A l’occasion de la sortie des « Veuves », le nouveau film de Steve McQueen, retour sur les films de casse investis par les femmes. Souvent réservé aux hommes, le genre a rarement mis en scène des femmes braqueuses. Pourtant, des Wachowski jusqu’à la prise de conscience récente du cinéma hollywoodien en passant par Harmony Korine, cette inversion du genre est l’occasion de dresser des portraits de femmes et d’en tirer certaines leçons politiques.
C’est bien connu : les gourous du film de braquage sont souvent des hommes. De Heat jusqu’à la trilogie Ocean’s de Soberbergh sans oublier quelques films cultes tels que Un après-midi de chien, Point Break ou Usual Suspects, les « heist » ont souvent une empreinte masculine. Alors une question se pose : où sont les femmes ? Les films de braqueuses se comptent sur les doigts de la main. Pourtant, plusieurs enseignements se dégagent : un portrait de la braqueuse contemporaine dans Spring Breakers, un duo de femmes lesbiennes prêtes à tout dans le premier film des Wachowsky, le détournement de Mad Money, la prise de conscience hollywoodienne avec deux films de braqueuses en un an (Ocean’s 8 et Les Veuves)… Alors, retournons la question : qu’est-ce que nous évoque les femmes braqueuses au cinéma ? Eléments de réponses avec sept films.
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Les Braqueuses (1993) de Jean-Paul Salomé
Les Braqueuses de Jean-Paul Salomé a mal vieilli, mais témoigne d’une tentative (certes ratée, mais non négligeable) de représenter un collectif de femmes criminelles à une époque où peu de films s’étaient emparés de la question. Ces amies d’enfance doivent faire face au vaste échec qu’est leur vie : Bijou a été abandonnée par son mari, Lola sort de prison, Cécile travaille dans un lycée difficile. Ces desperate housewives des années 1990, où l’on retrouve notamment Clémentine Célarié, décident alors de braquer un sex-shop, avant de s’attaquer au Crédit de leur ville.
Derrière l’humour lourd et l’écriture convenue, le film dresse le portrait de quatre femmes embourbées dans leur quotidien, qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Le film ne prend pas ses héroïnes au sérieux, les transformant en hystériques caricaturales et désorganisées et les limitant à quelques traits grossiers – alors qu’un vrai portrait collectif et solidaire aurait pu se dessiner. Mais les bases du braquage féminin affleurent : tenter de sortir de la misère et de l’ennui pavillonnaire en faisant le choix de la criminalité.
Bound (1996) des soeurs Wachowsky
Le premier film de Lana et Lily Wachowsky met en scène non pas une bande de braqueuses mais un couple de femmes, Violet et Korky, respectivement incarnées par Jennifer Tilly et Gina Gershon, qui montent un plan pour voler deux millions de dollars. La cible, intime : le mari de Violet, un truand spécialiste en blanchiment d’argent. Après s’être éprise de Korky, voleuse en liberté conditionnelle, elle décide alors de braquer son riche mari en guise de séparation.
Bound est plus sage et moins sophistiqué que les futurs projets des réalisatrices (Matrix, Cloud Atlas…), mais joue la carte du mélange des genres : film de vengeance, thriller érotique et film noir. La caractérisation des personnages selon leur genre est très manichéenne, les hommes étant présentés comme des criminels dominants et vulgaires tandis que les deux femmes voient à travers ce braquage l’occasion de s’émanciper et de vivre leur amour. Pourtant, d’une extrémité à une autre – un couple de lesbiennes voleuses contre la sauvagerie criminelle masculine –, Bound arrive à poser des sentiments sur ce geste, aussi pur que risqué, du braquage.
Set it off (1996) de F. Gary Gray
La même année sort Le Prix à Payer (Set if off en anglais) de F. Gary Gray, cinéaste américain attaché à la communauté noire dans sa filmographie et à qui on doit le récent et furieux biopic Straight Outta Compton sur NWA. Le film raconte l’histoire de quatre amies noires vivant dans un quartier défavorisé de Los Angeles. Leur destin bascule quand le frère de l’une d’elles se fait tuer lors d’une bavure policière. Toutes les quatre décident alors de braquer des banques : leur entreprise marche bien avant que leur amitié soit complètement remise en question.
Sur le ton de la comédie dramatique, Set it off a une conception expéditive de l’inversion du genre, mais pose de premières bases vouées à être répétées : vecteur du dépassement des conditions des personnages, compromis à la revanche, féminisme… Une sorte de faux remake des Braqueuses de Jean-Paul Salomé et remarqué à l’époque par les premiers pas de Queen Latifah au cinéma (que l’on retrouvera dans Mad Money, un autre film de braqueuses, et on y vient…).
Mad Money (2008) de Callie Khouri
Le film de casse féminin est un genre de l’inversion, l’occasion de renverser les rôles sociaux et les stéréotypes de genre. Si le film de braquage masculin a souvent donné lieu à des récits d’action à la testostérone exacerbée, c’est aussi sur le ton de la comédie que les braqueuses investissent le genre. Et les héroïnes de Mad Money ne dérogent pas à la règle. En décidant un jour de braquer la Réserve Fédérale américaine, dans laquelle elles travaillent comme femmes de ménage, Bridget, Jackie et Nina s’approprient un délit généralement réservé à des personnages de fiction masculins.
