C’est la question que nous avons posée à 25 critiques de cinéma, en leur précisant de répondre du point de vue de leur pratique. Quels films leur ont donné des envies d’écriture ? Par lesquels se sont-ils sentis choisis ? Aujourd’hui les réponses de Gérard Lefort, Hélène Frappat, Ariane Allard, Josué Morel et Sandra Onana.
Hélène Frappat – Haut bas fragile de Jacques Rivette
“1995 : je vais voir Haut bas fragile à la première séance. C’est le printemps, ou bien est-ce le printemps parisien du film, avec son averse finale, qui est devenu à jamais pour moi le printemps ? Depuis ma découverte de Paris nous appartient à l’adolescence, j’ai décidé que j’écrirais un livre sur Jacques Rivette. Je vois Haut bas fragile une fois, deux fois, trois fois. Je vis dans le film. Depuis cette maison dont j’ouvre les tiroirs, remplis de secrets que je fais miens, peuplée d’habitantes devenues mes amies, mes doubles, j’écris mon premier texte pour la revue Trafic. C’est un commencement et un dénouement : je n’écrirai jamais sur ; je ne suis pas une critique qui aime critiquer les films. Avec Haut bas fragile, je deviens l’écrivaine que je désirais être enfant, survivant dans les livres, existant dans les films. Écrire dans, c’est chercher la vérité dans la fiction. En 2001, après avoir lu le livre que je lui ai consacré, Jacques Rivette m’a envoyé une lettre pour me remercier de l’avoir transformé en personnage de fiction.”
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Hélène Frappat a été rédactrice à La Lettre du cinéma, puis aux Cahiers du cinéma. Philosophe de formation, autrice de romans, elle a écrit de nombreux ouvrages sur le cinéma dont le dernier, Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, est sorti récemment.
Gérard Lefort – Une chambre en ville de Jacques Demy
“En 1982, à quelques semaines d’intervalle, je lis pour la première fois Une chambre à soi de Virginia Woolf et je vois pour la première fois Une chambre en ville de Jacques Demy. Deux fois une première fois, ce qui est une définition de l’amour heureux. D’autant que de Virginia à Jacques, je vois le rapport qui sera pour toujours mon rapport critique au cinéma. Parler d’un film pour parler d’autre chose. Des tableaux, des musiques, des livres, des souvenirs, des fantômes, des ritournelles. Le texte de Woolf est un essai féministe. Le film de Demy est une fiction elle aussi du côté des femmes : Edith (Dominique Sanda), sa mère la baronne (Danielle Darrieux) et sa rivale la timide Violette (Fabienne Guyon). Et, coup de génie, l’homoérotisation de l’ouvrier François Guilbaud qui transite par une féminisation de Richard Berry.
D’une chambre à l’autre, la chambre à soi de Jacques Demy est une chambre froide dans l’appartement de Danielle Darrieux. Une pièce manquante et fermée à clef qui fut celle du fils de famille dont il est chanté comme un crève-chœur qu’il s’est tué dans un accident de voiture sur la route de Paris. Ce cénotaphe est une chambre noire qui encourage mes projections privées, ma pavane pour un infant défunt. Comment était-il, ce garçon perdu ? Forcément beau puisqu’il est le fils de Darrieux et le frère de Sanda. Certains soirs, il vient me rejoindre dans ma chambre en ville.”
Gérard Lefort a écrit au quotidien Libération de 1979 à 2014 et en a dirigé le service cinéma du milieu des années 1980 au début des années 2000. Il écrit aujourd’hui sur la littérature et le cinéma aux Inrockuptibles. Auteurs de romans et de livres sur le cinéma, il a également coécrit une BD chez Casterman sur l’histoire de Libé.
Sandra Onana – Le Gang des bois du temple de Rabah Ameur-Zaïmeche
“Parce qu’il m’a donné l’impression que c’était une sorte de privilège d’assister à son surgissement, qu’il fallait “en être”. Surtout parce que ça débordait l’envie de le traduire en texte critique, ou d’essayer de comprendre d’où venait l’effet que me faisait le film. C’est comme s’il n’invitait à rien d’autre que le vivre au présent, on se sentait frappé par l’évidence que le film comptait et compterait après, a fortiori dans une œuvre qui ne me parlait presque pas jusqu’ici. J’aurais aussi bien pu dire Ne croyez surtout pas que je hurle en 2019 mais je crois que je ne me sentais pas encore si critique que ça à l’époque.”
Sandra Onana est critique de cinéma et journaliste culture au quotidien Libération depuis 2019.
Josué Morel – Les Aventures de Tintin : le Secret de la Licorne de Steven Spielberg
“Je ne vois pas d’horizon plus exaltant pour la critique que de s’emparer d’une forme résolument neuve, d’ici et maintenant. Il me semble que le grand fait esthétique récent, qui a produit ces dernières années le plus de films mutants, bizarres, hétérogènes et inventifs, reste l’avènement du numérique (et les innovations qui l’ont accompagné : perfectionnement de la 3D, performance capture, 120 images par seconde, etc.). J’aurais pu choisir plusieurs titres emblématiques de la frénésie plastique qui a caractérisé en la matière les années 2010 : Adieu au langage de Jean-Luc Godard, Twin Peaks: The Return de David Lynch, ou même les passionnants courts et moyens métrages de Jacques Perconte. Mais un film plus que d’autres a éveillé chez moi une sorte de désir critique fondateur, alors que je commençais tout juste à bricoler mes premiers textes : Les Aventures de Tintin de Steven Spielberg, dont l’hybridité et la suprême liquidité (le film contient, avec Titanic, les plus beaux morphings au monde) font des images une glaise désormais totalement malléable. J’ai rarement senti à ce point l’impression de voir un film repousser les limites de ce que le cinéma, en tant que machine perpétuellement remise sur le métier, est en mesure d’accomplir. Peut-on rêver plus bel Eldorado pour un critique ?”
Josué Morel est rédacteur pour la revue numérique Critikat depuis une dizaine d’années et en occupe la rédaction en chef depuis 2019.
Ariane Allard – Certain Women de Kelly Reichardt
Ce fut comme une apparition… Cela faisait déjà plus de 15 ans, pourtant, que j’écrivais sur le cinéma lorsque j’ai découvert Certain Women, le sixième long métrage de Kelly Reichardt, au Festival de Deauville en septembre 2016. Ces quatre femmes ordinaires, à la fois lasses et sublimes, qui, chacune, tentent de s’extraire. Non pas seulement de leur vie foireuse mais du regard que l’on jette (à peine) sur elles. Ces quatre comédiennes. Cette façon unique de marier la litote à un cinéma de pure mise en scène. Ces montagnes frileuses, ces bourgades atones, ces parkings déserts qui racontent l’envers du rêve américain au bon endroit (go West, qu’ils disaient !). J’ai vu beaucoup d’autres films depuis, mais je n’ai jamais pu oublier cette balade triste. Elle m’a confirmé la justesse foudroyante du “female gaze”, dès lors qu’il combine esthétique et politique, et s’est imposée, depuis, tel un point cardinal dans mon parcours de cinéphile comme dans mon travail de critique. Less is more, yes indeed Kelly
Ariane Allard est critique de cinéma pour Positif, Causette et Psychologies Magazine. Elle est aussi chroniqueuse régulière du Masque et la Plume.
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