Injustement oublié du palmarès cannois, « Un conte de noël » prend sa revanche en salle, où il remporte un vif succès. Arnaud Desplechin nous parle de son film, sa méthode, ses acteurs, dans un long entretien.
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Un conte de Noël – Mathieu Amalric
Entretien > Quel a été le premier fil de cette pelote narrative complexe qu’est Un conte de Noël ?
Arnaud Desplechin – J’étais entre plusieurs projets, je ne savais pas trop quoi faire, et puis je suis tombé sur deux fragments de livres. L’un de l’écrivain Ralph Waldo Emerson sur ses rapports avec son fils Waldo, décédé à 7 ans de la scarlatine (sans doute le poème Threnody, ou l’essai Experience – ndlr). Puis un livre du docteur Jacques Ascher – un psychiatre, ami de mon père – coécrit avec un oncologue, le docteur Jean-Pierre Jouet, La Greffe. Ce texte médical singulier raconte extrêmement bien des épisodes hallucinatoires dans les familles à l’occasion de greffes. J’y ai découvert le syndrome de Lyell, dont la propriété est que ceux qui en souffrent brûlent de l’intérieur. Ensuite, j’ai rencontré des médecins et des chirurgiens au département des maladies du sang, à Paris puis à Lille. C’est en France qu’ont été effectuées les premières greffes de moelle. En fait, c’est l’écrivain Stanley Cavell parlant d’Emerson plutôt qu’Emerson qui m’a inspiré. Cavell écrit sur l’Amérique, sur la jeunesse, sur le deuil de la jeunesse, sur la fondation, l’utopie, l’Arcadie, des choses très ambiguës auxquelles je ne comprends rien. Tout ramenait à ce texte d’Emerson sur à la fois le refus et l’acceptation du chagrin, un poème dédié à son fils. Pour Cavell, si un homme retourne en paradoxe la mort de son fils et dit “La mort de mon fils n’est pas triste, puisqu’en mourant il m’a créé – sans lui je ne serais pas lui”, c’est l’invention de l’Amérique. On convertit la peine en joie, on passe de l’Ancien monde au Nouveau, on est un écrivain américain. C’est une chose très étrange, du coup ça m’a intéressé. Un des titres du film était même Mes Arcadies…
A l’époque de Comment je me suis disputé…, vous disiez que votre scénariste, Emmanuel Bourdieu, vous apportait une documentation sur les milieux décrits. Aujourd’hui, qu’attendez-vous d’un scénariste ?
D’accepter les variantes et de conférer une signification. Ça demande une certaine agilité. Par exemple, dans le film, ce serait : qui est compatible, pour une greffe de moelle, avec Junon, le personnage interprété par Catherine Deneuve ? Tous les personnages y passent. Après, pendant un mois et demi, on se retrouve avec des arborescences et dix-sept variantes de scénario possibles qui produisent des films vraiment très différents – et il faut en choisir une seule. Je demande au scénariste de savoir s’y retrouver. Parce que si on ferme le dossier trop tôt, on risque de perdre une vibration qui doit rester quand même. Si on renonce à une solution au bon moment, quand elle se fane, quand il s’avère qu’elle est mauvaise, elle tombe tout doucement, la vibration reste, et la potentialité aussi. Par exemple, je reste persuadé qu’Ivan (Melvil Poupaud) n’est pas le fils d’Abel, mais ce n’est pas intéressant à déplier, ça reste à l’état de vibration. Ça donne une fragilité.
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Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle)
Emmanuelle Devos et Denis Podalydès
Vous parliez du sens : on a l’impression qu’il y a des effets de sens qui sont tellement massifs dans vos films, à commencer par ces prénoms tellement chargés, Junon, Abel…, qu’on ne sait pas trop quoi en faire.
Ce qui compte, ce n’est pas que ça signifie, mais que ça scintille. C’est le contraire d’un phare : on ne sait pas trop où regarder. Ça fait sens. Ça me fait rire aussi. Mais surtout, ça marche !
Ce père, joué par Jean-Paul Roussillon dans vos deux derniers films, est un personnage apparemment bonhomme, fantaisiste. Mais au fond, dans les deux films, il est extrêmement flippant. Sa puissance tranquille fait peur.
