, majoritairement blanc.
Avec Do the Right Thing, c’était la première fois qu’un Noir faisait un film en contrôlant tous les aspects (écriture, réalisation, production) et en portant le fer politique dans l’une des plaies sociales du pays, en synchronisme avec ce qui se passait dans le rap. Singleton ou les frères Hughes ont bien retenu la leçon, mais pas qu’eux. L’aura de Spike Lee a traversé l’océan pour infuser le cinéma français. Des films comme La Haine de Mathieu Kassovitz ou Ma 6-T va cracker de Jean-François Richet (et tous les films sur les quartiers qui se sont faits dans la foulée donnant lieu au sous-genre français du « banlieue-film ») viennent entre autres de Do the Right Thing : même ancrage urbain populaire, même regard sur les tensions ethniques et sociétales, même style empruntant à la pop culture de la rue, même portée politique.
Le film de Spike Lee a rayonné jusque dans la sous-culture mainstream si on veut bien considérer qu’une série populaire comme Plus belle la vie a elle aussi quelque chose de Do the Right Thing en tenant la chronique d’un quartier rayonnant autour de son commerce central, le bar du Mistral prenant la place de la pizzeria de Sal (même si la teneur politique du feuilleton est beaucoup plus light et consensuelle) : il y a une certaine logique à cela puisque certains critiques avaient noté que le film de Spike Lee évoquait les films du Marseillais Pagnol, PBLV bouclant ce circuit des influences.
Rattrapé par l’actualité française
Do the Right Thing est peut-être encore plus d’actualité aujourd’hui qu’au moment de sa sortie. Aux Etats-Unis, les jugements partiaux selon la couleur de peau des prévenus ou des victimes se sont tellement multipliés que les Américains se sont révoltés, des émeutes de Ferguson aux manifs de NY et LA. La présidence d’Obama a tout changé symboliquement, mais pas grand-chose sur le terrain. Il y a 27 ans, la question des tensions raciales était surtout américaine. En France, nous étions encore solidement assis sur notre système (ou notre mythe ?) républicain, laïc, intégrateur, faisant de chaque individu un citoyen égal aux autres en droits et devoirs, quelle que soit sa couleur de peau.
Depuis, la crise économique durable, la permanence des ghettos urbains, la détérioration du tissu social, les processus de relégation, le 7 janvier et le 13 novembre sont advenus, mettant à l’épreuve notre éthos républicain et rouvrant toutes nos fractures sociales, ethniques, religieuses. A l’époque, Do the Right Thing était spécifiquement américain. L’évolution de la société française a rattrapé le film : aujourd’hui Do the Right Thing semble parler aussi bien de Saint-Denis, des Minguettes ou du XIe arrondissement de Paris que de Bedford-Stuyvesant.
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