A partir d’un entretien réalisé durant la préparation de Shoah avec le controversé Benjamin Murmelstein, grand rabbin de Vienne sous le nazisme, Claude Lanzmann livre une nouvelle réflexion sur la complexité des procédures du mal.
Un vieil homme monte péniblement les marches d’un grand bâtiment abandonné. Cet homme, c’est Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah. Il est en train de nous montrer le parcours que devaient accomplir les déportés âgés et malades du camp de Terezín s’ils avaient besoin d’aller aux toilettes. Cette scène tire son émotion du fait même qu’elle est reconstituée par un homme âgé. Dans Shoah, elle n’aurait pas eu sa place. C’est dire si Le Dernier des injustes trouve sa justification dans le corps même de son auteur. Or il se trouve que le film va montrer et faire parler un autre homme âgé, que Lanzmann a interrogé au milieu des années 70. C’est cette égalité d’âge, ce dialogue à distance entre deux hommes, rendu seul possible par le cinéma, qui fait toute la cohérence du film.
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Cet autre homme âgé est Benjamin Murmelstein (1905-1989), une figure très controversée parmi les survivants de l’extermination des Juifs d’Europe organisée par les nazis. Pourquoi ? Murmelstein est le grand rabbin de la communauté juive de Vienne depuis 1931 quand l’Allemagne annexe l’Autriche en 1938. Il devient alors l’un des responsables de l’Office central pour l’émigration juive à Vienne, sous les ordres de l’officier SS Adolf Eichmann. Murmelstein parvient à sauver la vie de plus de 120 000 personnes.
En 1942, à la conférence de Wansee, Hitler confie à Eichmann (qui sera enlevé, jugé, condamné à mort et exécuté par Israël au début des années 60) la logistique de l’extermination des Juifs (la “solution finale”). Murmelstein est nommé membre du Conseil des anciens des Juifs de Vienne. En 1943, les nazis créent à Theresienstadt (ou Terezín en tchèque), à 60 kilomètres seulement de Prague, un camp de concentration “modèle” (présenté comme un “cadeau du Führer aux Juifs” et objet d’un célèbre film de propagande d’un cynisme absolu, destiné à montrer au monde ces camps comme des lieux de culture). Murmelstein y est déporté. Il en deviendra le troisième et dernier des “doyens” (selon la terminologie nazie), de septembre 1944 à la libération du camp en mai 1945, et le seul qui survivra.
Accusé par certains déportés d’avoir collaboré avec les nazis (il reconnaît dans le film avoir concouru à “l’embellissement” du camp, convaincu que c’était le seul moyen de sauver ses occupants), il est acquitté après un procès pénible. Effrayé par le sort qui pourrait lui être réservé s’il allait en Israël, d’où lui proviennent des menaces, il s’installe à Rome, où il meurt en 1989, quinze ans après que Claude Lanzmann est venu tourner sa première interview pour son vaste projet à venir, Shoah. L’entretien dure une semaine mais il s’avère inexploitable dans la logique du montage de Shoah.
Et puis, après des années de doutes, Lanzmann revoit ces images demeurées à l’état brut et s’en agace. Il décide d’utiliser – donc d’en faire un film – l’histoire d’un destin unique : le seul survivant des chefs des Judenrats, ces conseils juifs créés par les nazis pour administrer les ghettos. Sujet très sensible, puisque ces Judenrats sont depuis longtemps regardés d’un oeil méfiant, l’accusation de collaboration avec les nazis leur demeurant attachée, à tort ou à raison.
Parallèlement aux images de l’entretien avec Murmelstein (tourné sur des terrasses romaines), Lanzmann retourne de nos jours à Teresín, regardant passer les trains dans la gare, marchant dans les ruines. Il y lit des textes et des témoignages, raconte dans le détail, dans les lieux mêmes où elle eut lieu, une scène de pendaison, filme des oeuvres peintes en secret par des résidents du camp. Mais c’est l’entretien qui est au centre du film. Au passage, Lanzmann en profite pour régler indirectement un peu ses vieux comptes avec Hannah Arendt – à qui Murmelstein reproche d’avoir vu en Eichmann un simple fonctionnaire buté (la célèbre “banalité du mal”) alors que lui, qui le fréquenta de près, eut à se coltiner son sadisme et sa folie.
Mais peu importe. Le plus intéressant demeure une fois de plus le récit de Murmelstein, ainsi que sa personnalité : fort, courageux, intelligent et cultivé. Ne reculant jamais devant une question dérangeante, il n’essaie pas d’esquiver ses responsabilités, avouant son goût pour le pouvoir, pour la lutte, et assumant une certaine mégalomanie. A l’issue de ce témoignage long, parfois difficile à suivre dans tous ses détails pour qui n’est pas spécialiste mais toujours passionnant, le spectateur n’obtient évidemment aucune réponse définitive à la question de la responsabilité individuelle que pose le film : aurait-il dû faire autrement ? le pouvait-il ? Il est présomptueux d’en juger ici et aujourd’hui. Car ce que ne cesse de nous rappeler le film de Lanzmann, c’est que le système nazi était d’une perversité absolue : rigoureux, rationnel et arbitraire, il était structuré de manière à ce que les Juifs soient appelés à devenir les complices de leur propre annihilation.
Jean-Baptiste Morain
Le Dernier des injustes de Claude Lanzmann (Fr., Aut., 2013, 3 h 36)
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