Dans la famille des grands cinéastes américains, où ranger Brian De Palma ? Tour à tour réalisateur de films noirs ou fantastiques, inventeur de blockbusters ou adorateur d’Hitchcock, il sort aujourd’hui le splendide et rêche Passion, loin du faste hollywoodien des années Scarface ou Mission:Impossible. C’est un homme lucide sur lui-même et sur son époque, réfractaire à toute comédie sociale, qui raconte ici son cinéma et celui de ses contemporains.
Entretien – On est surpris de vous voir tourner un remake de Crime d’amour d’Alain Corneau. Qu’est-ce qui vous a particulièrement attiré dans ce film ?
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Brian De Palma – Les deux personnages féminins et la rivalité qui les anime. J’aimais l’idée que ces deux femmes soient toutes les deux suspectées du meurtre. Il me plaisait de distiller un tas de pistes et d’indices qui se révèlent tous incertains, voire erronés. Le film de Corneau révèle l’identité du (ou de la) coupable à la moitié du film, je trouvais que ça tuait le suspense trop tôt. J’en ai repoussé la révélation jusqu’à la fin pour garder le spectateur dans l’incertitude et faire en sorte qu’il se pose des questions jusqu’au bout. Enfin, de façon plus précise, cela faisait longtemps que je voulais juxtaposer le ballet L’Après-Midi d’un faune à une scène de meurtre.
Vous semblez plus attiré par les possibilités formelles que permettait ce film que par l’histoire elle-même…
C’est vrai, j’aime filmer de beaux endroits, de belles femmes. La danseuse de ballet était très élégante dans ses mouvements, j’ai adoré ça. La beauté visuelle m’a toujours attiré.
Après la première du film à Toronto, vous avez déclaré que la beauté avait disparu du cinéma. Alors, que s’est-il passé ?
D’abord, les grands cinéastes classiques ont disparu : ils sont morts ou retraités. Ensuite, on dirait que le public contemporain ne sait plus apprécier la beauté dans les films, voire se fiche de cet aspect. Du coup, presque plus aucun producteur ou réalisateur ne prend le temps de montrer de la beauté. Chercher la beauté, créer de la beauté, ce n’est pas rentable, ça n’a pas de justification économique. De plus, avec la technologie numérique, c’est rapide et facile de produire une image lisse et propre. Il y a comme une malédiction de la télévision : désormais, on pense télé, on ne pense plus grand écran, et ça se ressent dans tous les domaines, dans le choix des décors, le physique des acteurs, la façon dont ils sont éclairés.
Vous pensez que la plupart des films contemporains sont des téléfilms ?
Oui ! On voit toujours les mêmes tics de caméra portée, d’images tremblantes et on ne sait pas pourquoi. Pourquoi un lieu devrait-il être filmé par une caméra qui bouge ? Ça me dépasse. J’ai l’impression que l’on ne réfléchit plus à la façon de filmer des lieux tridimensionnels et j’en suis interloqué.
Les critiques américains ont été très durs avec Passion. Cela vous importe-t-il ?
Non. La plupart des critiques ne regardent pas les films, ils les écoutent. Ils prêtent attention au dialogue, au récit, pas à la manière dont c’est filmé.
Et comment expliquez-vous que la critique française persiste à vous soutenir ?
Les critiques français continuent de regarder les films au lieu de simplement les écouter ! Peut-être qu’ils voient mieux mes films parce que l’anglais n’est pas leur langue maternelle, que sais-je ?
Dans son scénario et sa mise en scène, Passion intègre les nouvelles technologies, les écrans multiples… Or, vous avez déclaré que les gens regardent leurs écrans au lieu de regarder la réalité. Quel est votre rapport au numérique ?
La technologie n’est qu’un outil. Parfois elle est utilisée à bon escient, parfois elle distrait ou détourne de l’essentiel, parfois elle est néfaste. Vous savez, je viens de là, j’étais dans le design d’ordinateurs avant de devenir cinéaste, donc je suis parfaitement conscient des avancées technologiques, et inutile de vous rappeler que je les ai souvent utilisées dans mes films, je sais qu’elles influent sur la façon dont nous voyons les choses. Prenons les smartphones : aujourd’hui, presque tout le monde marche dans la rue le regard plongé dans son téléphone au lieu de regarder la rue, ce qui est quand même un peu étrange… Dans Passion, j’ai détourné une vraie campagne de publicité pour une marque de smartphones, avec cette idée de placer un téléphone dans la poche arrière du pantalon d’une jeune femme, photographiant ainsi les passants qui matent son cul. Aujourd’hui, tout le monde possède une caméra par le biais des smartphones, c’est très bien d’un point de vue sociologique mais cela signifie la fin des beaux travellings, des plans travaillés, des séquences d’action soigneusement composées. Tout ce que j’aime dans le cinéma semble disparaître pour toujours.
L’un de vos thèmes favoris, c’est le voyeurisme, la surveillance – regarder et être regardé. Le numérique n’est-il pas de nature à nourrir votre inspiration sur ces thèmes ?
Ouais, ouais, ouais… Mais ce qui m’intéresse, c’est de voir ces jeunes filles dans leur chambre qui passent leur temps à écrire leurs journaux intimes sur le net. Je ne sais pas qui ça peut intéresser, mais on dirait que désormais tout le monde veut entrer dans l’écran. Et si on n’a pas la possibilité d’entrer dans l’écran de cinéma ou dans celui de la télé, on essaie l’écran de l’ordinateur.
Êtes-vous un internaute compulsif, un habitué de YouTube ?