Il ne se rend pas compte de sa force, et c’est ça qui fait peur. Quand il dit à Elizabeth le texte de Nietzsche, il le fait avec une grande douceur, alors que c’est ultraviolent. Je crois qu’il y a dans le personnage une part de chagrin qui n’apparaît pas dans le film, ce qui m’attriste un peu… Je n’avais pas la place pour dire ça. Pendant quarante ans, il n’a jamais parlé de son fils mort ! Dans Rois et reine, Abel était le pendant d’une autre figure paternelle plus évidemment terrorisante (jouée par Maurice Garrel). Mais les pères sont des rois, et les rois ça fait peur parce qu’ils peuvent tuer n’importe qui (rires).
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Rois et reine
Maurice Garrel et Arnaud Desplechin
Pourquoi le sous-titre du film est-il “Roubaix !” avec un point d’exclamation ?
Ça vient d’un roman de Robert L. Stevenson, Les Aventures de David Balfour, dont la première partie s’appelle “Enlevé !”. J’ai adoré ça. C’est l’aventure folle, c’est partir ! Jeter l’ancre !
Nous avions l’impression que ça désignait moins une destination qu’une provenance, le côté “On y est, là où tout a commencé” puisque Roubaix est votre ville d’origine… Ce qu’on voit de Roubaix, ce sont des lieux inscrits dans votre enfance ?
Pas du tout.
Vous ne diriez pas que l’autobiographie, même indirecte, pourrait être votre question de cinéaste ?
Non. Plus encore avec le temps. Je connais un peu Philippe Garrel, sans qui je ne ferais pas de cinéma. Pour lui, il est impossible de filmer quelque chose qui n’a pas été vécu. Moi, au contraire, je ne peux pas filmer quelque chose si je ne l’ai pas rêvé.
La mise en scène est beaucoup plus fluide que dans Rois et reine. Même s’il y a toujours des faux raccords, quelque chose dans le mouvement paraît plus harmonieux.
C’est hallucinant le nombre de faux raccords, et pourtant les gens trouvent ça fluide. La règle dans Rois et reine, c’était que les plans s’entrechoquent, se heurtent. Les scansions coupaient le mouvement. Là, il y a plus de plans fixes. Et même s’il y a toujours beaucoup de coupes, les plans ne s’affrontent pas. Eric Gautier (le directeur de la photographie – ndlr) et moi n’en parlons pas dans ces termes, mais probablement que sur Rois et reine on travaillait davantage sur la rythmique, et sur Un conte de Noël, on a privilégié plutôt la ligne mélodique que la scène.
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Esther Kahn
Arnaud Desplechin et Summer Phoenix
Chacun de vos films semblait se déplacer par rapport au précédent. Là, on a l’impression que vous aviez envie d’une grande récapitulation de votre cinéma, une sorte de première somme.
Oui, je crois que c’est vrai. C’est même un peu pénible. Je me suis dit pour la première fois “Ah d’accord, en fait je ne sais faire que ça”. Je n’y pouvais rien, les autres films revenaient, les personnages, avec les mêmes prénoms… Je suis devenu quelqu’un d’âgé, quelqu’un qui se répète, et je me suis rendu compte que ça ne servirait à rien de lutter. Et puis, c’est peut-être un argument spécieux, mais je me suis accroché au fait que ce qui était nouveau, c’était justement ça. Que pour la première fois j’allais travailler sur la répétition. Et du coup, ça change tout. Je sais, c’est ténu… (rires) Il y a un film qui me hante, c’est Les Infiltrés de Martin Scorsese. Je l’ai vu soixante, soixante-dix fois. C’est le film de quelqu’un qui court contre le temps, qui aimerait juste gagner deux ou trois secondes. A chaque plan, il se dit “Je suis en train de refaire le film d’avant, ou celui d’encore avant…”, alors même qu’il a en amont accumulé les gages, pris soin de dire “Je vous promets, cette fois, ce sont des Irlandais, bon OK il y a quand même un Italien, mais juré, cette fois, il meurt au tout début, et puis mon scénario, je l’ai acheté en Chine, alors vous voyez que je ne me répète pas…” Et quand je vois le film, je vois Scorsese courir, se battre avec l’effroi. L’effroi que le cinéma disparaisse ou un truc comme ça. Le conflit se résoud sur la table de montage, avec Thelma Schoonmaker. Alors dans un travelling, ils font deux minuscules fondus enchaînés, c’est dérisoire, ça leur permet juste de gagner huit secondes sur le plan. Mais ces huit secondes-là, on sent bien que c’est vital pour Scorsese de les gagner, que cette vitesse qui l’obsède, c’est dans le cadre d’une course contre la mort.
