Les chansons de Bruce Springsteen ont toujours été marquées par le cinéma, à tel point qu’elles ont fini par influencer le cinéma en retour. Un essai de la traductrice et springsteenienne Vanessa Hélain, « Broken heroes », se penche sur ce dialogue entre le rock et l’écran.
Si le lien organique entre l’écriture de Bruce Springsteen et le cinéma est chose archi connue et maintes fois repérée, curieusement, aucun essai ne s’était sérieusement penché sur la question (du moins en France). C’est désormais chose faire avec Broken heroes de Vanessa Hélain qui parait ces jours-ci aux éditions Rouge Profond.
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rock cinématographique
Le boss et le grand écran, c’est une affaire multiforme. Comme la musique en général, celle de Springsteen génère naturellement des images mentales. Par la structure de ses chansons, la tonalité de ses arrangements, ses variations de textures, le Jersey Devil a toujours accentué l’aspect « filmique » de son rock. Avec leurs ruptures de tons, leurs différents mouvements construits comme autant de séquences, leurs sonorités atmosphériques, des chansons comme Incident on 52nd street, Jungleland ou Racing in the streets évoquent irrésistiblement des films. Ensuite, Springsteen a régulièrement contribué au cinéma, soit en accordant aux producteurs et réalisateurs des chansons de son répertoire, soit en composant spécialement pour un film (ainsi de Philadelphia, Dead man walking ou The Wrestler, qui lui ont valu oscars et Golden Globes). Ces liens consanguins ont même abouti une fois à cette chose rare : une chanson qui devient un film, en l’occurrence, le sublime Highway patrolman (de l’album Nebraska) dont s’est emparé Sean Penn pour son premier film, le bon Indian runner.
Et quand Bruce s’est mis aux clips, il a fait appel à des cinéastes comme Brian De Palma, John Sayles ou Jonathan Demme. Enfin, et c’est peut-être le plus important, il y a les textes de Springsteen, extraordinairement vivants et précis jusque dans les moindres détails (noms propres, descriptions de lieux, de situations…), qui racontent toujours des histoires, qui empruntent à toute une banque de films (et romans) de tous genres et toutes époques et qui contribuent puissamment à faire des chansons et albums du Boss de véritables films auditifs (ou des recueils de nouvelles, voire une manière de « grand roman américain »). C’est essentiellement sur cet aspect cinétextuel que se focalise l’ouvrage de Vanessa Hélain, auteure qui démontre sa bonne connaissance du corpus springsteenien (et des films qui l’accompagnent) mais dont on regrette que l’écriture soit un brin scolaire et parfois redondante.
du rêve à la réalité
A chaque album, à chaque période springsteenienne, correspond un genre dominant du cinéma. Pour Greetings from Asbury Park et The Wild, The innocent & the E Street shuffle, le rockeur puise dans le cinéma de sa jeunesse, films de drive-in, beach movies, westerns (le titre The wild… est inspiré d’un western de série B), quand le cinéma était encore « innocent » et présentait des histoires manichéennes avec des bons et des vilains. Les spectateurs rêvaient, s’identifiaient aux héros de l’écran qui étaient vus comme des modèles. Dans ses textes même, Springsteen évoque clairement ce processus d’identification qui fait que l’on essaye d’imiter ses personnages favoris pour se donner une contenance, voire pour s’imaginer un destin. Avec Born to run, Bruce a 26 ans, le romantisme est toujours là mais la réalité et le monde adulte commence à s’insinuer, avec leur dureté, leurs désillusions. Springsteen s’en remet à deux genres canoniques, le road movie et sa puissance libertaire, et le film noir et ses ombres menaçantes. Le titre Thunder road est emprunté à une série B avec Mitchum, mix de road movie et de noir. Dans Thunder road ou Born to run (la chanson), le narrateur est prêt à fuir avec sa belle sur 2 ou 4 roues, alors que dans Backstreets, il confesse amèrement à son ex-ami (ou petite amie) « souviens-toi de tous ces films qu’on allait voir, Terry, essayant de marcher comme les héros qu’on croyait être, avant de s’apercevoir qu’on était comme tout le monde« . Tout l’album est construit sur cette tension entre rêverie romantique encore possible et sombre réalité.
