[Jean-Luc Godard est décédé ce mardi 13 septembre. À cette occasion, nous vous proposons de redécouvrir cet article.] Pour ce sixième et dernier épisode, nous avons sélectionné ses meilleures fulgurances, aphorismes (l’appellation donnée à l’époque aux punchlines) dont le sens peut sembler sibyllin à certains.
Les Inrockuptibles lancent des séries consacrées aux grandes figures suivies par le magazine depuis des années, voire des décennies. Après Houellebecq, Assayas ou Miyazaki, voici notre série consacrée à l’immense Jean-Luc Godard, à l’occasion de la diffusion de son film, Le Livre d’image, sur arte.tv. A la fois cinéaste révéré et artiste total, il a été de ceux qui nous ont toujours accompagnés.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dès ses débuts comme rédacteur aux Cahiers du Cinéma, dans les années 1950, le futur cinéaste franco-suisse Jean-Luc Godard témoigne d’un sens de la formule très efficace. Sa forme préférée ? Le chiasme, cette forme qui renverse les termes d’une proposition pour leur donner un autre sens. Au journaliste télé François Chalais, par exemple, il déclare au début des années 1960 : “Le cinéma ne doit pas influencer la jeunesse, c’est la jeunesse qui doit influencer le cinéma.”
1. “La photographie, c’est la vérité et le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde…” entend-on dans Le Petit soldat (1961). Un cri d’amour et d’enthousiasme pour le cinéma, bien dans la lignée du critique André Bazin, qui vantait “l’ontologie” de l’image photographique et cinématographique comme “peau du réel”.
2. “Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs” : Cette phrase, prononcée en off et attribuée à André Bazin pendant le générique du Mépris (1963) n’est donc pas proprement de Godard. Ni d’ailleurs de Bazin ! Il s’agit d’un rebidouillage d’une phrase tarabiscotée du critique macmahonien Michel Mourlet : “Le cinéma est un regard qui se substitue au nôtre pour nous donner un monde accordé à nos désirs”… On peut donc l’attribuer en partie à Godard, roi des citations au point de les transformer et de les redistribuer à qui bon lui semble. (Le sens de cette phrase est par ailleurs assez discutable, mais c’est une autre question).
3. “Les travellings sont affaire de morale” (ou : “Le travelling est une histoire de morale”, selon les versions) : là encore, d’une autre manière, Godard pratique le chiasme sans le dire, en reprenant – et en améliorant – une phrase du critique et cinéaste Luc Moullet : “La morale est affaire de travellings”. S’y concentre toute la déontologique des tenants de la Politique des Auteurs et de, bientôt, la Nouvelle Vague : filmer exprime non seulement une pensée, mais aussi une éthique. Chaque plan est non seulement l’élément d’un langage, mais obéit aussi à une morale de l’image, qui se doit avant tout de respecter les personnages Jacques Rivette, dans un article célèbre intitulé “De l’abjection”, s’en prend violemment au réalisateur italien Gillo Pontecorvo, auteur d’un film intitulé Kapo, dans lequel il a cru bon d’effectuer un travelling pour recadrer un cadavre. En mai 1968, quand Godard (avec notamment Truffaut), tente d’interrompre le festival de Cannes, il lâche à la foule qui s’oppose à lui : “Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers, et vous me parlez travelling et gros plans ! Vous êtes des cons !” (sic).
4. “Ce n’est pas une image juste. C’est juste une image” dans Vent d’est : Godard, dans le sillage de 68, fait un virage à 180 degrés. Il se refuse à se couler dans un cinéma commercial et rêve d’un cinéma collectif. Après avoir fondé l’éphémère groupe Dizga Vertov, il tourne Vent d’est en Italie au début des années 70, co-réalisé avec Jean-Pierre Gorin, film collectif où apparaît notamment Daniel Cohn-Bendit et, sur un carton, cette phrase très politique qui, dans un geste quasi franciscain, veut en finir avec la vénération de l’image de cinéma pour l’image. Il faut en revenir à l’innocence des premières images de cinéma, aux sources. Le cinéma n’est pas tout, il n’est qu’une des armes de la révolution. Il ne faut pas “faire du cinéma politique, mais tourner politiquement un film” dit-il à l’époque.