Pas spécialement. J’aime surtout le cinéma. Quand je vivais à Paris, j’ai revu sur mon ordinateur un grand nombre de films des années 30 et 40. Je vois beaucoup de films quand je suis à Paris parce que je suis coupé de la télé américaine, des news… Et si je ne peux pas capter TCM, ma chaîne préférée qui diffuse des classiques du cinéma, je vais fureter sur internet pour trouver quelque chose à regarder.
Où en êtes-vous avec Hollywood ?
Je reçois occasionnellement des propositions, des scénarios, mais rien qui m’intéresse suffisamment pour que je m’y investisse. J’ai fait beaucoup de films, à Hollywood et en dehors, et, pour le moment, je ne vois pas trop ce qui pourrait me décider à y revenir. Les décideurs hollywoodiens sont trop orientés par l’argent, et puis les films qu’ils veulent produire sont de la science-fiction, de l’aventure-action, et ces genres ne m’intéressent plus. J’ai fait ce type de films dans les seventies, pourquoi y retournerais-je ?
Où en est votre projet de film avec Jason Statham ?
J’avais commencé à travailler dessus avec une scénariste française, Natalie Carter. Ça se passe à Las Vegas, mais je trouve que l’histoire est un peu déphasée parce que le Vegas d’aujourd’hui n’est plus celui des années 80. Je leur ai dit qu’ils fassent ce qu’ils veulent et j’ai laissé tomber.
Qui aimez-vous parmi la nouvelle génération de cinéastes ?
Il y a un groupe de jeunes réalisateurs avec qui je traîne souvent et dont j’aime le travail : Noah Baumbach, Wes Anderson… Les frères Coen me fascinent depuis toujours, Tarantino également…
Christopher Nolan ?
J’ai plutôt aimé Inception, mais je trouve qu’il fait trop de Batman ! Ce n’est pas possible de rester dans le système des studios, d’enquiller tous ces sequels, et de prétendre que vous allez progresser comme cinéaste.
Continuez-vous à suivre les films de ceux de votre génération, Coppola, Spielberg, Scorsese, etc. ?
Pas vraiment. Je préfère les films des jeunes mentionnés précédemment. Ceux de ma génération sont tous différents et ont suivi des routes différentes. Moi, j’étais celui qui était en marge du système, aujourd’hui, je suis encore celui-là, et je fais des films indépendants. George (Lucas), Steven (Spielberg), Francis (Coppola) ont bâti des empires ! Bâtir un empire, concurrencer les studios, ça ne m’a jamais intéressé. Eux sont devenus immensément riches afin de faire exactement ce qu’ils veulent. Je ne regarde plus beaucoup leurs films et je ne les vois plus très souvent. Je traîne avec les plus jeunes, avec Wes Anderson, Tarantino, nos relations sont plus coopératives. On se passe nos scénarios, on échange des avis, un peu comme ça se passait avec Coppola, Scorsese ou Lucas il y a quarante ans.
Êtes-vous intéressé par la 3D, par la performance capture ?
Ce sont juste des techniques de marketing pour vendre des lunettes 3D et des tickets plus chers. Le split-screen, le travelling au Steadycam, ça, ce sont de vrais outils d’écriture cinématographique. Ce qui compte, c’est de réinventer l’écriture avec les nouvelles technologies. Cela dit, Cameron a fait un super travail dans Avatar, il a vraiment réfléchi à l’utilisation de la 3D. Mais il est l’exception qui confirme la règle. La plupart des films en 3D servent juste des intérêts économiques. Pour le moment, je n’ai pas réfléchi à faire un film en 3D. Je soupèse chaque projet car à mon âge, je sais que je ne ferai plus tant de films que ça.
Avez-vous vu Mission: Impossible – Protocole fantôme, qui semble un hommage à votre Mission: Impossible ?
Je l’ai vu, mais je ne suis vraiment pas intéressé par ces affaires de sequels, je pense que c’est un gâchis pour les réalisateurs, il vaut mieux aller de l’avant, créer de nouvelles histoires. J’ai fait Mission:Impossible, très bien. Que dire d’autre ? En refaire un ? Certainement pas !
Redacted a reçu de bonnes critiques en France, mais n’a pas été un succès, notamment aux États-Unis. Pour quelles raisons ?
Je n’en crois pas mes oreilles que vous me posiez cette question ! Pourquoi Redacted n’a pas connu le succès aux États-Unis ?!? Vous plaisantez ?! J’y dénonce l’armée américaine, personne n’a jamais fait ça ! Et plus qu’une critique de l’armée, c’est une critique de notre politique étrangère en Irak et en Afghanistan, c’est une critique des erreurs gigantesques de Washington ! Il est manifeste que les Américains ne veulent pas entendre parler de ça. Certes, il existe une minorité qui s’informe et qui a un point de vue critique sur notre politique. Mais critiquer nos soldats, notre armée, c’est un sacrilège. Pourtant, nos troupes commettent des atrocités dans des contrées lointaines, elles tuent, torturent et violent. Outrages a également été un échec commercial, pour les mêmes raisons.
Vous semblez dégoûté par la politique américaine de ces dernières années…
Nos aventures au Moyen-Orient ont été désastreuses ! On se sent impuissant face à ça. J’aimerais bien que l’argent de mes impôts cesse de financer ces guerres stupides et meurtrières.
L’élection puis la réélection de Barack Obama ne sont-elles pas des réponses du peuple américain à cette politique ?
L’administration Obama est à coup sûr meilleure que l’administration Bush, mais ça ne suffit pas, nous sommes toujours en Afghanistan.
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