C’est la question que nous avons posée à 25 critiques de cinéma. En leur précisant de répondre du point de vue de leur pratique. Quels films leur ont donné des envies d’écriture ? Par lesquels se sont-ils sentis choisis ? Aujourd’hui les réponses de Jean Narboni, Marie Sauvion, Marcos Uzal, Timé Zoppé et Serge Kaganski.
Serge Kaganski : Mulholland Drive de David Lynch
J’aurais pu choisir Les Amants du Pont-Neuf, La Sentinelle, Reservoir Dogs, Do the Right Thing, Goodbye South Goodbye, King of NY, Hana-bi, Casino, Conte d’automne, La Promesse, Histoire(s) du cinéma, In the Mood for Love, Elephant, Fargo, Collateral, Blissfully Yours, La Vie d’Adèle, La Flor ou… Lost Highway. Tous m’ont donné la sensation d’une bascule dans le cinéma, d’un mouvement dans mon regard de spectateur, d’une riche matière à réflexion critique, prolongés par l’écriture d’un texte ou la rencontre avec l’auteur.
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Mais en soupesant tout, c’est Mulholland Drive qui s’impose : pour la vibration pure, immédiate, impulsée dans mon corps et ma tête par son scénario plein de mystères et son esthétique anxiogène, sensuelle, jouissive, sans oublier son splendide duo d’actrices et tous les fantômes de cinéma qui habitent explicitement ou implicitement ce film, lors d’une première vision ressentie comme un séisme cinéphile. Pour le plaisir plus réflexif et long en bouche que m’ont procuré l’écriture de sa critique, puis des visions successives où la pliure du film, son récit torsadé en boucle et sa dimension méta ouvraient à de multiples lectures et interprétations.
Et parce que j’ai accompagné ce film en interviewant David Lynch chez lui (un bloc en-dessous de Mulholland drive) et en effectuant un reportage avec la photographe Laure Vasconi sur les principaux lieux du tournage. Enfin, peut-être aussi parce que j’ai vécu quatre années à Los Angeles, accolant une réalité prosaïque quotidienne à l’imaginaire puissant secrété par cette ville : jointure/disjointure parfaitement exprimée par le film.
Cofondateur des Inrockuptibles, Serge Kaganski en a créé puis dirigé les pages Cinéma. Après avoir quitté le magazine en 2018, il collabore à Transfuge. Il est l’auteur d’un ouvrage sur Alfred Hitchcock.
Marie Sauvion : La Leçon de piano de Jane Campion
Le mercredi de sa sortie, je me rue sur la Palme d’or, malgré ma hantise des films de jungle (sauvagerie et moiteur hallucinées, Klaus Kinski ma kryptonite). La vision du piano sur le sable me foudroie, je me noie dans la musique, Ada la muette me murmure des secrets inavouables. Moi qui admire alors essentiellement des réalisateurs, connaissant à peine Varda, pas du tout Akerman, j’accoste un continent neuf (et pourtant familier). En 1993, je débute aux pages télé d’un quotidien populaire où seuls des hommes chroniquent les films – “Il faut en avoir vu 5000”, professe mon rédacteur en chef, qui tire ce chiffre d’un chapeau trop grand pour mes 23 ans. Je n’écrirai donc pas une ligne sur ma modeste épiphanie, mais la leçon (l’accolade, en réalité) de Jane Campion s’ancre, indélébile : le cinéma parle aussi depuis ma rive.
Marie Sauvion est rédactrice en chef adjointe du service cinéma de Télérama et chroniqueuse au Cercle de Canal+
Jean Narboni : Les Carabiniers, de Jean-Luc Godard
Vu à Paris dans une salle vide, au sortir de la guerre d’Algérie, d’où je venais (l’Algérie, pas la guerre). J’y avais fait de très sérieuses universités au ciné-club de Barthélemy Amengual, mais je ne pensais pas que chose pareille pût exister, même après les burlesques saccageurs du muet et La Soupe au canard : un film de guerre en forme de farce cruelle, apologue dessiné à gros traits, mais terriblement charnel, conduit par deux imbéciles recrutés pour des combats prometteurs de richesses et de jouissances, d’autant plus dérisoires d’être, comme leurs compagnes, affublés de noms mythologiques, Michel-Ange, Ulysse, Vénus, Cléopâtre.
Désastre commercial et lapidation critique quasi unanime. Godard se vantait même que le film eût fait plus de sorties que d’entrées. Démonstration : à la séance de 14 heures – le cinéma étant alors permanent–, deux spectateurs dont l’un, arrivé en retard, reste pour voir le début du film à la séance suivante ; à 16 heures entrent deux spectateurs, et les trois sortent un quart d’heure plus tard.
À l’époque, je ne voyais rien de comparable à ce film, sinon en littérature Alfred Jarry avec ses guignols inquiétants, sa férocité burlesque dont Apollinaire écrivait que “la trivialité y ressortit au goût même et, par un phénomène inconcevable, devient nécessaire”.
