Au début du mois disparaissait , splendide figure décalée de la légende du cinéma : classe et canaille, doux ou pervers à l’écran, sans compromis et d’une gentillesse radicale à la ville. Dans un entretien particulièrement franc qu’il nous avait accordé en 1990, dont nous publions ici des extraits, il s’émerveillait de la jeunesse éternelle de son personnage de Mort à Venise.
Mais je ne suis pas british !!! Je suis juste né là-bas, simplement. Mon image d’acteur est glamour ?! Pfuit… Je ne joue pas de choses glamoureuses, je suis un acteur de genre. Non, je sais ce que vous voulez dire (soudain sérieux), je ne vais pas jouer au plus fin. C’est une question de classe, non ? (rires)… De background. Pourtant, au début de ma carrière au cinéma, quand j’étais le jeune premier de l’Angleterre, je ne jouais que des espions, des gangsters. J’étais toujours poursuivi par les flics. Mais après The Servant de Losey, dans les films pour lesquels votre génération me connaît, j’ai été ce que vous appelez « ambigu ».
Quelle importance pour votre carrière a eu le fait que votre mère ait été actrice quelque temps ?
Elle était actrice manquée. Quand elle s’est mariée avec mon papa, en 1920, elle avait déjà signé un contrat avec Jess Lasky à Hollywood. Mon papa a dit « Un contrat de mariage avec moi ou bien un contrat avec Jess Lasky, à toi de choisir. » Elle décida de rester avec papa. Et elle m’a eu, et ma soeur, et un frère, et un autre frère. Son rêve était que je puisse faire ce dont elle avait été incapable. Son père était un acteur de théâtre très connu et, avant ça, son père. C’est dans mon sang, je devais le devenir. Mon papa haïssait l’idée, car il était journaliste et voulait que j’aille avec lui au Times pour lui succéder. Etre acteur lui paraissait dégoûtant. Dans sa famille, ce n’était pas correct. Son père était baron d’une région flamande. Van den Bogaerde signifie « du Bocage ». Son père, mon grand-papa, a sillonné toute l’Europe à 22 ans et a atterri en Angleterre, dans un de ces grands châteaux avec haras. Il tomba amoureux de cette fille anglaise et l’épousa. Elle était protestante, il était catholique romain. Elle ne pouvait pas quitter l’Angleterre, il a donc dû rester. Force majeure, il a dû renoncer à son héritage et à son titre. Il l’a quittée car elle est devenue catholique, ce qui signifiait qu’à chaque fois qu’il tirait un coup, c’était pour avoir un enfant. Mon grand-papa a dit merde à tout ça et est parti après la naissance de mon père. Il n’a jamais tiré un second coup. Il est parti pour l’Amérique du Sud (rires)… Vous voyez donc dans quel désordre je vis.
C’est votre père qui a changé Van den Bogaerde en Bogarde ?
Non, moi. J’ai changé le nom pour le théâtre, car c’était trop long sur les affiches.
Vous dites que vous êtes devenu acteur par hasard. En parliez-vous avec votre mère ?
Oh non, je n’aimais pas ma mère et elle ne m’aimait pas. Elle ne me parlait que de ce qu’elle voulait pour elle-même, de tout ce qu’elle n’avait pas eu. A 16 ans, j’étais impossible à l’école, on ne voulait pas de moi au lycée. Mon père m’a dit « Bon, tu auras une livre par semaine » avant de me mettre à la porte. C’était de bonne guerre car il a ajouté « Si, durant cette année, tu ne réussis pas au théâtre, tu feras ce que je te dirai. » J’ai accepté le marché et je suis parti. Pour que mon papa ne soit pas trop furieux, j’ai suivi des cours avec une bourse d’Etat. Car j’avais un certain talent d’artiste, de peintre. Je suis allé à l’Art College de Chelsea. Mon but était de pouvoir faire des décors de théâtre.
Le premier boulot était technique ?
