Denis Lavant et Leos Carax ont tourné cinq films ensemble : trente ans pour s’apprivoiser, se blesser, s’éloigner et se retrouver.
Quel est le lien qui unit un cinéaste et son acteur fétiche ? Denis Lavant a aujourd’hui 50 ans et une longue carrière d’acteur de cinéma et surtout de théâtre derrière lui. Quand il rencontre Leos Carax, il en a 20 et vient de sortir du Conservatoire – ce fils d’un pédiatre et d’une psychologue ne l’a fréquenté « qu’en pointillés ». Carax, qui a déjà réalisé un court métrage, Strangulation Blues, a découvert le visage de Lavant dans un annuaire de l’ANPE du spectacle. Et quel visage ! Des cheveux drus, un regard buté et un nez poupin qui contraste avec ses joues grêlées.
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« Nos rapports ont commencé sous le signe de l’opacité, explique Denis Lavant. Nous nous sommes appris progressivement, au fil du temps, au fil des films. »
Carax le choisit pour Boy Meets Girl (1984). Sur le tournage, Lavant, qui a débuté dans le spectacle de rue vers 13 ans, se sent à l’étroit dans les chambres de bonne en noir et blanc, coincé entre la caméra et la perche. Pour se défouler, il fait parfois une acrobatie entre deux prises. Dès Mauvais sang (1986), Carax, qui a fait de Lavant son double de cinéma (celui-ci s’y appelle Alex, le vrai prénom du cinéaste), saura comment employer ce corps de saltimbanque.
Qui a oublié la course éperdue de Lavant sur Modern Love de Bowie devant une palissade multicolore qui finit par décomposer ses mouvements comme dans la chronophotographie de Muybridge ou Marey (qu’utilise Carax dans Holy Motors) ? Ou ses sauts en parachute, ses tours de passe-passe ou de jonglerie pour faire rire Juliette Binoche ?
« Avec Leos, le travail n’est jamais vraiment passé par les mots. En tout cas jamais à travers une analyse du scénario ou du personnage. Le mot juste serait ‘contrainte’. De film en film, il m’a imposé des contraintes et a pris un plaisir évident à les multiplier. Pour moi, c’est cela le métier d’acteur : savoir s’adapter aux contraintes d’un texte, d’un metteur en scène, donner à ses exigences la meilleure réponse physique ou vocale. »
L’aventure extraordinaire des Amants du Pont-Neuf (1991) le confirmera. Jamais les contraintes n’ont été aussi fortes, voire dangereuses. Lavant n’est pas du genre à se plaindre ni à renier quoi que ce soit mais on sent bien à l’écouter aujourd’hui, malgré le sourire qui tente d’adoucir son récit, que Carax et lui ont parfois failli aller trop loin et que personne n’en est ressorti indemne.
La fabrication des Amants du Pont-Neuf fut coûteuse et dura plus de trois ans. Pour son rôle de SDF, Lavant se plonge dans l’alcool, fréquente les asiles de nuit, se rase le crâne. Dès le début du tournage, il se blesse et culpabilise à cause du retard que cela provoque. Il ne comprend pas ce que Carax attend de lui. L’histoire d’amour entre le réalisateur et Binoche n’arrange rien. Parfois, Lavant fugue. On le rattrape… La confiance entre les deux hommes se transforme en défiance. Entre deux périodes de tournage, pour se redonner confiance, Lavant accepte un rôle dans une pièce de théâtre où il joue un mendiant – il en rit aujourd’hui. Les Amants du Pont-Neuf sera un échec financier.
Huit ans plus tard, en 1999, quand Carax sort de l’ombre pour tourner Pola X, Lavant n’est pas de la partie – c’est Guillaume Depardieu qui tient le rôle masculin principal. On demande à Lavant s’il en a été blessé. Il répond avec une grande douceur : « Non. Je me suis dit que c’était bien que Leos se rende compte de ce que c’était de tourner avec un autre acteur que moi. Que peut- être il comprendrait que tous les comédiens ne sont pas aussi souples… »
C’est Harmony Korine, ami de Carax, qui va les remettre en présence l’un de l’autre en les faisant jouer dans son film Mister Lonely (2007). Entre eux, quelque chose se passe à nouveau. Alors quand Carax prépare son chapitre du film à sketches Tokyo ! (2008), il reprend contact avec Lavant.
« J’étais un peu méfiant. Qu’allait-il encore inventer ? Toute création commence par une étincelle, mais… »
En réalité, Carax a été frappé par l’imitation de Chaplin que fait Lavant dans le film de Korine. Ensemble, ils vont créer le personnage génial de Monsieur Merde, peut-être le premier monstre burlesque du cinéma, que l’on retrouve dans Holy Motors. « Leos savait très bien ce qu’il voulait : un personnage qui ait l’épaule gauche plus haute que la droite et les yeux toujours tournés vers le ciel… (il rit comme un enfant). Je me suis plié à ses exigences et c’était parti. »
Autre exigence : le film doit être tourné sans autorisation dans le centre de Tokyo. « Nous avions répété la scène en banlieue. Nous ne pouvions faire qu’une prise. Je devais traverser un jardin, passer sur une passerelle au-dessus de l’eau, balancer des grenades au passage puis continuer à marcher avec mes postiches roux et mon regard de fou comme si de rien n’était. J’étais dans une voiture de la production avec deux assistants japonais. On m’a dit d’y aller. Je suis sorti, tout le monde me regardait, j’ai fait ma scène. Caroline Champetier (chef opératrice – ndlr) me filmait à reculons. De l’autre côté du jardin, je suis remonté dans une voiture et on est repartis. Une minute après, on apprenait que la productrice venait d’être embarquée par la police ! » (il éclate de rire). Je m’écrie : « Mais c’est une scène d’Holy Motors que vous me racontez ! Un homme grimé qui sort d’une voiture et qui doit remplir une mission ! » Denis Lavant sourit.
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