Le film, trompeur, peut paraître un condensé d’art brut. Pourquoi faire raffiné, en effet, quand on peut faire grossier ? Presque tout le monde s’y est laissé prendre. Et pourtant, quel soin apporté dans la recherche d’un grain de la photo retrouvant l’orthochromatique des films primitifs ; quel acharnement d’exactitude dans le rendu sonore des différentes armes à feu ; quel souffle donné par une musique de cirque, flonflons et orgue de barbarie, dont Godard avait demandé au très sérieux Philippe Arthuys qu’elle semble émaner du cerveau de ses deux mercenaires abrutis ; quelle étrangeté dans le parler faux de ce quatuor de crétins buñueliens.
La guerre, ici à nu, est impitoyablement dépouillée de ses fastes. Pas la moindre trace d’héroïsme ou d’humanité, aucune idéalisation et plus troublant encore, aucune condamnation convenue du genre “quelle connerie la guerre” : rien que le fait brut de la connerie guerrière en action (ce pourquoi le film a été en son temps qualifié de fasciste). Règnent sans partage le pillage, les meurtres, la chasse aux femmes, les destructions, la bêtise satisfaite et l’horrible joie des bourreaux.
J’ai montré Les Carabiniers au Café des images d’Hérouville il y a un an, plus d’un demi-siècle après sa sortie et quelques mois après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le public conquis a souligné sa force et son actualité. Ce n’est que justice.
Rédacteur des Cahiers du cinéma depuis 1963, Jean Narboni en a été rédacteur en chef de 1968 à 1972. En 1980, il crée avec Gallimard la collection Cahiers du cinéma (qui publie entre autre La Chambre claire de Roland Barthes), puis dirige les éditions des Cahiers jusqu’en 1986. Il est l’auteur d’ouvrages sur Naruse, Fuller et Chaplin.
Timé Zoppé : Toni Erdmann de Maren Ade
En 2016, c’est mon premier Cannes en tant que rédactrice à TROISCOULEURS. Vers la fin du festival, je me retrouve, indéridable, coincée au balcon d’une salle De Bussy, morte de rire pendant 2 h 30. À l’écran, Toni Erdmann de Maren Ade déploie la relation subtile entre une working-girl matrixée par l’ultralibéralisme et son grand farceur de père. Je sens bien que tout m’intéresse, qu’il y a partout matière à analyse, que les scènes sont à double voire triple fond. Mais pour l’heure, tout est noyé dans un fou rire collectif généré par des blagues de coussin-péteur en costume de yéti et affreux dentier, et je vis cette ambiance de projection comme une injonction.
À la sortie, à la pizzeria du port, mes rédactrices en chef de l’époque, Juliette Reitzer et Raphaëlle Simon, me font part de leur admiration totale pour le film, et je réfléchis. Le génie de Toni Erdmann mettra encore des mois à infuser en moi. Il faudra que je le revoie à sa sortie, dans une petite salle parisienne presque vide, pour me délivrer du sentiment de devoir performer une réaction précise, enfin rire (beaucoup) et l’adorer sans réserves. J’ai alors saisi le fabuleux projet méta de Maren Ade, celui de dérouter ses spectateurs, comme ce père fictif avec sa fille, pour faire vibrer des choses enfouies. Et venir travailler à la fois la spontanéité de la réaction – parfois difficile à conserver en tant que critique – et la réflexion sur cette réaction, dans un mouvement très organique et joyeux.
Timé Zoppé est rédactrice en chef du magazine TROISCOULEURS. Elle y a notamment créé la rubrique Queer Gaze.
Marcos Uzal : La Flor de Mariano Llinás
La Flor de Mariano Llinásest à mon sens le film le plus excitant des années 2010, et pas seulement à cause de son inhabituelle durée de 13 h 34, mais pour son invention constante, ses jeux infinis avec les récits et les formes. Être le contemporain d’un tel film, c’est éprouver le sentiment devenu très rare d’assister à une réinvention du cinéma. Réinvention qui, en l’occurrence, embrasse toute l’histoire de cet art. C’était d’autant plus enthousiasmant et attachant que l’ambition ogresque de La Flor se double d’un amateurisme souverain.
J’ai découvert le film lors de l’édition 2018 du festival de Locarno, où il s’imposa comme un véritable phénomène. J’écrivais alors pour Libération, et les retours dithyrambiques de la presse française (Libé, Les Inrockuptibles, Le Monde, Télérama…) imposèrent d’emblée son importance et jouèrent un rôle déterminant dans sa recherche d’un distributeur. Ce sentiment d’être plus utile qu’à l’accoutumé se prolongea lorsque Libération, grâce à l’insistance de Julien Gester et Didier Péron, mit carrément le film en une du journal le jour de sa sortie. Nous avions eu la chance que ce mercredi-là (5 mars 2019) aucun évènement grave ou imprévu ne vienne empêcher qu’un film argentin de 814 minutes produit et réalisé dans les marges par une bande de joyeux pirates (El Pampero Cine) apparaisse comme la grande nouvelle du jour. Ce fut une fierté et une jubilation.
D’abord rédacteur des revues Trafic et Vertigo, Marcos Uzal est devenu critique de cinéma à Libération en 2017. Depuis 2020, il est rédacteur en chef des Cahiers du cinéma
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