Samedi 3 avril, Gérard Depardieu nous a cuisiné du lapin. Nous l’avons rencontré chez lui avec sa fille Julie pour leur premier entretien ensemble : cinq heures bigger than life de souvenirs intimes, de cris et de dégustation. Avant de partir, il a quand même fallu faire la vaisselle.
Les premiers mots que nous avons entendus de la bouche de Gérard Depardieu étaient un peu moins que des mots. Plutôt des sons, quelque chose comme “Aaaheeein ?”, qui retentit de la cour intérieure de sa maison dans laquelle nous l’attendions. “Aaaaheeeein !”, répondit en écho sa fille Julie qui, à nos côtés, se faisait coiffer et maquiller en dégustant un verre de bergerac. “Vous communiquez toujours comme ça avec votre père ? – Oui, c’est un truc de paysan. Quand on entre chez nous pour vérifier que les autres y sont, on pousse ce genre de cri.” Cette drôle d’interjection, au bord du cri de bête, n’était que le premier signal d’une brutale bascule dans une autre dimension.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
La dimension Depardieu, où tout est bigger than life et dans laquelle nous avons été happés pendant cinq heures assez inoubliables. Durant tout cet après-midi, nous avons d’abord dû nous attabler (à 14h30 et bien qu’ayant déjà déjeuné) car Gérard Depardieu, comme une vraie mamma, avait passé la matinée aux fourneaux pour nous cuisiner du lapin. Notre photographe et ses assistants, Julie, la maquilleuse, le coiffeur, nous voilà donc tous réunis dans la cuisine à faire honneur au lapin de Gérard (en effet succulent) mais aussi à son vin du Roussillon, son vin marocain, son vin californien (le visage de Gérard orne chaque bouteille). Et même un blanc pétillant. Déjeuner chez Depardieu, c’est accepter d’être resservi contre son gré, se faire hurler dessus (“Mais mange avec tes doigts ! C’est comme ça que c’est meilleur !”) ou au contraire recevoir les plus grandes délicatesses (au premier tressaillement, on s’entend dire “Oh mais toi, tu as froid, ma louloutte ! Je vais fermer les fenêtres”).
Aspirés dans un trou comme Alice, de plus en plus ivres, nous avons mesuré à quel point il était difficile de faire tenir le père et la fille ensemble dans une pièce et très vite leurs paroles se sont disjointes. Tous les deux ont beaucoup hésité avant d’accepter la rencontre. “C’est vraiment parce que Guillaume aimait beaucoup votre journal qu’on le fait.” Durant ces quelques heures d’un entretien hors standards, le fils et frère défunt n’était jamais bien loin. Et parce que chez les Depardieu toutes les expériences, et en premier lieu cinématographiques, sont un engagement existentiel total, la conversation a brassé dans un flux désordonné les films et la vie, les souvenirs d’enfance et les engueulades familiales.
Les Inrocks – On commence ?
Gérard Depardieu – Allez, vas-y ! Emmanche !
C’est la première fois que vous donnez une interview ensemble ?
Gérard et Julie Depardieu – Oui…
Gérard Depardieu – J’ai déjà fait une interview avec Guillaume je crois, mais c’est la première fois avec Julie. C’est gênant un père, une fille ensemble… Mais Julie est aussi une actrice. Là, je viens de terminer pour un autre journal une interview avec Isabelle Adjani. Pour moi, Julie est pareille. Après, les journalistes ont souvent envie de farfouiller dans des questions autres, mais avec vous on a confiance. Julie est née, je pense, dans une famille gênante pour elle. Moi j’étais un personnage un peu sulfureux quand elle était petite. On vivait dans cette putain de banlieue ouest, les gens me fuyaient un peu. Quand on vient chercher sa fille à l’école et que la veille à la télévision on vous a vu en train de vous couper la bite dans La Dernière Femme de Marco Ferreri, on n’est pas forcément bien perçu et c’est pas facile pour une petite fille.
https://youtu.be/IS4W-Zi7YmI
Julie Depardieu – D’autant plus que tu étais arrivé à l’école avec un carton plein de bites…
Gérard Depardieu – Oui c’est vrai… C’était des prothèses. Je voulais leur montrer que c’était pas pour de vrai, pour expliquer…
Julie, vous accompagniez votre père sur ses tournages quand vous étiez enfant ?
