Il y a dix ans, l’épopée de science-fiction de James Cameron s’imposait comme le plus gros succès de tous les temps au box-office mondial. Structurée par une vision pessimiste du devenir de l’humanité face à la catastrophe écologique, cette fable noire se doublait de promesses scintillantes : soutenu par des technologies de pointe, elle devait faire entrer le cinéma en général, et les blockbusters en particulier, dans une nouvelle ère technologique. Alors que ses suites pointent enfin le bout de leurs nez bleus, que reste-t-il de la « révolution Avatar » ?
Ce texte comporte des révélations sur l’intrigue d’Avatar (mais tout le monde l’a vu, non ?)
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Lorsqu’il ouvrait pour la première fois les yeux dans la peau de son avatar, Jake Sully, ex-marine ayant perdu l’usage de ses jambes, en découvrait les facultés physiques avec l’excitation maladroite d’un enfant soumis à une croissance accélérée. Réflexes nerveux et préhension vigoureuse, équilibre précaire et course effrénée : c’est un nouveau corps qui s’inventait devant nous dans les premiers mouvements d’Avatar de James Cameron (2009).
https://youtu.be/EThuVL7Ewjk
Cette séquence, probablement la plus belle du film, en tout cas la plus émouvante, pourrait en cristalliser l’ambition démesurée. Avatar devait ni plus ni moins faire entrer le cinéma dans une nouvelle ère en lui offrant les possibilités infinies d’un corps numérique aux outils aiguisés par douze ans d’expérimentation technologique (la 3D, la motion capture et les techniques d’incrustation n’avaient jamais été aussi souveraines) : l’éveil allait se jouer des deux côtés de l’écran.
Un éveil aux yeux mi-clos
La réalité se révélait plus nuancée : si les prouesses techniques mises en œuvre pour donner vie à la planète Pandora et à ses habitants ont effectivement émerveillé les spectateurs du monde entier, l’imaginaire visuel qu’elles soutenaient demeurait conventionnel et s’inscrivait à la croisée d’influences identifiées. Malgré ses ressorts scénaristiques usés (à mi-chemin entre Pocahontas et Danse avec les loups), c’est sur le fond que l’œuvre exposait sa singularité en doublant sa vision très sombre du désastre écologique d’une charge féroce contre la violence historique des États-Unis et de ses forces armées.
Pour mémoire, l’intrigue se déroule 2154. Envoyés sur la planète Pandora pour y exploiter un minerai rare susceptible de résoudre la crise énergétique terrestre, des humains se heurtent aux autochtones Na’vis, une espèce vivant en symbiose avec la nature et inspirée des tribus indiennes d’Amérique. En utilisant des « avatars » (des Na’vis clonés associés à des gènes d’être humains), les colons tentent de nouer des liens avec la population locale pour négocier les termes de son exil forcé.
Bien que le film ait amassé des sommes colossales au box-office mondial en devenant le plus gros succès de tous les temps (si l’on ne tient pas compte de l’inflation, et détrônant au passage Titanic du même James Cameron), ses suites, annoncées dans la foulée, sont toujours en tournage. C’est que leur créateur, épris d’une ambition démiurgique, a décidé de hisser la barre encore plus haut : les outils de création du second volet, composé majoritairement de prises de vues sous-marines, auront à nouveau nécessité des années de développement.
Dix ans, c’est un battement de cils dans l’histoire des arts mais une éternité pour celle du cinéma et de ses techniques. Alors que ses suites pointent enfin le bout de leurs nez, que reste-t-il de la « révolution Avatar« ?
