Entre tendresse et mordant, un film plus fin qu’il y paraît sur notre époque dévorée par les illusions de l’image.
Y a-t-il une vie entre deux films ? A voir la dégaine grunge et les errements ahuris de Michael Pitt au début de Delirious, on imagine volontiers qu’il n’y a pas eu de transition entre Last Days et le dernier film de Tom DiCillo, qu’après le suicide de son Kurt Cobain l’acteur au visage d’ange s’est relevé comme par miracle, tel le Christ ressuscité, a gardé les mêmes vêtements sur le dos et s’est dirigé tout droit vers le parc new-yorkais où on le retrouve ici le nez dans les poubelles, pas vraiment frais. Voulu ou non par le réalisateur, ce raccord parfait entre deux films de Michael Pitt amorce on ne peut mieux les aventures du paparazzo Les Galantine (l’unique Steve Buscemi, plus sous-merde que jamais) et de son nouvel assistant SDF, Toby (le parfait Michael Pitt, donc). En effet, le très actuel Delirious s’intéresse à des personnages rongés par leur désir de reconnaissance (télé)visuelle et réduits à deux alternatives : être devant ou derrière l’objectif, être acteur ou spectateur de la vie. Tapi dans sa solitude tel un vieux rat affamé, Les est un pauvre type égoïste, incapable de gestes désintéressés. S’il accepte de se coltiner Toby, c’est parce que celui-ci veut bien bosser gratuitement pour lui. On pourrait reprocher à DiCillo de dessiner un monde platement divisé, de part et d’autre des crépitements des flashs, mais la ligne de partage n’est au fond pas si marquée que cela et le trait plus fin qu’il y paraît. La pop-star K’harma, traquée par Les et Toby, souffre au fond du même mal qu’eux, de l’absence de reconnaissance de ses parents. On n’est pas très loin des cœurs solitaires de Resnais. L’aseptisation sitcomesque est certes moins radicale ici, mais le motif de la mise en boîte, gentiment satirique, ne cesse de traverser le film, au sens propre comme au sens figuré : beau détail en effet que ce placard dans l’appartement de Les qui devient le lit de Toby et marque son enfermement. Cette boîte annonce ce qui attend et menace le jeune homme, de l’écran de télévision, où il deviendra la vedette d’un reality show, à l’appareil photo du paparazzo transformé en arme, évidente métaphore du cœur meurtri et meurtrier de Les, fermé et possessif. Comédie aigre-douce, Delirious joue finement les équilibristes sur un fil tendu entre clichés et réalité, sans jamais tomber ni dans le cynisme moralisateur, ni dans une légèreté simpliste, mais porté plutôt par un détonant mélange de tendresse et de mordant.
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