Julie Depardieu – Pas trop non. Je me souviens de l’avoir accompagné à la Conciergerie sur le tournage de Danton (d’Andrzej Wajda, 1982 – ndlr), à 8 ou 9 ans. Mais ensuite je n’avais pas pu voir le film parce qu’il se faisait décapiter et que ma mère trouvait ça trop violent.
https://youtu.be/zT4e8D80xXI
Gérard Depardieu – Et tu te souviens de ce tournage de Monicelli (Rosy la bourrasque, 1980 – ndlr) où, pour que tu m’attendes, je t’avais laissée sur un manège. Tu avais tourné pendant des heures et quand je suis revenu tu t’étais fait pipi dessus…
Julie Depardieu – Ben oui… Tu m’avais oubliée là pendant six heures, j’étais restée à tourner sur ce manège toute la journée, je pleurais… Non vraiment, les tournages, je n’avais aucune envie d’y aller en fait. C’était pas mon monde, c’était pas ma place. Ça a changé avec Cyrano de Bergerac. J’avais 15 ans et j’avais un job de maquilleuse sur le film. Je me trimballais toute la journée avec mon petit pot de colle pour faire tenir le nez. On m’appelait Julie-pot-de-colle. Après j’ai bossé comme maquilleuse sur quelques autres tournages, des films sans mon père cette fois. Mais à l’époque, une chose était sûre, c’est que je ne deviendrais jamais actrice…
https://youtu.be/PMVrWMzpzMU
Comment ce métier t’a-t-il happée, finalement ?
Julie Depardieu – Danièle Dubroux m’a proposé un petit rôle de barmaid dans L’Examen de minuit. J’ai dit oui et finalement elle m’a proposé le premier rôle. La fille s’appelait Séréna, comme la voiture…
Gérard Depardieu – Déjà sereine…
Julie Depardieu – Un dimanche matin, je l’ai appelée en lui disant que j’étais désolée, que j’étais pas actrice et que j’y arriverais pas. Il y a tellement de gens qui veulent faire ça et moi pas que ça me paraissait absurde d’accepter. Elle a pas lâché, j’ai cédé.
Gérard Depardieu – Ce que tu dis, ma chérie, ressemble beaucoup à ce que disent la plupart des acteurs aujourd’hui. A savoir que non, vraiment, ils n’ont pas du tout envie d’être acteurs, pas du tout envie de ce métier, de la célébrité, mais que bon ils le font quand même. Du coup, la seule façon de se justifier, c’est de se trouver des états d’âme, de les mettre en avant. Julie a du talent, comme Guillaume en avait. Mais c’est pas la peine de se tuer pour ça.
Toi, Gérard, tu n’as jamais eu d’états d’âme ?
Gérard Depardieu – Jamais. Vraiment jamais. Quand on m’a donné 500 francs par jour à mes débuts alors que j’en gagnais 300 par mois en usine et que mon père gagnait 1200 francs par mois, non je n’ai eu aucun état d’âme à les prendre. Je n’ai jamais eu ce problème avec le métier d’acteur, j’ai toujours très bien assumé de gagner ma vie en faisant ça.
Julie Depardieu – Bon d’accord, t’as pas ce problème mais t’en as beaucoup d’autres quand même… D’ailleurs moi je n’ai pas spécialement d’états d’âme. Sur un tournage, je ne pose aucune question, je fais tout ce qu’on me demande. Et je n’ai aucune conscience de ce que je fais et aucun discours. Je le fais, c’est tout.
