Morts et vifs. Du Dead man de Jim Jarmusch aux enfants en sursis du Kids de Larry Clark, les personnages sont des morts qui déambulent, ignorant s’ils sont déjà passés de l’autre côté. A 25 ans, la fréquentation de tels spectres peut laisser des traces : deuil de l’insouciance et premiers regards rétrospectifs sur sa […]
Morts et vifs. Du Dead man de Jim Jarmusch aux enfants en sursis du Kids de Larry Clark, les personnages sont des morts qui déambulent, ignorant s’ils sont déjà passés de l’autre côté. A 25 ans, la fréquentation de tels spectres peut laisser des traces : deuil de l’insouciance et premiers regards rétrospectifs sur sa vie.
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Au commencement étaient les vers. Les vers d’Ingeborg Bachmann, cette poétesse autrichienne morte dans son lit en 1973, consumée par les flammes. Cigarette oubliée ou autodafé, jamais on n’a vraiment su. « Je suis un mort qui déambule », disait-elle. Le mort-vivant n’est certes pas un petit nouveau dans le paysage artistique. Le cinéma et la littérature fantastiques en ont usé et abusé. On ne compte plus les retours de morts vivants. Il y a ceux (fantômes, vampires et autres damnés congédiés par l’au-delà) animés des plus mauvaises intentions. Puis ceux, plus discrets, qui ignorent qu’ils sont déjà passés de l’autre côté. Comme dans Carnival of souls (1962), le film culte de Herk Harvey. « Je suis mort, ne suis-je donc pas mort ? », s’interroge avec angoisse le héros de Marcel Béalu (Mémoires d’un mort, 1978). La mort, cette évidence, met du temps à s’imposer dans la conscience de ces trépassés de bonne heure (et dans la nôtre). Il suffit cependant d’attendre la fin du film, la dernière page du livre, pour être délivré. L’énigme se résout en quelques litres de sang. Tout cela n’était donc qu’un horrible cauchemar, une pure fiction.
Quand on est jeune, on sait bien que la mort n’existe pas et on est bien content d’avoir eu si peur. « Je suis un mort qui déambule » : cette certitude, malgré tout. La frontière entre vie et trépas s’amenuise au point d’en devenir poreuse, transparente comme une membrane de placenta. La mort est à l’oeuvre et apparaît, tout sourire, au coin de la rue. Sans crainte ni impatience, elle attend que quelqu’un croise son chemin. Pour faire un petit tour et puis s’en aller. Plus besoin de se déguiser en grande Faucheuse ou en spectre tout de noir vêtu : un regard dans le rétroviseur, elle est là, tranquillement, qui veille. Quant aux morts, ses enfants, inutile de les tirer d’un hypothétique enfer, ils sont déjà parmi nous. Où sommes-nous parmi eux ? Et entre eux et nous, il y a un air de famille. Quelque chose pourtant a changé, mais quoi ?
Fin 1995, début 1996, je ne me souviens plus très bien. Cette année-là, j’ai 25 ans, pas encore de quoi s’inquiéter vraiment. Entre Dead man de Jim Jarmusch et Kids de Larry Clark, nul air de ressemblance. On peut très bien adorer l’un et détester l’autre. A première vue, rien de commun entre le héros agonisant perdu dans l’Ouest mythique et les ados désoeuvrés traînant leur mal de vivre dans les rues de New York. Je me rappelle, durant les projections, beaucoup de gens riaient. Tandis que moi, je me récitais mentalement les vers d’Ingeborg Bachmann. « Je suis un mort qui déambule ». De la même manière que ces mots, certaines images se gravaient de manière définitive dans ma mémoire. Elles y sont encore, plus vivantes que jamais. Jim Jarmusch et Larry Clark se connaissent-ils ? S’apprécient-ils ? Estiment-ils leurs oeuvres respectives ? Finalement, peu importe. Je ne me suis pas projetée dans leurs personnages en vertu du sacro-saint principe d’identification. Ce sont eux qui se sont projetés en moi, s’engouffrant dans une blessure depuis longtemps béante, dont j’ignorais l’existence. Le film s’achève et on n’est pas délivré. Les lumières se rallument et on reste dans le noir. Les gens se lèvent et on n’arrive plus à bouger. L’énigme n’est pas résolue, l’écran demeure blanc, comme une nuit sans sommeil.