5. “Quand on va au cinéma, on lève la tête. Quand on regarde la télévision, on la baisse.” Les années 80 sont les années de la mort du cinéma, thème qu’entretiennent Serge Daney, Godard, Louis Skorecki et d’autres. Godard s’en prend violemment à la télévision, négation selon lui du cinéma, car sans morale. Le cinéma devient alors une sorte de culte . Godard dit aussi : “Il y a le visible et l’invisible. Si vous ne filmez que le visible, c’est un téléfilm que vous faites.” Les frontières entre le visible et l’invisible, l’obscène et ce qui doit être montré, le champ et le hors-champ sont questions essentielles, communes aux religions et au cinéma. La phrase de Godard sera répétée par d’autres, comme Wim Wenders.
6. “Je remercie les professionnels de la profession” dit Godard quand l’académie des Césars lui remet un César d’honneur en 1987, alors qu’il n’a que 56 ans et comme s’il fallait d’une certaine manière lui signifier sa mort en tant que cinéaste : cette formule ironique, passée dans le lange courant, est souvent utilisée à tort et à travers pour fustiger de ceux que l’on considère comme des notables d’un métier, d’une corporation. Dans la bouche de Godard, il s’agit bien évidemment, avec impertinence, de simuler l’humilité, le respect pour une profession à laquelle il n’appartient peut-être pas tout à fait. C’est l’image (avec son écharpe autour du cou) qu’il veut donner, et il y parvient avec brio.
7. “La marge, c’est ce qui fait tenir les pages ensemble.” Phrase souvent citée, prononcée à une époque où Godard, à tort ou à raison, se sent seul, oublié, exilé, exclu, considéré comme une institution sans vitalité : un objet de culture. Il rêve qu’on regarde ses films en oubliant qu’ils sont de lui.
8. “L’objectivité, c’est cinq minutes pour Hitler, cinq minutes pour les Juifs” : phrase avec laquelle, bien évidemment, Godard n’est pas d’accord. Très intelligemment, il met en question la conception qu’a la presse, notamment télévisuelle, de l’objectivité et son culte du « temps de parole » ou d’image. Il choisit un exemple historique extrême (les nazis, les juifs) pour montrer l’absurdité et l’inanité d’une telle conception de l’information qui se voudrait impartiale. Ne sont-ce pas les victimes, les faibles qui devraient avoir le plus de temps de parole ? Par ailleurs, l’histoire des rapports de Godard (grand militant de la cause palestinienne) au judaïsme, ou plutôt à Israël, est compliquée. Elle a souvent donné lieu à des malentendus, des soupçons et même des accusations d’antisémitisme.
9. “Je ne veux parler que de cinéma, pourquoi parler d’autre chose ? Avec le cinéma on parle de tout, on arrive à tout.” Pour Godard, il l’a toujours dit, le cinéma est tout simplement un outil qui sert à penser le monde. Il accusera souvent ses amis de la Nouvelle Vague de ne pas avoir continué à suivre ce précepte qui (selon lui) les unissait à leurs débuts, de l’avoir trahi. Lui n’en démord pas.
10. “La culture c’est la règle, l’art c’est l’exception.” Est-il besoin d’expliquer cette phrase ? Il y a d’un côté les institutions (qui font leur travail), de l’autre les artistes (qui font aussi le leur). Un artiste (ou sa vision très romantique) ne doit pas confondre les deux.
Retrouvez tous les épisodes de notre série grâce aux liens ci-dessous :
Episode 1 1998, quand Jean-Luc Godard nous contait ses “Histoire(s) du cinéma”
Episode 2 Jean-Luc Godard, artiste majeur de notre siècle
Episode 3 “Cherche interprète et âme sœur”, Anna Karina raconte Godard
Episode 4 Jean-Luc Godard en 2004 : “En tant que créateurs, on est devenus des SDF”
Episode 5 Vidéo : Dans les coulisses de nos interviews avec Godard
Episode 6 Dix godardismes pour les nuls : ses meilleures “punchlines”
{"type":"Banniere-Basse"}