Gérard Depardieu – Je préfère que tu dises ça… Mais t’as quand même une chose à toi, chérie, c’est tes choix. Tu es attirée par des films qui cherchent quelque chose, qui sont intéressants… Je pense ça de Mammuth. C’est un film avec un sujet très original : qu’est-ce qu’on fait de sa retraite ? Et qui pose ce sujet de façon un peu politique… C’est difficile de trouver des choses intéressantes dans le cinéma aujourd’hui. Il n’y a plus de Pialat, de Truffaut… Ce qui m’intéresse le plus, c’est peut-être les feuilletons. J’adore The Wire, 24 heures… Pour beaucoup de gens, ça a remplacé le cinéma.
Pourquoi as-tu accepté Mammuth ? Le personnage t’attirait ?
Gérard Depardieu – Non, pas du tout ! Qu’est-ce que j’en ai à foutre des personnages ! Des films aussi d’ailleurs. D’ailleurs quand j’ai accepté Mammuth, je vivais plus dans le ciel que sur terre. C’est plutôt Delépine et Kervern, la façon dont ils m’ont parlé de leur univers, de la retraite, puis Yolande Moreau, puis Isabelle Adjani… En les écoutant, j’ai pensé à des films que j’aime bien comme Five Easy Pieces de Bob Rafelson avec Nicholson… Delépine et Kervern, ce sont des artistes. Damien Hirst a dit un jour : “Il n’y a rien de plus facile que de faire de l’art aujourd’hui.” Eh bien il n’y a rien de plus facile que de faire du cinéma en ce moment. Mais il y a de moins en moins de vrais films, de plus en plus de marketing.
https://youtu.be/Zx1ioLoPhCc
C’est quoi un vrai film ?
Gérard Depardieu – C’est toujours un peu retrouver l’enfance. C’est quelque chose qui nous tient à l’écoute. Quand c’est vraiment costaud, ça t’échappe et en même temps ça n’appartient qu’à toi.
A propos d’enfance, on se dit en voyant Mammuth que le personnage aurait pu être toi si le cinéma n’avait pas tout transformé dans ta vie, si tu n’avais pas quitté Châteauroux…
Gérard Depardieu – Ce n’est pas tout à fait ça. Mais pour la première fois dans un film, j’ai essayé de créer un dialogue avec mon père. Dans Mammuth, j’ai pu exprimer ce que mon père était. Je ne suis pas écrivain, je ne suis pas cinéaste – même si j’ai réalisé quelques films, alors je peux faire ça en jouant. Mammuth, c’est le Dédé. Il s’agit pas de jouer d’ailleurs mais d’être. Moi j’ai jamais joué. La première fois que j’ai joué, j’ai failli arrêter. C’était un film de Jacques Deray, Un peu de soleil dans l’eau froide. C’était l’époque où je kidnappais les rôles. J’entrais dans les bureaux de production, j’attrapais l’assistant par le col et je lui disais, menaçant : “Tu vois ce rôle-là, il est pour moi !” Il avait tellement peur qu’il me le donnait. Une fois que j’avais le rôle, j’étais bien emmerdé. Ça a été mieux quand j’ai compris que ça servait à rien de jouer, qu’il fallait être.
Comment as-tu vécu les débuts de comédien de tes deux premiers enfants ?
Gérard Depardieu – J’ai été père très jeune. C’est un drame. Pour les enfants d’abord. Mais ils ont réussi à faire leurs trucs dans le cinéma. Je suis toujours très fier de Julie. Et Dieu sait pourtant, ma chérie, que parfois tu me fais chier… Guillaume était différent, il me comprenait, je crois. Mais j’ai toujours pensé que Julie était davantage directrice de sa vie.
Julie, est-ce que la question de rendre fier ses parents se pose quand on est comédienne et fille d’un comédien aussi reconnu ?
Julie Depardieu – Non, parce que je crois que c’est impossible pour lui…
Gérard Depardieu – Mais pourquoi tu dis ça ?
Julie Depardieu – En tout cas, moi je voulais surtout être fière de ce que je pense, pas tellement de ce que je fais. Parce qu’on ne fait toujours que ce qu’on peut. J’ai un idéal, une éthique je crois, ça me sert pas toujours mais ça m’aide. Ça m’a été transmis par la musique, par Wagner, Beethoven ou même Roberto Alagna. Hier, j’ai vu un film sur lui sur Arte. Il écoute une chanson sur un vieux gramophone, il prend quelques notes au crayon, il change des trucs qui lui plaisent pas et il refait la chanson en cinq minutes. Ça, c’est la création, ça me fait rêver.