Si vous entendez par boulot technique nettoyer les WC, oui. Au théâtre, j’apportais les cafés et les sandwiches, je faisais les appels, « 10 minutes, 5 minutes, 2 minutes, rideau », je nettoyais les sanitaires, je tenais le bar, je faisais absolument tout. Mais chaque jour, j’écoutais les répétitions des acteurs, je regardais leurs représentations. J’ai pu voir de merveilleux acteurs comme Laurence Olivier, Richardson, John Gielgud, tous très jeunes, au début de leur carrière. Je n’arrêtais pas de regarder, je ne quittais pas le théâtre. Un jour, quelqu’un est tombé malade et on m’a dit « Tu seras là chaque jour, avec un chapeau, comme un crétin. »
Quelles étaient alors vos relations avec le cinéma ?
Je n’en avais pas. Je n’allais pas au cinéma, c’était interdit dans ma famille. C’était considéré comme louche à cette époque, très vulgaire. C’était pour les gens ordinaires, pour le peuple. Mais j’avais une nounou qui adorait le cinéma. Elle nous y emmenait, ma soeur et moi, en cachette.
Comment a réagi votre père lorsque vous êtes devenu un célèbre jeune premier ?
Il était très abattu. Le jour de mon premier film, en 47, la ville était couverte d’affiches avec mon nom en énorme « Dirk Bogarde dans… » pour la première fois. C’était merveilleux pour moi. Le soir de la première, papa m’a donné un coup de fil de son bureau. Il m’a dit « Tu te rends compte que le nom de notre famille n’a jamais été aussi bas. » Bien des années plus tard, je lui ai dit « Tu te souviens à quel point tu as été cruel lorsque tu as dit que j’avais descendu le nom plus bas que tout ? Tu te rends compte que j’en ai souffert toutes ces années ? » Il m’a dit « Oh merde ! Tu n’as pas compris que pour me rendre à mon bureau, dans la City, je prends le métro à Charing Cross Station, qui est la station londonienne qui se trouve le plus bas ?! » (rires)… Voilà tout ce qu’il voulait dire, c’était une blague. Mais pendant dix-huit ans, j’ai toujours eu des larmes derrière les yeux, car je n’avais pas compris.
Vous avez commencé au théâtre alors que la Seconde Guerre mondiale était sur le point d’éclater.
Il y avait un sentiment latent de malaise, d’inconfort, d’inquiétude. J’ai débuté en 38, nous étions alors certains qu’il y aurait la guerre, à cause de la Tchécoslovaquie. Mais on pensait que ce serait court. Lorsque la guerre a éclaté, j’étais d’abord simple appelé, puis j’ai passé les épreuves pour devenir officier, ensuite je suis passé à l’Intelligence, où je déchiffrais les vues aériennes. Après six années de guerre, je ne voulais pas retourner au théâtre, je trouvais stupide d’être acteur. Je ne savais pas quoi faire, je n’avais pas d’argent. Je m’apprêtais à être instituteur, pour apprendre aux petits garçons l’anglais, le français et le cricket. Grâce à Dieu, je ne l’ai pas fait : on m’a dit qu’il existait à Londres une organisation pour ceux qui étaient acteurs avant la guerre, par laquelle je pouvais obtenir une audition. Ça s’appelait Actor’s Reunion : c’était la chance, pour tous les acteurs qui avaient été mobilisés, de retrouver du travail. J’ai joué Jésus-Christ, tout habillé (rires)… Le tremplin a été immédiat : j’ai décroché un contrat et suis devenu vedette aussitôt. J’ai continué, car là au moins, je pouvais gagner ma vie. La Rank Organisation m’a offert un gros paquet d’argent. J’avais 27 ans, pas 18, je n’étais pas un enfant, j’avais absolument besoin d’argent. Je n’avais pas eu d’adolescence, je ne m’étais pas marié, je n’avais pas de famille. Je me suis dit « Après six ans, c’est pour toi maintenant, tu vas t’occuper de toi. » Je suis donc entré dans le cinéma. Après cinq ans de cinéma, je ne connaissais pourtant toujours pas mon métier, car j’étais un acteur de théâtre. Mais soudain, les kids s’étaient excités, je recevais des tonnes de lettres, je les attirais. Nous sortions de six années de guerre, les ados avaient été privés de beaucoup de choses, ils ne voyaient que des vieux au cinéma. Après la guerre, nous étions tous jeunes à nouveau ! Avant les Beatles et Elvis, en Angleterre, c’était moi !
