Dead man, un voyage mélancolique et burlesque du réalisme vers le mythologique, une fuite de la civilisation occidentale. Dans Permanent vacation, le premier film de Jim Jarmusch, on voyait un type zoner dans un New York désert, en passe d’être rendu à la végétation. A la fin, il quittait la ville sur un paquebot dont […]
Dead man, un voyage mélancolique et burlesque du réalisme vers le mythologique, une fuite de la civilisation occidentale.
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Dans Permanent vacation, le premier film de Jim Jarmusch, on voyait un type zoner dans un New York désert, en passe d’être rendu à la végétation. A la fin, il quittait la ville sur un paquebot dont la destination ne pouvait être que l’Europe. Dans ce film, plus minéral que minimal, Jarmusch filmait la calcification d’un monde qui a poussé trop vite pour pouvoir bien vieillir et faisait semblant de croire que l’Europe, parce qu’elle paraissait avoir toujours été vieille, pourrait être son refuge. Mais l’illusion fut de courte durée et dès Stranger than paradise l’équivalence entre l’Europe et l’Amérique fut établie. Les films parfaitement neurasthéniques qui suivirent, où végétaient dans un présent perpétuel des personnages indolents, confirmèrent cette désillusion. Ainsi Night on earth où Jarmusch filmait la Terre tel un village global bitumé et désolé, secoué au maximum par des hoquets de rire nerveux. Mélancoliques, ses personnages apparaissaient comme dépossédés d’un lien au monde et contraints, sans douleur mais sans joie non plus, à habiter des limbes plus « étranges que le paradis ». Et c’est précisément cette perte, qui ne s’exprime pas par un regret définissable mais par un sentiment confus de désincarnation, que Dead man scrute – à défaut d’expliciter. Ainsi le héros du film, William Blake (Johnny Depp) est-il, comme tous les personnages jarmuschiens, un intrus dans un monde où il ne trouve pas sa place. Dans son premier voyage, qui le mène vers l’Ouest, il expérimente la sauvagerie de l’homme blanc affranchi des lois (« stupid jucking white man », comme il est souvent répété), se fait tirer dessus, pour fuir enfin ce qu’il nomme l’enfer ; il entame alors un deuxième voyage, traversée du purgatoire, en compagnie d’un Indien-passeur nommé Nobody. Au terme du périple, naturellement, Se trouve le paradis. Une lecture occidentale (judéo-chrétienne) ne conviendrait pourtant pas au film tant il est, au contraire, nourri d’animisme et beaucoup plus proche à ce titre des conceptions des Indiens que de celles des Blancs. Il faudra bien reconnaître néanmoins que la figure de Blake connaît une évolution assez nettement biblique, se métamorphosant en une sorte d’ange exterminateur : diaphane, très calme avec sa balle près du cœur, indifférent à la douleur et invulnérable soudainement, il semble enfin en harmonie avec le monde qui l’entouré.
Daté et localisé (1850, Etats-Unis), Dead man est l’histoire d’une progression – ou bien d’une régression – dans un espace et un temps qui ne tiennent ni de la carte ni du calendrier. Le film d’une échappée imposée par un refus et un dégoût de la civilisation blanche et par une nostalgie de l’Amérique précolonisée. De la vision hyperréaliste du début (la ville de Machine comme un véritable cloaque, les faces de dégénérés des pionniers…), le film s’enrichit progressivement d’autres tonalités – absurde, burlesque, contemplative- pour finir complètement hébété. Multipliant les registres sans quitter l’épure du rythme, Jarmusch fait insensiblement basculer son film du réalisme vers le mythologique. Le long prégénérique qui impose avec insistance au spectateur le rythme de la locomotive n’est pas un maniérisme mais le passage obligé pour pénétrer dans le film, s’habituer à son pouls de plus en plus lent, ample et organique. C’est par ce tempo et par l’étrange consistance qu’il confère aux images de la nature que Dead man peut évoquer par moments La forêt interdite de Nicholas Ray ou La Nuit du chasseur. Western par nécessité plus que par choix, Dead man, film merveilleux, n’a rien du revival ou du pastiche. Le génie y est simplement le lieu propice à ce voyagea rebours qui n’est ni pessimiste ni mortifère – on rit beaucoup en le voyant – mais l’aspiration à un ailleurs ou les inadaptés pourraient trouver asile. Ainsi, Dead man éclaire a posteriori l’œuvre antérieure de Jarmusch et fournit une explication de la tristesse de ses personnages : ils voulaient être indiens.
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