Gérard Depardieu –(montant la voix) Oui c’est vrai, ton Alagna là, eh bien ça, oui, c’est créer ! Et c’est pas du métier. C’est la liberté. Le métier, c’est ce qui t’empêche de créer.
Vous parlez ensemble des films que vous faites ?
Julie Depardieu – On parle parfois mais c’est rare. Là, on s’est parlé d’un projet de Joachim Lafosse qu’on devait tourner ensemble et que Gérard va faire sans moi parce que Joachim Lafosse a décidé de rajeunir le rôle.
Gérard Depardieu – On ne se parle pas beaucoup c’est vrai. Souvent on s’engueule, elle me traite de con. Voilà. Julie c’est quelqu’un de sauvage et exigeant. Guillaume aussi était d’exigeant mais avec quelque chose de plus dangereux. Il était un sacrifice ambulant.
Julie Depardieu – Je ne sais pas si je suis sauvage. Mais je ne suis pas dans la séduction, je crois. Je ne fais pas semblant d’être ce que je ne suis pas.
Gérard Depardieu – Je me souviens quand tu tournais dans le film de Doillon (Le Mariage à trois – ndlr), tu me disais : “Ah ! là, là ! Qu’est-ce que j’ai comme texte !” C’est toujours chiant les gens qui parlent beaucoup. Comme moi par exemple (rires). Je me souviens que quand je tournais dans Le Dernier Métro, Truffaut ne voulait pas qu’on laisse du temps entre les répliques. Dans les scènes de groupe, de repas, il fallait dire son texte de façon mécanique, enchaîner tout de suite. Ça m’avait surpris. Il ne laissait pas le temps de se poser, de reprendre son souffle, de penser même. Il fallait dire le texte tout le temps. Ça donnait quelque chose de très vif, sans aucune complaisance. J’ai l’impression que dans le film de Doillon, il y a quelque chose comme ça.
https://youtu.be/ZxICzvjPNQ4
Julie Depardieu – Oui c’est vrai. Il cherche une musique dans le texte. Et il fait énormément de prises. J’aime beaucoup ça. J’adore recommencer, essayer plein de choses. Souvent je suis frustrée de ne faire que trois prises. André Téchiné aussi est capable de dire que ça va pas du tout et de recommencer plein de fois. Ça me rassure.
Gérard Depardieu – André, quand il te dit “C’est nul !”, il a l’air tellement souffrant, tellement mal que tu compatis. (Il se met la main sur le visage, catastrophé, et imite Téchiné d’une voix souffreteuse) “Oh Gérard, ça va pas du tout, ça va pas du tout du tout… Vraiment je peux pas…” (rires). Mais bon c’est un privilège qu’un cinéaste aussi merveilleux, aussi en apesanteur que Téchiné cherche avec toi. Avec Pialat, c’était autre chose. Il pouvait dire après la première prise : “C’est tellement mauvais que c’est pas la peine de continuer.” Il arrêtait deux heures le tournage parce qu’il ne sentait plus rien. En même temps, Pialat pouvait sortir des acteurs des choses uniques. Mais il faut être capable d’oser une violence comme ça. Et trouver le cadre juste, l’objectif juste pour l’exprimer. Mais aujourd’hui, il y a de moins en moins d’artistes au cinéma…
(Julie quitte la pièce en douce, sans explication. On continue avec Gérard seul.)
Tu dis aimer de moins en moins le cinéma d’aujourd’hui mais tu tournes toujours énormément…
Gérard Depardieu – Je parle comme un spectateur de cinéma, pas comme un acteur. C’est différent. De toute façon, acteur, c’est pas mon métier. Je suis caviste, restaurateur… Je n’ai jamais travaillé de ma vie, d’ailleurs et certainement pas comme acteur.
C’est un privilège d’avoir un travail qu’on ne vit pas comme un travail ?