A l’époque, appréciiez-vous votre statut de vedette ?
Non, je haïssais ça. C’était affreux, contre toutes mes règles. J’avais été élevé avec la devise « Les enfants doivent être vus, mais pas entendus. » On ne pouvait pas imaginer profession plus éloignée de cette règle. Les foules me voyaient et m’entendaient. Et j’étais terriblement timide, je vous assure. Etre regardé m’horrifiait.
Pourquoi avoir alors continué ce jeu plusieurs années ? Pour des raisons financières ?
Non, c’est parce que je devenais progressivement meilleur, j’assimilais la technique. Un jour, sur un tournage alors que j’étais déjà une grande star, l’Alain Delon de mon époque , nous attendions un changement de bobine. Le cadreur était appuyé sur la caméra et me fixait. Il m’a dit « Je me demande comment diable tu as tenu dans le métier jusqu’à maintenant (rires)… Tu fais ça depuis des années et tu n’y connais toujours strictement rien. Soit tu me demandes de t’apprendre, soit tu disparaîtras vite. » Il m’a tout appris, la pellicule, la vitesse, la lumière, les ampoules, le son, tout. Les metteurs en scène ont horreur de ça, car j’en sais plus qu’eux (rires)…
Est-ce parce que vous étiez fatigué d’être exposé que vous avez effectué un changement radical dans votre carrière au début des années 60 ?
Non. La vraie raison est que je trouvais un peu dégoûtant de jouer encore les jeunes premiers, avec toujours le bon profil j’en ai un mauvais et un bon autour duquel ils construisaient toutes les scènes. Je haïssais ça. On devient fou. Comme Monica Vitti avec Antonioni, qui lui ordonnait de toujours jouer face à la caméra. Moi aussi je devenais fou. Et puis à 41 ans, il me semblait ridicule de continuer à jouer les jeunes hommes de 25 ans. Même si j’ai toujours fait plus jeune que mon âge c’est de famille. La devise de la famille était « semple verdere », « toujours vert » (rires)… Je voulais donc changer. C’est comme manger des bonbons tout le temps : j’avais envie d’un vrai repas. Je savais très bien ce qui se passait autour de moi, l’arrivée du disque, Elvis Presley. Mon public voulait quelque chose de neuf. J’avais 41 ans, quelque chose devait casser. J’ai eu le flair de changer mon métier d’acteur. Un autre public, plus âgé, est venu me voir dans Victim. Le film est devenu célèbre car, pour la première fois à l’écran, un homme avouait à sa femme adorer un autre homme. Car des millions de gens, piégés parce qu’ils étaient homosexuels, ont soudain vu ça sur un écran. J’ai reçu énormément de lettres, notamment de femmes, me disant qu’elles comprenaient maintenant le problème avec leur fils, leur mari. C’était extraordinaire, très émouvant. Ça a cassé la barrière de silence et d’hypocrisie en Angleterre.
Vous avez dirigé The Servant pendant quelques semaines, en remplacement de Joseph Losey.
Nous n’avions pas d’argent. Nous avons donc tourné tous les extérieurs d’un coup, la première semaine. C’était l’hiver le plus épouvantable depuis des années. Nous avons terminé un vendredi. Dimanche, Joe m’appelait de l’hôpital : « J’ai peur que le film soit fichu, ils veulent le tuer pour toucher l’assurance en raison de ma maladie. Sauf si tu peux me remplacer. Je te téléphonerai pour te donner les prises. » Il avait tout à l’avance sur son storyboard. Il fallait juste que je m’occupe de tout sur le plateau. Joe est revenu après deux semaines, convalescent, entouré de couvertures. Nous avons fini le film et puis personne n’en voulait.