Est-ce que maintenant, on peut quand même dire que vous avez une troupe d’acteurs, idée que vous récusiez jusqu’à présent ?
Non, je la récuse toujours. Je continue à dire “Mathieu, je ne le connais pas. Emmanuelle, ah bon ? J’ai déjà tourné avec elle ?” Je joue la montre avec cette histoire de troupe. Je sais bien qu’à chaque nouveau film, avec les mêmes acteurs, on se dit “Oui, c’était ça, une troupe…” Mais quand j’apprends que dans le prochain Resnais il y a Consigny, Vuillermoz, Amalric et Devos, je me dis “Bon ben voilà, c’est pas ma troupe !” (rires)
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Un conte de Noël – Emmanuelle Devos
Rose-Aimée, l’ancienne maîtresse de la grand-mère du film, est, je crois, votre premier personnage homosexuel. Pourquoi une grand-mère lesbienne ?
Je ne suis pas du tout certain que ça soit le premier. Mais c’est la première fois qu’on en parle. Mais je ne sais pas d’où c’est venu. Pour le coup, de choses autobiographiques, de personnes que j’ai connues enfant, très sereines d’être une femme et d’être homosexuelle – ce que j’ai pu percevoir comme quelque chose d’aisé. Et pour le personnage d’Abel (Jean-Paul Roussillon), ça me semblait quelque chose d’un peu enchanté. Il n’a pas de père. Il y a sa mère qui est enterrée avec son petit garçon, et Rose-Aimée, qui est près de lui à Noël. Il a grandi avec deux mères et c’était mieux.
On a l’impression que c’est votre film le plus réconcilié, le moins douloureux. Il y passe finalement un amour de la famille.
Ça vient du film. Mathieu m’a dit ça aussi. Moi, je vis toujours dans l’amertume. Mais le film, lui, a voulu ça.
Récemment, vous avez accepté de présenter The Darjeeling Limited aux côtés de Wes Anderson. Ce cinéaste vous touche ?
Oui, je trouve son cinéma passionnant. Il est un peu mal-aimé en France, on lui reproche d’être américain et de faire des films d’Européen, on entend “Nous, on ferait ça mieux”… Ben allez-y ! Ses films sont une leçon de liberté incroyable. Son court métrage, Hotel Chevalier, il voulait le faire pour ce film, là, Paris c’est formidable, ou J’aime Paris, je ne sais plus… Mais on lui dit “on a déjà trop de films de jour, on veut que ça se passe de nuit, et puis Natalie Portman est déjà dans un autre film, donc prenez une autre actrice, et puis ça serait mieux de faire un film en extérieur…” Alors, il l’a fait tout seul, comme il voulait. On dirait une histoire de Godard dans les années 60. Pour The Darjeeling Limited, les gens lui reprochent qu’on ne voie pas l’Inde. Moi, je ne vois que ça. Les figurants sont des gens qu’on ne voit pas dans les films indiens d’habitude. Il y a des pauvres dans l’image et il ne leur a pas demandé de sortir du cadre. Bien sûr, le film est une fantaisie, mais le train est un vrai train, c’est le contraire d’un cinéma de studio. Si j’aime le film, c’est peut-être aussi une stratégie d’évitement. Ça me permet de ne pas me confronter directement au Fleuve de Renoir, qui est le genre de film absolu et terrifiant, comme Saraband de Bergman, qui légitime à lui tout seul l’existence du cinéma (The Darjeling Limited emprunte directement des éléments du film de Renoir – ndlr). Et d’ailleurs, La Famille Tenenbaum, autre film d’Anderson, avait la même intrigue que Saraband : inceste, veines coupées, réunion familiale, divorce des parents, vieux bonhomme ronchon… Je me suis dit “Super, ça me permet de copier quelque chose qui est dans mes possibilités plutôt que le chef-d’œuvre ultime du bonhomme que j’aime le plus au monde”.