William Blake, le dead man de Jarmusch, et Jenny, la jeune héroïne de Clark, sont des personnages vierges. Des pages blanches sur lesquelles chacun peut apposer sa signature. Ils sont sans passé, sans avenir. On ne sait presque rien d’eux. Orphelin, Blake quitte sa ville de Cleveland pour se présenter à un emploi chimérique dans l’Ouest profond. Démuni face à la sauvagerie de ce nouvel environnement, il est amené à tuer un homme pour la première fois, ce qui lui coûtera la vie. Jenny est une adolescente qui gagne le sida en perdant sa virginité. Tous deux ne se définissent que par la mort qu’ils portent en eux. Une balle, un virus. Chaque instant devient question de vie ou de mort, déclenchant un suspens extrêmement prenant, parce que faussé dès le départ. En effet, on devine dès les premières images que ces deux condamnés à mort n’échapperont pas à leur destin. Fuyant les tueurs lancés à ses trousses, William Blake tente de sauver sa peau. Mais pendant que les morts s’accumulent sur son passage, le plomb remonte lentement vers son coeur. L’Indien Nobody, qui l’accompagne dans ce qu’il sait être son dernier voyage, n’est pas dupe. Certains naissent pour un heureux destin, d’autres sont promis à la nuit sans fin, lui rappelle-t-il en citant les vers de son homonyme anglais, le poète et peintre William Blake. Plus qu’un mort en sursis, Blake est la mort elle-même, ou plutôt l’image visible de la mort : sous ses traits épuisés, c’est un crâne grimaçant qui se dessine, un tas d’os parmi les autres.
La mort ne déforme pas le visage juvénile de Jenny : elle pose simplement sur ses yeux le voile d’une immense tristesse. Elle lui donne le regard de ceux qui en savent long, alors que pour les autres la roue continue de tourner. La mort suit son cours : tandis que Jenny part à la recherche de Telly, le garçon qui l’a contaminée, celui-ci s’apprête à faire une nouvelle victime grâce à quelques mots tendres. Désespoir de l’une, insouciance des autres. Jenny arrivera-t-elle in extremis à empêcher Telly de se livrer à son passe-temps favori, un dépucelage censé lui assurer la meilleure des petites morts ? S’écroulant parmi les cadavres de la soirée, canettes vides, mégots et corps endormis, elle ne fera rien. Corps livré sans défense à la mort, elle se fera à son tour son outil au moment où Casper, le meilleur ami de Telly, tentera d’abuser d’elle aux premières lueurs de l’aube, après avoir vidé les fonds de bouteilles. Au réveil, ne restera que la lie : « What happened' »
Chacun à leur façon, ces deux personnages entament leur voyage au bout de la nuit, tentant de se tenir debout en dépit de cette nouvelle blessure par où leur vie s’échappe, goutte à goutte. Le sang coule le long du bras de William Blake, se mêlant aux eaux du fleuve sur lequel l’emporte Nobody. Les yeux de Jenny se ferment tandis qu’elle se meut avec lenteur dans la boîte de nuit où s’agitent les gens de son âge, dont elle ne fait désormais plus partie. Les héros de Jim Jarmusch et de Larry Clark ont franchi la frontière : le temps s’est soudainement épaissi, il a cessé de couler entre leurs doigts, le sable s’est figé dans le sablier. Dans ce long et fulgurant tête-à-tête avec la mort, ils ont pris toute la mesure de la vie. Découvrant la dépouille d’un faon abattu, William Blake fait l’épreuve de sa propre vulnérabilité. Mettant le doigt sur sa blessure, il compare le sang de l’animal au sien : a-t-il même odeur, même saveur, même silence ? A la recherche de Telly, Jenny croise une petite fille qui lui tend sa poupée. Ce geste dérisoire lui arrache un sourire : à quoi bon ?
Péniblement, le soleil s’est relevé au-dessus de New York. A l’Ouest, il pleut, quelque part sur la mer.
Peut-être plus que tout autre événement, ces deux films auront marqué l’année de mes 25 ans. Une génération ? A présent, je regarde plus souvent dans le rétroviseur. J’ai 20 ans et des poussières, mais ces poussières commencent à former un tas considérable. Et pourtant, un souffle suffit à les disperser.
Par Laurence Brogniez
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