Gérard Depardieu – C’est pas un privilège, c’est ma liberté. J’ai vécu tant de vies qui ne sont pas les miennes. J’ai découvert l’Amérique comme Christophe Colomb, j’ai été Rodin, Vatel, Martin Guerre… J’ai tout fait dans ce métier. Toutes les merdes… Toutes les choses hallucinantes… Ça a été une passion mais pas un travail. Le travail, c’est quand j’emballais de la viande dans des morceaux de papier. Et là encore je m’arrangeais pour ne pas travailler. Je me laissais entraîner par la musique de la machine qui m’embarquait dans une aventure et je suivais cette aventure. J’étais comme dans Mammuth.
Récemment, on vous a beaucoup aimé dans Bellamy de Claude Chabrol…
Gérard Depardieu – Oui, j’aime beaucoup ce film aussi. Mais il n’a pas du tout marché. Chabrol, c’est vraiment un grand, c’est quelqu’un qui peut aller très vite sur tout ce qui n’est pas important et passer toute son énergie à trouver les vrais gestes. Chacun a sa manière pour la direction d’acteur. Moi j’ai jamais trop cru à l’école américaine années 70. Le gros Coppola par exemple, je n’ai jamais trouvé que ce qu’il faisait était intéressant. C’est l’école de la défonce mais il ne s’est jamais défoncé. Il a un talent de scénariste, il voit des trucs mais il n’y a jamais chez lui de vraie folie. Il a d’abord fait des films d’étudiant puis des films de prof. Moi j’ai tourné avec son fils, Roman. Il voulait diriger les acteurs comme dans les films de son papa. Je lui ai dit : “Enlève-toi de là !” Aujourd’hui aux Etats-Unis, il y a Paul Thomas Anderson qui lui est un vrai grand. There Will Be Blood, c’est sublime. Paul Thomas Anderson, c’est un artiste.
https://youtu.be/aYRnEQ45qPA
Vous savez où est Julie ?
Gérard Depardieu – Oui, elle doit être par là… Je vais lui laisser la place, elle va revenir…
Gérard Depardieu prend son casque, range deux ou trois choses dans la cuisine, se rassoit, nous parle un petit peu des choses de la vie quotidienne, se lève tout à coup pour aller nous chercher du chocolat, mais lui n’en prend pas. Après plusieurs fausses sorties, il part. Un peu déconcertés de se retrouver deux journalistes esseulés dans la cuisine de Gérard Depardieu, on décide alors de partir dans la maison à la recherche de Julie. On la trouve un peu boudeuse en train de prendre un verre avec Cédric et Valérie, son coiffeur et sa maquilleuse. On rapatrie tout ce monde dans la cuisine et on reprend l’entretien avec Julie, seule cette fois.
Julie Depardieu – C’est dur de parler à côté de lui. Il ne laisse pas beaucoup de temps de parole aux autres mais en même temps c’est toujours intéressant ce qu’il dit.
Tu disais tout à l’heure que tu n’avais pas eu envie d’être actrice…
Julie Depardieu – Je fais ce métier alors que je ne voulais pas le faire, parce que la place était prise par quelqu’un qui avait réussi au-delà de tout. Mais je me suis rendu compte que ce métier me donnait un espace où les choses étaient possibles. Je me souviens d’un jour où je me suis retrouvée chez les flics. Il s’agissait de sauver mon frère. J’ai tout le temps menti. On m’a crue, je sais que je peux mentir. Mais au cinéma, il faut dire une forme de vérité, pas toute mais tu ne peux pas mentir, c’est autre chose. Assez vite, j’ai su que j’avais de la fantaisie. La fantaisie, ce n’est pas la folie, c’est même le contraire. J’ai fait appel à ça.
Quelles rencontres t’ont marquée ?