A partir de The Servant, vous n’avez travaillé qu’avec la crème des metteurs en scène. Etait-ce en réaction à la première partie de votre carrière ?
Non, la première partie était essentielle. C’était comme l’école avant l’université, j’ai dû apprendre pour être capable de faire autre chose. C’est avec Victim que j’ai réalisé que je pouvais avoir plus d’un aspect, que je pouvais aussi utiliser l’autre profil, qu’on pouvait mettre du blanc dans mes cheveux. Après toute la merde que j’avais faite, je voulais travailler avec les meilleurs. Je me suis mis à refuser tout ce qui ne me convenait pas… Je suis aussi devenu de moins en moins populaire parce que le grand public ne venait plus : ce n’était plus des films populaires, mais des films d’art et d’essai, des films d’auteur, des films pour cinémathèque.
Vous êtes de langue anglaise, le grand pays de cinéma de langue anglaise est l’Amérique. Vous n’avez jamais été tenté par une carrière américaine ?
Je détestais Hollywood. Je suis allé là-bas trois fois pour faire des films. J’étais toujours avec mes copains, Montand, Simone (Signoret), Ingrid Bergman.
Votre personnage dans Accident était l’épitomé de l’Anglais prisonnier des règles sociales, avec tout le cortège de frustrations et de sentiments de culpabilité.
Oui, et il était surtout au bord de la « ménopause »… Ce fut un des rôles les plus difficiles de ma carrière. Le tournage s’est terminé un après-midi sur une rivière d’Oxford. Joe m’a dit « A ce soir. » J’ai changé de costume, j’ai pris ma voiture, je suis rentré à la maison à quelques kilomètres de là. Et arrivé chez moi, j’ai commencé à pleurer. Et j’ai pleuré ainsi pendant trois semaines. Ce tournage m’avait complètement vidé. Ce film a eu sur moi l’effet d’un aspirateur. C’était la première et la dernière fois de ma vie.
Le public a l’habitude de vous voir dans ces rôles « étranges »…
(Coupant la question)… Ils ne sont pas étranges ! Vous savez, nul besoin d’être un assassin pour jouer le rôle d’un assassin. Vous devez avoir de la curiosité pour les gens, c’est tout. Vivre dans le midi de la France pendant vingt ans m’a procuré les meilleurs moments de ma vie. Là-bas, personne ne m’embête parce que je suis un acteur. J’entretiens et je cultive mes oliviers, et je fais partie du village et de la vie quotidienne ordinaire. Les Provençaux me reconnaissaient quand ils voyaient Le Serpent de Verneuil à la télé, mais sans en faire tout un plat.
Après avoir travaillé avec Losey, vous avez collaboré avec Luchino Visconti.
Un beau jour, j’étais au Festival de Venise pour présenter un film de Jack Clayton. Le film a reçu un très mauvais accueil, Jack était dépité, j’étais dépité, et nous étions là à tuer le temps au bar de l’Excelsior. Il y avait un homme large et corpulent assis au bar. L’homme s’est tourné vers nous pour dire à Jack qu’il aimait bien son film ; puis il s’est tourné vers moi pour me proposer de lire un scénario. J’ai accepté et il m’a répondu « Demandez mes coordonnées au concierge, mon nom est Luchino Visconti. » J’ai donc fait Les Damnés. Ce film s’est avéré être un désastre en Angleterre. Vers 1967, j’ai coupé tout lien avec la Grande-Bretagne et je suis allé vivre en Italie. Pourtant, Les Damnés reste un film superbe, très original. En avance ! Je n’avais plus aucune raison de rester en Grande-Bretagne, le cinéma y était mort, le théâtre dépérissait. Je n’ai jamais regretté ma décision.