Vous vous êtes intéressé aux films de James Gray, Paul Thomas Anderson… ?
Ah oui, énormément. J’aime beaucoup leurs derniers films parce qu’on peut les retourner dans tous les sens. La nuit nous appartient, je l’ai d’abord beaucoup aimé, puis je l’ai revu avec une amie qui trouvait que c’était du pathos à deux francs, et je suis tombé d’accord, puis j’ai rencontré un garçon passionnant qui m’a dit que ça ne l’intéressait pas parce que c’est du maniérisme, et ça m’a fait bondir et aimer beaucoup le film à nouveau… J’adore les films sur lesquels je change tout le temps d’avis. There Will Be Blood, c’est pareil.
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Un conte de Noël
Mathieu Amalric et Catherine Deneuve
Vous faites partie du groupe élargi du rapport des “13” ?
Euh, je ne suis pas sûr de bien comprendre cette terminologie… (rires). Mais je la trouve très romanesque. C’est du Balzac ces histoires de “13”, de coalition élargie… J’adore Pascale Ferran, d’ailleurs c’est mon amie. Vous en pensez quoi, vous ?
Les treize propositions semblent indiscutables. Après, le rapport est observé sur son vocabulaire critique et l’expression si commentée, ou contestée, de “cinéma du milieu”. Mais ce n’est pas le fond de l’affaire.
C’est vrai, les treize propositions sont indiscutables. Le fond de l’affaire, c’est que les pouvoirs publics ne font pas leur travail. Et à beaucoup de niveaux de la société. Alors ce sont des gens nommés par personne, non-rémunérés, qui doivent le faire à leur place. Dire qu’il faudrait interdire par une loi aux télévisions de bénéficier du fond de soutien en tant que producteurs délégués, on ne comprend même pas que ça ne soit pas déjà le cas.
Vous vous reconnaissez dans ce terme de “cinéma du milieu” ?
Il est assez malheureux. On sent bien que c’est pour éviter un autre terme, qui serait “cinéma de qualité”. Moi, ce qui me va très bien, c’est le cinéma sans qualité. Les films des frères Farrelly n’ont aucune qualité et j’adore ça. Il y a d’autres petits détails dans le rapport qui me font réagir, comme cette phrase qui dit que Psychose et La Prisonnière du désert ça serait moins bien avec un moins bon scénario. Je suis un spectateur fervent et plein d’admiration de ces deux films, mais leurs scénarios sont atterrants. C’est ça qui est admirable. Ça boite de partout. La télévision aujourd’hui produit des scénarios admirables. The Wire, c’est magnifiquement raconté, d’une plénitude romanesque dingue. Et après, on voit le James Gray, et là, ça maigrit, c’est troué, bancal. Ce n’est plus romanesque comme de la télé, mais c’est grand comme du cinéma. Et puis quand on dit que Demy, c’est un cinéaste du milieu, je n’en reviens pas. Il a eu un mal fou à tourner tout le temps, n’a pas fait la moitié des films qu’il voulait faire. Mais même Truffaut ou Resnais, qui ont eu moins de difficultés, ont fait des films souvent suicidaires. Resnais, c’est de la provocation continue. Ce sont des cinéastes extrémistes, ardents, dangereux. Alors dire que Sautet, que j’aime bien, mais qui n’a quand même rien à voir, c’est un peu pareil que Demy, c’est du “cinéma du milieu”, ben non !
Vos films appartiennent-ils à la tranche définie comme “films du milieu”, à savoir entre trois et huit millions d’euros ?
Alors, attendez, moi je compte encore en francs… Trois fois six… euh… Je suis un peu au-dessus. Mais je fabrique quand même pour pas cher. Je dois souvent trouver des solutions parce que je n’ai pas l’argent pour réaliser des scènes comme je les avais imaginées. Et ça me va. Au fond, je pense qu’il n’y a rien de plus luxueux qu’un film de Garrel. Et ça n’a rien à voir avec le budget. C’est d’un luxe inouï : il tourne en respectant la continuité, plan par plan, c’est éblouissant de beauté. C’est un cinéma de nabab ! Alors si je pouvais faire des films comme Garrel, je serais super heureux.
Propos receuillis par Jean-Marc Lalanne et Jean-Baptiste Morain
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