Avec Darkness on the edge of town puis The River, le chanteur approche la trentaine, il a enduré un procès de deux années avec son ancien manager qui l’a momentanément privé de ses droits artistiques, d’où la teneur sombre et rageuse de ces albums. Les personnages ont vieilli avec le chanteur, le rêve est fini, place aux questions lourdes de la vie adulte : le travail, le chômage, le couple, les responsabilités, les rapports père-fils, la vie monotone et aliénante. Les influences ciné viennent toujours du film noir (La Griffe du passé) mais aussi du cinéma social (A L’est d’Eden, Blue collar), ou d’un mix des deux (Mean streets, Taxi driver). Seule lueur dans la condition ouvrière, l’énergie des samedis soirs et du rock’n’roll, dernières instances d’une possible rédemption. The River est entièrement bâti sur cette dichotomie entre la mélancolie prolétaire et l’exultation des plaisirs simples de fin de semaine.
Noir c’est noir
Nebraska et Born in the USA incarnent la période la plus sombre de la disco/filmo springsteenienne. Nebraska est comme un long cauchemar dont les protagonistes sont divers exclus et marginaux du rêve américain : gosses de prolos, ouvriers, chômeurs, misfits, zombies, tueurs en série, tous perdus dans la lumière noire de la solitude, de la pauvreté et de l’isolation. Springsteen est ici sous influence James Cain, Jim Thompson, Flannery O’Connors, mais aussi du cinéma de serial killer ou d’un classique comme La Nuit du chasseur. C’est sur Nebraska que figure Highway patrolman dont s’emparera Sean Penn. Quand à la chanson Nebraska, elle est le pendant du Badlands de Terrence Malick (et titre d’une autre chanson du Boss), s’inspirant du même fait divers, la cavale meurtrière de Charles Starkweather et Caril Fugate, deux adolescents, à la fin des années cinquante.
Même tonalité crépusculaire dans Born in the USA avec en prime un nouveau thème d’inspiration : la guerre du Vietnam. Le jeune Bruce en avait été exempté mais pas certains de ses copains d’enfance qui ne sont jamais revenus. Sa rencontre avec le vietnam vétéran pacifiste Ron Kovic a fait le reste. Springsteen pique le titre Born in the USA à un scénario de Paul Schrader (qui deviendra Light of day) alors que des films comme Rambo ou Voyage au bout de l’enfer infusent la chanson et l’album. Le chef-d’oeuvre de Cimino est sans doute le film qui s’accorde le mieux à l’imaginaire springsteenien et qui donne l’idée la plus exacte de l’univers du chanteur à ceux qui ne le connaitraient pas ou mal. Peu après cet album, Oliver Stone signe Né un 4 juillet (titre doublement springsteenien) d’après l’autobiographie de Ron Kovic, nouveau pendant cinéma à un disque du Boss.
https://youtu.be/9ylNk3L51ZE
Vanessa Hélain termine son étude par The Ghost of Tom Joad, album écrit sous la lumière des Raisins de la colère, le film et le roman. Chez Steinbeck et Ford, les gens dépossédés étaient les fermiers du midwest. Springsteen transpose leur sort dans les années 90 et à la frontière américano-mexicaine. Les grands exclus de nos temps sont les émigrés qui fuient la misère et le manque d’avenir de leur pays, bravant tous les dangers. (Le désert américano-mexicain a aujourd’hui son équivalent en Europe, la mer Méditerranée). Au milieu de ces chansons sur la tragédie de l’immigration latino, le Boss glisse encore quelques pépites noires sur des couples en cavale façon série B à la Gun crazy. Car l’univers cinéphile du Boss a toujours concilié grands classiques et séries B, films anciens et contemporains, oeuvres connues ou méconnues. Ce qui les réunit, c’est leur aspect critique, leur tension entre rêve et réalité, leur façon de remettre en question le grand récit idyllique officiel et mensonger du Rêve américain (« un rêve est-il un mensonge s’il ne se réalise pas ? » a écrit Bruce dans le classique The River). Du moins veut-il toujours croire à cet horizon utopique mais ne supporte pas que l’on cache la réalité américaine passée ou présente qui prouve chaque jour que l’Amérique est encore très éloignée de ce fameux rêve. Entre la légende et la réalité, Springsteen hésite, mais comme Ford (cinéaste qu’il admire entre tous), il penche vers la réalité.
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