Julie Depardieu – Benoît Poelvoorde. Ce qu’il fait de sa névrose, sa façon de puiser dans une forme de folie, ça m’impressionne. Pour moi, c’est un des plus grands acteurs au monde. Je l’ai rencontré sur Podium. Je ne le vois pas très souvent mais je l’admire beaucoup. Il a un univers très fort, très grand. C’est une bombe. Parfois on voit qu’il se protège en acceptant des films qui le mettent à l’abri de sa propre explosion. Mais je pense que ça va venir, qu’il va trouver les films très forts qui vont montrer toute l’étendue de ce qu’il peut faire.
https://youtu.be/feETakgf5eE
On connaît ta passion pour la musique classique. Le cinéma peut-il représenter une aussi grande chose ?
Julie Depardieu – Bien sûr. J’ai eu un choc en découvrant les films de Nuri Bilge Ceylan, par exemple. J’ai vu Les Climats quinze fois. La Sonate n° 466 de Scarlatti qu’on entend quoi qu’il arrive, la rupture, le recommencement… Tout à coup, le cinéma te fait oublier toute ta vie, tout ce que tu te reproches, ça remplace l’alcool. Le cinéma, c’est une drogue bénigne. Il faut garder les pieds sur terre. Moi je crois que je les ai. Parce qu’il y a eu dans ce métier quelqu’un avant moi et quelqu’un à côté de moi, mon frère, encore plus fragile, les pieds parfois hors du sol. Moi j’ai les pieds dans le sol, j’y peux rien. Quoi qu’il arrive, dans n’importe quel état, je suis là.
Qu’est-ce qui t’a attirée chez Doillon ?
Julie Depardieu – J’aimais beaucoup ses films. Il a vraiment un univers. Mais il m’a proposé de faire le film peu de temps après la mort de Guillaume. J’étais encore complètement dans la peine, sans désir de rien. J’ai revu Ponette, Le Jeune Werther… Je me suis dit que quitte à ne rien vouloir, je voulais bien suivre quelqu’un qui a une vision, qui voit quelque chose. Parce que moi je ne voyais rien.
Pendant ton absence, ton père nous a dit que tu étais “introvertie comme lui”. Tu te vois comme ça et tu le vois comme ça.
Julie Depardieu – C’est compliqué. Quand j’étais petite, il me paraissait si fort, si extraverti, sociable, exubérant… En grandissant, j’ai compris qu’il était également timide. Donc je vois ce qu’il veut dire. Mais moi je suis introvertie, vraiment. Je rêverais d’être une vache, une gentille vache. Une petite charolaise avec des grosses taches qui broute sur son pré. Elle régurgite toute la journée, dans son corps il se passe plein de trucs. Mais elle bronche pas, elle regarde passer les trains. Dans ces trains, il y a des connards qui pensent avoir à faire des choses essentielles. Et elle, elle broute.
Parfois tu es dans le train, quand même ?
Julie Depardieu – Oui parfois. Je suis entre le train et la vache. Mais j’ai envie d’être la vache, détachée, statique et dont on peut imaginer qu’elle a un espace à elle, un espace de rêve.
A ton premier César, pour La Petite Lili (Claude Miller, 2003), tu as exprimé ton dépit que ton père monte sur scène au moment où tu le recevais. Quelques années plus tard, tu as reçu un nouveau César pour Un secret (Claude Miller, 2007) et tu as forcé Ludivine Sagnier à monter avec toi pour le recevoir…
Julie Depardieu – Oui, j’avais voté pour Ludivine, on était dans le même film et je trouvais qu’elle y était cent cinquante fois meilleure que moi. Je ne me sentais pas de revendiquer ce prix seule. C’est vrai que j’ai du mal à recevoir des prix. Quand j’avais un potager, je me faisais chier à faire le binage, la taille et quand les tomates étaient là, c’est ce qui m’intéressait le moins. Je les donnais. Il faudrait que j’apprenne à recevoir parce qu’au fond c’est pas si important. De la même façon que mon père ne m’a pas donné le choix en arrivant sur scène sans que je le sache, je n’ai pas donné le choix à Ludivine, je l’ai agrippée pour qu’elle monte avec moi.
https://youtu.be/tpMnDekzcrw
Est-ce que tu sais pourquoi tu acceptes un film aujourd’hui ?
