Près de cinquante ans après sa mort, la trilogie de mythes de l’immense cinéaste italien n’a rien perdu de son actualité.
“C’est une histoire un peu compliquée, parce qu’elle est faite de choses et non de pensées”, annonce le centaure Chiron à son disciple Jason au début de Médée. Voilà l’une des nombreuses portes d’entrée pour tenter de déchiffrer la trilogie de mythes vers laquelle s’est tourné Pier Paolo Pasolini durant les années 60, avec L’Évangile selon saint Matthieu (1964), Œdipe roi (1967) et Médée (1969).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Des histoires primitives, sacrées et païennes, qui ont fondé le socle de la culture occidentale, le cinéaste écarte toute portée psychologique. Des “choses” et non des “pensées”, qui s’enchaînent mécaniquement, produisant ces célèbres destins connus de tou·tes.
Des récits millénaires, miroirs du monde contemporain
Dans ses trois essais proches du cinéma abstrait et expérimental, Pasolini déploie des récits souvent sans parole (limitant là encore leur teneur psychologisante), à la beauté radicale, mais dont l’ensemble ne paraît pas aussi intimidant qu’il pourrait y sembler au départ. Il y a, chez le cinéaste, une vigueur viscérale et hypnotique dans la caméra, un attrait incommensurable pour produire des images gorgées de symbolisme, qui reflètent la complexité de sa pensée, riche parce que contradictoire (on y trouve autant un intérêt pour Freud, que pour le marxisme et le christianisme). Surtout, les récits millénaires et inauguraux sont redessinés et réinterprétés pour former un puissant miroir du monde contemporain.
Dans Médée, Pasolini insiste sur les motifs religieux et culturels du mythe, éléments assez secondaires dans la pièce d’Euripide. Médée, prêtresse du Soleil en Colchide, accomplit des rituels de sacrifices humains au début du récit. Elle est ensuite enlevée de son pays et de son peuple, et se voit imposer une nouvelle religion et les croyances qui l’accompagnent. Elle est, à plusieurs reprises, déshonorée par ceux de sa nouvelle maison et fait appel à ses dieux natifs (le soleil) pour leur imposer une terrible vengeance. Généralement considérée comme moralement odieuse, la vengeance de Médée, sublimée par l’interprétation de Maria Callas, devient ici complètement compréhensible. L’inexplicable infanticide n’est plus le centre du récit, c’est le destin d’une étrangère jetée dans une culture qui ne veut pas d’elle.
Dans L’Évangile selon Saint Matthieu les miracles du Christ sont éludés, sa crucifixion est expéditive. Son génie vient davantage de la puissance de sa parole que des phénomènes surnaturels auxquels Pasolini ne croit sûrement pas beaucoup. Se dessinent, dans la bouche du prophète, les fondements d’une pensée marxiste qui célèbre le partage des richesses et l’abolition de la propriété privée.
Cette pensée de gauche et anti-bourgeoise trouve son point d’acmé à la fin d’Œdipe roi, lorsque le héros tragique erre les yeux crevés dans les rues d’une Bologne contemporaine, alors que tou·tes les passant·es l’ignorent. Pasolini s’identifie directement à cette figure de l’aveugle, qui parvient pourtant à mieux voir que les autres. C’est la métaphore évidente de l’artiste, qui produit des images pour mieux regarder et déchiffrer le monde dans lequel il habite. Voilà Pasolini résumé en un motif inoubliable : à la fois roi des images et artiste maudit.
{"type":"Banniere-Basse"}