On dit que vous aviez des relations conflictuelles avec Visconti, que son monde était trop éloigné du vôtre.
Son monde était très aristocratique. La société romaine est très étrange. Je ne parlais pas un mot d’italien. Je n’aimais pas cette langue, elle me paraissait stupide (rires)… ‘scusi… prego… Luchino parlait parfaitement l’anglais mais ne m’adressait la parole qu’en français. Nous communiquions donc uniquement en français.
Quelles étaient vos relations en dehors des tournages ?
Inexistantes. Je suis allé chez lui peut-être une ou deux fois pour y travailler des scénarios. Une fois, j’étais chez lui pour Noël : des femmes couvertes de bijoux s’apostrophaient en italien, et… brrr (dégoûté)… C’était trop pour moi. Il y avait là la comtesse de ceci, et la duchesse de cela, c’était comme dans Proust ! En tout cas, ce n’était pas mon univers. Luchino le comprenait très bien : je pouvais travailler avec lui, mais pas vivre cette vie-là, je pouvais représenter ces gens, mais vivre avec, non merci. Tout ce que je vous dis là n’empêche pas que Mort à Venise était un rôle suprême, très important pour moi. Nous étions ensemble pendant quatre à cinq mois environ. Il m’a dit un seul et unique mot pendant tout ce temps. Le tout premier jour de tournage n’était pas un bon jour, le temps était mauvais. Mais si nous ne tournions pas, le film risquait d’être annulé pour des histoires d’assurance. On a donc allumé les caméras et je devais marcher une dizaine de mètres sans dialogue. Je me suis donc mis dans la peau d’Aschenbach et j’ai marché de l’entrée de l’Hôtel des Bains vers un petit escalier et « Coupez ! » C’était tout. Luchino m’a simplement dit « Bravo ». Rien d’autre.
Vos seuls repères venaient donc du livre de Thomas Mann ?
Oui. Sauf en une seule autre occasion : quand Aschenbach retourne vers le Lido en bateau. Luchino était dans un petit bateau avec les caméras et moi dans un autre bateau devant lui. Juste avant de passer sous le Rialto, il m’a crié dans le mégaphone « Lève-toi quand tu passes juste sous le pont ! » Avec la musique de Mahler, sa mise en scène était très chorégraphique. Il connaissait la musique par coeur, il l’avait toujours en tête ; et quand je me suis levé, le changement de lumière combiné à la musique a donné un effet fantastique : ça a déclenché une immense ovation dans la grande salle de Cannes. Mais cette scène du Rialto et le « Bravo » sont les deux seules occasions où il m’a adressé la parole en cinq mois de tournage.
Malgré votre relation limitée avec Visconti, vous ne regrettez tout de même pas d’avoir tourné ces films ?
Oh non ! J’adorais Visconti, c’était un homme merveilleux. Quand il s’est rendu compte que je n’étais pas de son monde, il était comme soulagé. De temps en temps, il venait me rendre visite dans ma résidence qui se trouvait dans une triste banlieue de Rome, un endroit plutôt moche. Il me disait « Pour trouver le paradis, il faut d’abord emprunter le chemin de l’enfer » (rires)… Nous ne nous parlions pas. Nous avions donc une certaine relation, mais… comment dire… il aimait s’entourer de jeunes muses, de gens un peu trop sophistiqués et décoratifs, moi pas. J’ai peut-être joué tous ces rôles « ambigus » qui vous préoccupent tant, mais je ne suis pas comme ça, je suis très simple. Je préfère aller au lit avec un bon livre plutôt qu’avec une fille ou un garçon.
Après la période Visconti, on vous a proposé Portier de nuit. Quelle fut votre réaction à la lecture du script ?
J’ai trouvé ça complètement ridicule mais, au milieu, il y avait la petite histoire du bourreau et de la fille. J’ai pensé que si on gardait juste cette partie, ce serait une bonne idée. Liliana Cavani ferait le reste avec ses dons visuels. En outre, elle était jeune, et je voulais absolument travailler avec de jeunes réalisateurs.