Une prouesse technologique à l’impact diffus
Si l’on met de côté son imagerie criarde et sa BO techno-world du plus mauvais goût, l’expérience de re-visionnage d’Avatar reste très plaisante. Conçu comme une succession d’émerveillements chevillés au regard candide de son héros, le film déplie son paradis extraterrestre en épiphanies croissantes avant de le soumettre à la barbarie des hommes. Sa première partie exploratrice reste un festival ludique : chaque plante, animal, texture et effet cinétique – particulièrement les vols à dos d’Ikran, ces grosses bébêtes aux allures de ptérodactyles – s’offre au spectateur avec générosité pour l’envelopper dans un bain sensoriel.
https://youtu.be/jy8XhaUuRcM
Quant au second acte, malgré le recours à une imagerie techno-militaire éprouvée (notamment dans Alien : le retour, également de James Cameron), elle saisit toujours autant par sa façon de convoquer les visions traumatiques d’une Amérique belliqueuse – du génocide indien aux bombardements au Vietnam – ou meurtrie – la chute de l’arbre-maison rejouant celle du World Trade Center.
Une motion capture ultra-précise
Mais plus encore que pour ses effets numériques au lustre inentamé, c’est grâce à son usage de la motion capture que le film s’est inscrit dans l’histoire du cinéma. Si cette technique, consistant à enregistrer les mouvements d’un comédien à l’aide de micro-capteurs placés sur son corps et son visage pour ensuite le recouvrir d’une seconde peau en images de synthèse, avait déjà été employée dans plusieurs productions (du Gollum du Seigneur des anneaux au Davy Jones de Pirates des Caraïbes ou à l’intégralité des personnages du Pôle Express de Robert Zemeckis), jamais elle n’avait été hissée à une si grande échelle et à un tel degré de précision. Sans retranscrire véritablement les traits des acteurs, les capteurs subtilisaient au réel une fluidité naturelle des gestes et des expressions pour les insuffler dans des créatures hybrides et troublantes.
En dix ans, la motion capture s’est démocratisée pour rejoindre l’éventail technique de nombreuses productions, et s’est imposée comme la nouvelle coqueluche de l’industrie vidéo-ludique (la franchise Call of Duty, The Last of Us ou le récent Death Stranding en ont usé pour parachuter des acteurs réels dans leurs cinématiques).
Au cinéma, et aux exceptions notables de la nouvelle trilogie La Planète des Singes ou du Ready Player One de Spielberg, elle semble pourtant délaisser l’horizon post-humaniste esquissé par Avatar (quitter des corps humains limités pour des doubles numériques aux possibilités infinies) pour s’exercer de façon plus ponctuelle et instituer l’être en motion capture comme une étrange altérité (Gollum à nouveau dans Le Hobbit, ou le Bon Gros Géant du film de Spielberg). Elle opère également sur le registre plus intime du dédoublement d’acteurs et de leur rajeunissement, s’inscrivant dans une tendance troublante qui, de Gemini Man d’Ang Lee à The Irishman de Martin Scorsese, a marqué le cinéma de 2019.
Retour des effets spéciaux à l’ancienne
Dans le sillage des derniers Star Wars et Mission : Impossible mais aussi de la série Dark Crystal : le temps de la résistance, une autre mode est venue se heurter aux rêveries virtuelles de James Cameron : celle d’un retour partiel à des effets spéciaux dits « à l’ancienne », entre madeleine vintage et trop plein de fonds verts. Tournés en pellicule, Le Réveil de la Force de J. J. Abrams et Les Derniers Jedi de Ryan Johnson nous gratifient ainsi de splendides mate paintings, ces paysages peints placés en arrière-plan (avec toutefois le renfort d’outils numériques). La promotion des aventures de l’agent Ethan Hunt est axée autour des prouesses acrobatiques de son acteur principal (Tom Cruise, plus fort que les Na’vis ?), et la série Dark Crystal recrée le bestiaire fantastique de l’œuvre originale à grand renfort de marionnettes et d’animatroniques.
