La cinéaste Chantal Akerman s’est donné la mort, lundi 5 octobre. Elle avait 65 ans.
Le décès de Chantal Akerman nous laisse dans un état de choc et de chagrin absolus. Parce qu’il est inattendu, prématuré, parce qu’elle était une personne délicieuse, aussi intelligente que chaleureuse, aussi profonde que marrante, séduisante avec ses yeux pétillants de malice et sa voix cassée par les clopes, figure chaplinesque hantée par la catastrophe juive des années trente-quarante et présente dans les combats d’émancipation des décennies soixante et soixante-dix (féminisme, homosexualité, radicalité artistique…).
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Mais surtout parce qu’elle était une immense cinéaste, une des figures de proue de ce qu’on a appelé le cinéma moderne, influençant une bonne part des meilleurs cinéastes contemporains, de Hou Hsiao-hsien à Gus Van Sant.
Akerman a tout fait avec le cinéma : de la fiction (Je, tu, il, elle, Toute une nuit, Golden eighties…), du documentaire (D’est, Sud, De L’autre côté…), de l’expérimental (Hotel Monterey, News from home, Tombée de nuit sur Shanghai…), de l’adaptation littéraire splendidement réussie (La Captive, La Folie Almayer…), du court, du moyen et du long métrage, mêlant souvent ces divers registres en un même film.
Un regard au scalpel sur l’aliénation contemporaine
Voir ou revoir son chef-d’œuvre, Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles, un film aussi précis et clinique que son titre, décrivant le quotidien réglé comme du papier à musique d’une mère de famille veuve élevant seule son fils et bouclant ses fin de mois en faisant des passes à domicile.
Avec son regard au scalpel, Akerman y décrit la monotonie et la répétition du quotidien, la puissance d’aliénation de notre société, urbaine et patriarcale, la servitude volontaire d’une femme qui a peur de sa liberté et de son corps, et le surgissement brutal de la jouissance qui dérègle tout jusqu’à la folie. Jamais n’avait-on aussi bien montré la puissance effrayante de la conformité à l’ordre social et la force libertaire de la sexualité.
Le style de Chantal Akerman était fondé sur le plan-séquence, le montage long, l’économie de dialogues, la disjonction entre l’image et le son (créatrice d’images mentales), la scrutation de nos vides existentiels… Autant d’ingrédients novateurs qui ont fasciné ses admirateurs mais aussi nourri les caricatures de ses contempteurs. “Cinéma intellochiant, prise de tête, somnifère” a braillé cette meute qui n’a jamais admis le cinéma moderne, jamais accepté que le cinéma puisse explorer d’autres pistes, d’autres chemins, d’autres façon de faire et d’appréhender le monde que le manuel Lagarde et Michard du cinéma classique. Des tenants de l’ordre ancien incapables de remarquer que les innovations de la modernité finissent toujours par innerver un cinéma plus central ou majoritaire, de Michael Mann à Wong Kar-wai en passant par Gus Van Sant.
Grave et burlesque
Ces caricaturistes n’ont pas su voir non plus que le cinéma volontiers grave de Chantal Akerman était aussi infusé de burlesque et de comédie, dès son premier court-métrage, Saute ma ville, jusqu’à Demain on déménage, en passant par Golden Eighties ou Un divan à New York, contribuant à faire du corpus akermanien l’un des plus divers et polyphoniques qui soient. Ses derniers films sont La Folie Almayer, relecture de Conrad infusée d’éléments autobiographiques, et No Home Movie (inédit en salles et faisant lointainement écho à son News From Home) sur sa mère, rescapée des camps, et dont l’état d’angoisse permanent aura sans doute toujours hanté la cinéaste et son cinéma.
Impossible de savoir l’entremêlement de raisons intimes qui ont poussé Chantal Akerman à mettre fin à ses jours, mais on ne peut s’empêcher d’y voir, symboliquement, un geste lié au basculement que nous sommes en train de vivre. Un changement d’ère où le cinéma tel que l’a connu, aimé et pratiqué Chantal Akerman devient de plus en plus minoritaire, où resurgissent les fantômes idéologiques les plus hideux du passé, où se délite la conception de l’Etat-providence qui avait pris son essor, justement, après la guerre. Cette nouvelle époque politique, économique et artistique n’était pas faite pour Chantal Akerman et nul doute qu’au-delà de ses failles personnelles, elle devait le ressentir fortement. C’est tragique. Mais l’œuvre reste, puissante, phare de l’âge moderne du cinéma aux côtés de Godard ou d’Antonioni, et on n’a pas fini de s’y ressourcer.
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