Dans le film, ce mélange d’imagerie nazie, de sexualité, d’amour et de mort est plutôt explosif.
Oui, mais ça s’est réellement passé, et même assez souvent. Ce que Liliana a voulu montrer et ce que Charlotte et moi avons compris , c’est que même au milieu de la boue, de l’horreur, de la merde, on peut trouver une minuscule graine qui peut fleurir, qui a fleuri, jusqu’à devenir un bouquet de passion dévorante. Et quand une passion devient extrême, obsessionnelle, la seule issue reste la mort…
Est-ce que vous aimiez ce goût de soufre, de scandale autour du film ?
Nous ne soupçonnions pas le moins du monde que ce film causerait du scandale. J’ai cette extraordinaire réputation d’acteur sulfureux, risqué ; je pense qu’elle n’est pas fondée. Vraiment, je ne comprends pas ! Je suis intelligent, mais je ne suis pas malin. Si vous êtes malin, vous devenez Caine ou Connery et vous demandez de gros cachets. Si vous êtes intelligent, vous vous dites « Voilà un beau rôle », vous prenez ce rôle et vous gagnez peu d’argent. Je pense qu’il vaut mieux être intelligent que malin : on fait de meilleurs films, mais il faut en accepter les conséquences financières. Je ne suis vraiment pas malin. Si je l’étais, j’exploiterais au maximum cette ambiguïté dont tous les journalistes m’affublent !
Vous n’êtes pas considéré comme un « vieil » acteur. Comment expliquez-vous que vous ayez toujours pris l’âge de ceux avec lesquels vous avez travaillé ?
J’ai toujours fréquenté des gens jeunes, dans ma tête je le suis toujours resté. Peut-être parce que, par la grâce du Seigneur, j’ai toujours été dans des films qui étaient en avance sur leur temps. Je me mettais au courant. Lorsque Visconti et moi étions à Cannes pour Mort à Venise, c’était plein de jeunes, Luchino et moi ne savions pas pourquoi. Un film sur un vieil homme à la recherche de la beauté, sans action. A la fin de la projection, nous étions dans une foule énorme, qui nous touchait et nous tendait des fleurs. Deux ou trois jeunes gens sont venus nous dire « Comment savez-vous que nous sommes si seuls ? » Nous ne savions pas que nous avions fait un film qui pouvait toucher ou frapper les jeunes. Qui reconnaissait leur solitude. Je ne savais pas que ma solitude était la même que la leur, que celle d’Aschenbach. Dans le film, j’essayais de retrouver la beauté ; et non pas ce que les Américains ont appelé « le cul d’un gamin ». Les kids savaient qu’il ne s’agissait pas de ça, mais de reconquérir quelque chose qu’on a aimé, qu’on a désiré, dont on a besoin. Ce qu’eux essayaient de faire, ce à quoi ils aspiraient secrètement. C’est peut-être pour ça que j’ai duré. Ne pensez pas que je ne suis pas fier. Je suis très fier. Mais c’est une surprise totale.
Pensez-vous, comme votre personnage dans le film, qu’il faut un certain égoïsme pour apprécier la vie ?
Je suppose que oui. Je suis très égoïste, je ne me suis jamais marié, je ne veux pas partager ma vie, avoir des enfants. Je voulais une carrière. Si on essaie d’avoir les deux à la fois, ce sont les enfants qui en souffrent. Je sentais bien ces choses-là. Lorsque vous revenez de six ans de guerre, vous vous fichez de tout. Vous avez envie de vous occuper de vous. J’avais été ligoté depuis l’âge de 18 ans par des conventions et des règlements. Je n’avais aucune envie d’en subir d’autres avec une femme et des enfants, toute une famille. Il faut bien être égoïste, oui. Et en plus, je suis gâté.
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