Surtout, les braqueuses de Callie Khouri marquent le triomphe de la marginalité au sein d’un genre qui se veut souvent spectaculaire et normatif : ce sont des wonder women du quotidien, des looseuses qui vont réussir leur coup presque par hasard. Pourquoi élaborer des plans sophistiqués et utiliser une technologie de pointe quand on peut simplement cacher les billets volés dans sa culotte ? Les braqueuses de Mad Money ne triomphent pas en imitant les exploits de leurs homologues masculins, mais en les détournant. Aussi futiles que ces criminelles improvisées paraissent, elles portent dans leur génie comique un sous-texte social satirique, qui en dit long sur les contradictions du capitalisme américain et les inégalités qu’il génère.
Spring Breakers (2013) de Harmony Korine
Candy, Faith, Brit et Cotty économisent depuis des mois pour participer au célèbre spring break annuel, fête orgiaque durant laquelle tout est permis. Vite fauchées, elles décident de braquer un fast-food, et ce qui n’était qu’un simple moyen de subsistance va se transformer en délire guerrier. C’est d’abord dans le contre-emploi de ses actrices qu’Harmony Korine parvient à dynamiter le mythe de la femme braqueuse avant-gardiste et politisée. Les visages poupons et les corps juvéniles de Selena Gomez et Vanessa Hudgens, stars issues de l’univers édulcoré et puritain de la famille Disney, se retrouvent hypersexualisées, outrancières. Comme s’il fallait renoncer aux icônes virginales, et faire le deuil d’une Amérique immaculée.
Chez Harmony Korine, les braqueuses sont des petites filles, mais les armes qu’elles prennent pour des jouets sont bien réelles. Sortes de poupées tueuses, de femmes-enfants prêtes à tout pour éprouver l’adrénaline, elles tirent dans le vide sans trop savoir pourquoi. Harmony Korine filme ces (anti) héroïnes comme les symboles d’une génération 2000 nourrie de pop culture et d’excès, pour qui la violence est devenue l’ultime outil de jouissance. En bikinis, guns à la main et roulant sur des tapis de billets, ces braqueuses évoluent dans un monde déréalisé, façon clip de Snoop Dogg. Braquer un fast-food devient alors aussi facile que de dégommer les cibles virtuelles d’un jeu-vidéo. La séquence de casse est d’ailleurs filmée comme un rêve éveillé, vue à travers la vitre d’une voiture en marche, comme si les braqueuses se voyaient elles-mêmes en train de jouer dans un film. Jouer aux gangsta, c’est aussi se donner l’impression de vivre, tenter de ressentir quelque chose dans un monde où tout permis – et où, du même coup, tout est devenu ennuyeux. Les faits d’arme politiques de Bonnie Parker sont bien loin. Derrière l’acte de braquage, il n’y a qu’un non-sens absolu. Et pensant s’émanciper, ces braqueuses s’enlisent dans la doctrine d’un prédicateur au dentier lustré, sorte de figure paternelle inavouée (James Franco).
https://www.youtube.com/watch?v=uU21afCCqnE
Ocean’s 8 (2017) de Gary Ross
Les raisons de la conception de cette version féminine de la saga Ocean’s remonte aux trois volets réalisé par Steven Soderbergh. A la lecture de ces films, une question (effectivement) se pose : quelle place accordée aux femmes ? Essentiellement composée d’hommes (George Clooney, Brad Pitt…), la bande connue pour ses skills de braquage en laissait peu (voire pas du tout). Quand c’était le cas, ça faisait jaser, à l’image de cette scène finale du premier Ocean’s où Brad dit à George : « J’ai mis tes effets personnels à l’arrière de la voiture ». La femme de George dans le film, Julia Roberts, est assise sur la banquette arrière de la voiture. Ambiance.
Réponse à tout cela : Ocean’s 8 est le premier super-film de braquage hollywoodien au féminin, Cate Blanchett et Sandra Bullock prennent les rennes du casting (composé aussi d’Anne Hathaway, Rihanna et Helena Bonham Carter) et arrivent quelques semaines après l’éclatement de l’affaire Weinstein, comme un symbole. Un punch féministe et contemporain apporté au genre qui souffre toutefois de la comparaison avec les films de Soberbergh : le réalisateur Gary Ross, par gros manque de personnalité dans sa mise en scène, peine à donner du souffle à ce heist féminin. Un contraste saisissant avec le mouvement et la hâte du style de Soderbergh.
Widows (2018) de Steve McQueen
Le nouveau film de Steve McQueen (Shame, 12 Years a Slave) commence avec quatre braqueurs mariés volant deux millions de dollars, avant qu’ils ne se fassent rattraper et tuer par les forces de police de Chicago. Le film fait ensuite basculer le point de vue narratif sur les quatre veuves : elles décident d’éponger la dette de leur défunts époux et qui pèsent désormais sur leurs épaules en braquant à leur tour deux millions de dollars. Certes plus découpé et scénarisé que ses précédents longs-métrage, le style de Steve McQueen atteint ici son épure, notamment dans son approche très caractéristique de la violence (souvent crue) et du mouvement (défini par la lenteur).
Il cherche constamment le déplacement du braquage, des préparatifs jusqu’à la concrétisation, et le greffe aux émotions tourmentées de ces quatre femmes en plein deuil, ce qui a le don d’élever tout de suite les personnages : leur profondeur, leurs différences…. Loin d’être porté par quelconque psychologie féministe, le film offre au spectateur le portrait de quatre héroïnes en devenir et plus indépendantes les unes que les autres. Elles s’assemblent justement pour mieux affirmer leurs différences et retrouver ce goût pour la vie qui leur manquait tant. Avec une Viola Davis royale à la tête de cette bande de braqueuses, Widows est à la fois un tournant dans la carrière du réalisateur et un classique instantané du « film de braqueuses ».
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