Et le relief, dans tout ça ? Si Avatar l’a fait entrer dans un 3ème âge d’or (après ceux des années 50 – Le Crime était presque parfait d’Alfred Hitchcock – et 80 – Les Dents de la Mer 3 de Richard Fleischer) en développant de nouvelles caméras 3D et en imposant le port de lunettes « actives » (dont le système d’occultation alterné de chaque œil est réputé plus confortables que les filtres colorés des lunettes « passives »), l’engouement pour les projections en relief s’est depuis essoufflé (« 2 euros de plus pour avoir mal à la tête, non merci ! »).
Certes, Hugo Cabret de Martin Scorsese, Gravity d’Alfonso Cuarón ou Adieu au langage de Jean-Luc Godard ont exploré avec intelligence la profondeur des images. Mais quelques années plus tard, derrière le glaçage lucratif d’une majorité de productions dans lesquelles la 3D se réduit à un saupoudrage cosmétique, il n’y a guère plus qu’Ang Lee pour croire sincèrement au potentiel spectaculaire et émotionnel de la technique. Il cherche d’ailleurs à la rendre plus supportable en augmentant la fréquence de tournage et la cadence de projection, mais dont l’échec des deux derniers films (Un jour dans la vie de Billy Lynn et Gemini Man) risque de freiner les ardeurs.
Une descendance en pointillé
En 2008, soit quelques mois avant la sortie d’Avatar, Iron Man de John Favreau remportait un franc succès dans les salles et posait la première pierre de l’Univers étendu Marvel, écrasant édifice dont la clef de voûte Avengers : Endgame finira par détrôner le film de James Cameron au rang de plus gros succès cinématographique de tous les temps. Sans nier les qualités de certaines de ces œuvres, le triomphe des super-héros et de l’imaginaire des comics a assujetti les studios à une logique de franchises connectées, structurées autour de la déclinaison d’une même recette et marquées par les codes d’écritures télévisuels – sérialité, répétition, multiplication des intrigues. Les projets de blockbusters dotés d’un univers et d’un scénario originaux se font de plus en plus rares, et se soldent généralement, comme Jupiter Ascending des Wachowskis ou À la poursuite de demain de Brad Bird, par un échec au box-office.
Avatar s’écarte également de Captain America, Wonder Woman et consorts sur la vision du monde, et particulièrement de l’Amérique, qu’il déploie. Là où les héros costumés restent, malgré leurs doutes et leurs faiblesses, le symbole d’une nation toute-puissante capable de protéger le monde contre les dangers qui le menacent (souvent orchestrés par un super-vilain extraterrestre), l’humanité du film de James Cameron, travaillé par une profonde culpabilité militaire, constitue la force destructrice. En mettant en scène la résistance de la nature et des peuples qui vivent en symbiose avec elle contre les intérêts capitalistes et leur bras armé, le cinéaste confère à son récit une dimension politique dont semblent dénuées les fresques super-héroïques.
Cette confrontation à une nature aussi grandiose que dangereuse, couplée à un idéal de cinéma qui fusionnerait le corps et la machine d’un côté de l’écran, la matière et la technologie de l’autre, inscrivent enfin Avatar dans le sillage de Terminator, Abyss ou Titanic et plus largement dans une œuvre, au sens où il creuse les obsessions d’un cinéaste tout en tendant vers une plénitude de la forme et un idéal de récit.
Possibles héritiers
En dépit des nombreux défauts du film, une telle ambition semble aujourd’hui si rare qu’on peine à lui trouver une descendance immédiate. Le chef-d’œuvre Mad Max : Fury Road de George Miller germait sur un terrain plus rugueux, le virtuose Cloud Atlas des Wachowskis adoptait une forme plus conceptuelle… C’est peut-être dans le visage d’une jeune fille sans âge, au corps de machine et à la peau de pêche, qu’on retrouvera l’éclat troublant des créatures d’Avatar : celui d’Alita, l’héroïne du beau film de Robert Rodriguez, un projet hélas appelé à rester orphelin et longtemps couvé par un certain… James Cameron.
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