Journaliste, enseignante et autrice de l’essai Sex and the series, Iris Brey interroge les représentations genrées dans les films du festival de Cannes 2019. Cette chronique est réalisée en partenariat avec Cheek Magazine.
La série Fleabag, dont la saison 2 vient de se terminer, a exploré le long de douze épisodes comment le désir et le deuil se mêlaient, se contredisaient, se nourrissaient. A la fin de cette édition cannoise, d’autres héroïnes questionnant le lien entre deuil et désir, entre mort et jouissance, ont surgi sur le grand écran.
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Pulsion de vie, pulsion de mort
Sybil, lumineuse Virginie Efira, l’héroïne de Justine Triet, est une mère débordée qui bifurque dans sa vie, en abandonnant sa carrière de psy pour devenir écrivaine. Sauf qu’elle rencontre une dernière patiente, Margot, qui traverse un déchirement amoureux et dont le drame va devenir la sève du roman de Sybil. La cinéaste attrape Sybil dans un moment de vacillement, juste après la mort de sa mère alcoolique, qui la replonge dans un autre deuil : celui de son grand amour. Justine Triet infuse son film de flash-backs et, par ce processus de construction labyrinthique, nous fait pénétrer dans la psyché d’un personnage qui n’arrive pas à échapper à son désir coincé dans le passé. Sybil devient cet incessant va-et-vient entre la puissance de la rencontre avec des corps et l’impossibilité d’en faire réellement le deuil. Comme un constat doux-amer d’avoir eu la chance de connaître cette émotion dans sa vie et la malédiction de savoir que cela existe.
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Une scène de sexe entre Sybil et son ancien amour revient comme un refrain entêtant, comme si ce moment, qui cristallise le désir et le plaisir de l’union charnelle, devenait la « scène primitive » du personnage. Sauf que contrairement à l’analyse de Freud où la « scène originaire » renvoie au rapport sexuel entre parents vu par l’enfant qui déclenche l’angoisse de la castration (l’engloutissement de son pénis par le sexe de la mère), ici nous spectateurs et spectatrices prenons la place de l’enfant qui découvre, non pas horrifié mais fasciné, l’ivresse du plaisir qui remplit l’écran. Mais à cette pulsion de vie se mêle aussi la pulsion de mort de l’héroïne, puisque ce souvenir va petit à petit la faire basculer dans une autre addiction destructrice.
Le désir contraint ou libéré par le deuil
Cette même ritournelle incessante du passé avec l’être aimé devient le sujet du premier long métrage très réussi d’Hafsia Herzi, Tu mérites un amour. La comédienne, habituée des plateaux de Kechiche, a décidé d’incarner aussi son personnage principal Lila, flâneuse au cœur brisé qui erre dans les rues de Belleville. Ici, le fantôme du premier amour, parti en Amérique du Sud « pour réfléchir », ne lâche jamais le corps ou l’esprit de Lila. La perte de l’être aimé est d’abord insupportable, puis au fil du film, comme un effluve qui se dissiperait, Lila accepte petit à petit de faire ce deuil amoureux. Mais chez Herzi, contrairement au Triet, le corps de l’héroïne n’est pas un corps désirant mais un corps contraint à désirer. Elle ne sait pas dire non, ou s’est tellement habituée à accepter le désir des autres qu’elle ne sait plus où se trouve le sien. Comme encore anesthésiée par ce premier amour, le désir de Lila reste nébuleux, filmé comme étant dissocié de son corps qui observe les autres qui s’acharnent à lui dire ce qu’elle doit aimer ou faire pour passer à autre chose.
Rebecca Zlotowski dans Une fille facile se trouve à mi-chemin entre les films de Herzi et de Triet. Une de ses héroïnes, Sofia, incarnée par l’ex-call girl Zahia Dehar, est confrontée aussi à la mort. Orpheline de mère, comme Prudence dans Belle Épine (le premier film de la cinéaste), Sofia traverse des états de mélancolie qui contrastent d’autant plus avec les moments de puissance sexuelle. Ici, le sexe est un moyen de reprendre le contrôle sur la vie, le désir, une manière d’affirmer une existence. La caméra de Zlotowski se tient à une certaine distance du deuil et du désir de Sofia. Contrairement à Sybil, où les scènes de sexe sont tournées du point de vue de l’héroïne et de l’excitation qui emplit son corps, dans Une fille facile, elles sont soit filmées du point de vue curieux de la cousine de Sofia dans l’embrasure d’une porte, ou par le prisme du rêve. Mais une chose reste claire, le désir de Sofia n’est pas contraint. La fille facile est une fille libre, qui jouit de choisir.
Chacune des trois cinéastes utilise le cinéma pour capter la difficulté à éprouver du désir, la difficulté aussi de savoir y renoncer. On admire dans ces trois films le duel entre la mélancolie et la pulsion de vie. Les cinéastes ont choisi de ne pas construire leurs scénarii sur une trajectoire traditionnelle d’héroïne qui avancerait dans la vie grâce aux choix qu’elle fait, mais au contraire d’explorer ce qui se passe lorsqu’on fait du sur-place, lorsqu’on est coincé·e dans la boucle d’un refrain. Dans cette stase peut finalement se déployer une multiplicité d’états et ce tiraillement incessant entre désir et souffrance. Une construction non plus à l’horizontale, allant d’un point A à un point B, mais à la verticale (rappelant le travail de Maya Deren) qui échappe à l’idée qu’un personnage doit forcément évoluer et qui donne une dimension profondément poétique à ces trois films.
Cette chronique est publiée en partenariat avec Cheek Magazine.
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