Julie Depardieu – Soit parce que le scénario me donne l’impression que je ne l’ai jamais lu. Ou alors parce que la personne qui me le propose me plaît beaucoup. Je viens de dire oui à Emmanuel Mouret parce que le scénario m’a paru incroyablement bien écrit. Et je viens de tourner un film de Thierry Jousse parce que je le connaissais un peu, qu’il est très intelligent, a un talent fou d’orateur, que l’histoire raconte un truc vraiment étonnant et que je jouais avec Philippe Katerine.
De quoi rêves-tu pour ta future vie d’actrice ?
Julie Depardieu – En tant que bonne charolaise, je rêve sur les trains qui passent mais sans essayer de les prendre. J’adorerais tourner avec Nuri Bilge Ceylan, on m’a proposé de le rencontrer mais j’ai pas osé. J’ai envie de ce qui se présente. De toute façon, c’est beau de ne pas concrétiser tous ses rêves. Ce qui me plaisait chez Pialat, c’est qu’il tournait des chefs-d’oeuvre au cinéma mais était au fond obsédé par la peinture, tout en regardant la télé toute la journée. C’était mon idole absolu.
Tu as souvent été distribuée en comédie ?
Julie Depardieu – Oui j’aime bien. Ça m’intimide pas du tout d’être drôle. Alors que jouer sur l’émotion, pleurer face caméra, ça peut facilement me gêner, je trouve ça un peu obscène. La comédie, ça me plaît.
On a gardé de Guillaume une image d’écorché mais c’était aussi un acteur très doué pour la comédie, notamment dans les films de Salvadori comme Les Apprentis…
Julie Depardieu – Oui bien sûr. Mais il avait en plus cette capacité à pouvoir pleurer face caméra sans être obscène. Il pleurait souvent d’ailleurs. Notamment dans le travail. Moi on peut me dire tout ce qui ne va pas dans ce que je fais, y a pas de problèmes, je suis d’accord avec tout. Guillaume était très atteint par les reproches. Mais c’était un acteur génial. Quand j’étais pas encore tout à fait actrice, j’étais passée le voir sur le tournage du Carax, Pola X. Je me souviens de l’avoir vu dans une scène sur l’écran de contrôle et d’avoir été sidérée. Il avait une énorme scène où de grosses larmes coulent sur son visage. Il était sublime. Je me suis dit : “Jamais je ne pourrai faire ça.” De toute façon, c’était mon acteur préféré au monde et je le disais bien avant sa mort.
L’entretien touche à sa fin. Nous libérons Julie qui rejoint la cour intérieure du bâtiment où elle retrouve son père. Une discussion s’engage entre eux et nous nous apprêtons à partir sur la pointe des pieds, les saluant discrètement d’un geste de la main. C’est alors que tonne la voix du seigneur des lieux : “Non mais vous allez quand même pas vous tirer en me laissant tout ce bordel !” Et il désigne du doigt la cuisine où se sont accumulés les bouteilles vides, le papier du chocolat, les traces de pas des nombreux visiteurs… “Allez, à la vaisselle !”, ajoute-t-il hilare, avec un mélange d’autorité implacable et de vraie clownerie. Alors oui, nous sommes retournés sur nos pas, nous avons pris l’un la serpillière l’autre l’éponge et nous avons débarrassé la table, nettoyé le sol, fait la vaisselle, ivres morts chez Gérard Depardieu un samedi après-midi. “J’ai l’impression d’être Michel Blanc dans Tenue de soirée”, a même ajouté l’un de nous. Les tâches ménagères accomplies, nous nous sommes retrouvés un peu démunis en entendant le portail se refermer derrière nous. Le soleil tapant sur nos crânes embrumés par l’alcool, l’agitation des badauds dans le VIe arrondissement, la vie réelle, nous ne savions pas si nous les avions quittés cinq minutes plus tôt ou trois jours. Après avoir été aspirés par un vortex, nous étions soudainement recrachés à nos vies, un peu orphelins de cette famille follement attachante.
Propos recueillis par Jean-Marc Lalanne et Jean-Baptiste Morain
{"type":"Banniere-Basse"}