Lynch-Kubrick, deux noms sésames dans l’imaginaire cinéphile. Quels liens entre les deux ? Quelques réflexions de Michel Chion, auteur d’un essai sur l’un et l’autre.
Je me souviens qu’en 1982 Olivier Assayas voyait une influence kubrickienne dans Blade Runner. « Pour qui se prend-il, pour Kubrick ? », a-t-on aussi écrit de Malick à la sortie de The Tree of Life. Il y a vingt ans, on aurait peut-être dit : « pour Fellini ? » Dans les années 70-80, la référence absolue, écrasante, du cinéma d’auteur, le modèle d’un cinéaste réputé être tout à fait libre de ses sujets, c’était l’auteur de La Dolce Vita.
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Mais la figure du grand Italien comme emblème d’un cinéma de création débridé s’efface avec le temps auprès des jeunes cinéphiles. A chaque époque ses figures tutélaires, et il est normal qu’on cherche à voir en Lynch un Kubrick du moment, mais le parallèle est trompeur. D’une part, ils sont aussi différents que possible ; d’autre part, Lynch ne doit pas plus à Kubrick qu’à toutes sortes d’autres sources.
Pour un auteur (et Lynch en est indubitablement un), l’oeuvre d’autres auteurs n’est pas une source d’inspiration privilégiée. Tout l’influence, le marque, l’imprègne. Il n’y a pas de Club des Grands Influençants ne fonctionnant qu’en cercle fermé et se transmettant la flamme de génération en génération, alors qu’eux aussi baignent dans l’influence du cinéma dit populaire.
Le cinéma comme art a la chance de constituer encore un grand tout, un grand fatras où coexistent des formes de création et de divertissement opposées, du plus planétaire au plus particulier. Il lui est nécessaire même pour sa vitalité collective – comme pour celle de la musique et de la littérature – qu’il puisse inclure des formes où l’auteur n’est pas la notion importante. Et vice versa : un cinéma populaire entièrement clos sur lui-même, sans l’émulation qu’apportent l’ambition et l’exigence de certains auteurs réputés difficiles, devient répétition, routine.
Lorsque David Lynch a commencé à être connu au début des années 80, avec le succès populaire d’Elephant Man, on a voulu lui chercher des sources, que l’on voyait du côté d’Un chien andalou et des films surréalistes. Je m’étais persuadé qu’il avait vu dix fois La Nuit du chasseur, or ce n’est pas sûr qu’il ait vu le film de Laughton même une fois. S’il y avait quelqu’un dont on ne le rapprochait pas, en tout cas, c’était Kubrick.
http://youtu.be/2RDW1ldM9zM
Certes, il est arrivé à Lynch de mentionner son admiration pour tel ou tel film du cinéaste, et dans les années 80 Lolita a été plusieurs fois cité par lui – plutôt que 2001, pourtant un des modèles conscients ou inconscients, peu importe, d’Eraserhead, que j’ai qualifié dans mon essai sur Lynch de « 2001 de la chambre à coucher ». L’avancée de la caméra vers un radiateur de chauffage central y est filmée avec la même solennité épique que les ballets de planètes et de vaisseaux spatiaux chez Kubrick.
Cependant, le ton grave et rituel de 2001 n’est pas seulement l’invention de son auteur, il est la création d’une décennie, celle des années 60, où s’affirmait ce qu’on peut appeler le cinéma ritualisé, une forme du cinéma populaire lointainement inspirée par le Rashômon de Kurosawa et se manifestant dans les genres du western (Sergio Leone), du policier (Jean-Pierre Melville) et de la science-fiction, et où la rareté des dialogues joue un rôle important dans certaines scènes clés. Il n’est que de voir la belle séquence, recueillie et sans paroles, de la miniaturisation du sousmarin dans Le Voyage fantastique réalisé par Richard Fleischer et sorti en 1966.
Je suis convaincu que 2001 – et ce n’est pas pour minimiser ce qui reste le film des films – doit aussi beaucoup à Lawrence d’Arabie pour le magnifique raccord en forme de changement d’échelle par lequel David Lean nous fait passer d’une allumette soufflée par Peter O’Toole à l’image du soleil levant sur le désert, mais aussi pour la façon d’utiliser le vide de l’écran large, qu’il soit du désert ou du cosmos.
C’est moins la totalité d’une production cinématographique qui marque des cinéastes chez un de leurs pairs que certains films précis : Rashômon plus que tout Kurosawa, Huit et demi plus que tout Fellini, Persona plus que tout Bergman, Jeanne Dielman plus que tout Akerman. Ces films ne sont pas d’ailleurs forcément signés d’auteurs reconnus comme importants : Un jour sans fin, le chef-d’oeuvre réalisé par Harold Ramis, ne serait pas à oublier.
En mentionnant ses préférences dans les années 80 (de La Strada à Persona), Lynch parlait surtout de lui-même. Avec Lolita, il prenait le film de Kubrick où les femmes occupent le plus l’écran (Eyes Wide Shut, comme on sait, date de 1999). A part Elephant Man, Lynch a besoin au moins de deux rôles de femmes dans un film, et s’il y a une femme, qu’elle soit double. Pour Kubrick, une femme est une femme ; pour Lynch, elle en est deux. Si Lynch avait fait 2001, il aurait mis deux femmes à bord du Discovery ; si Kubrick avait réalisé Mulholland Drive, il aurait fait un film aussi labyrinthique, mais fermé.
Claustrophile, Kubrick ferme l’espace, même dans 2001, et c’est une des choses qui rendent Barry Lyndon si original dans sa façon de montrer l’Europe rurale du XVIIIe siècle comme un espace social sans issue. Lynch ouvre de tous côtés des portes sur le vide, c’est-à-dire sur la vie cosmique. Lynch est un réalisateur plus intuitif et moins cérébral que Kubrick, les histoires sortent de lui, en dégoulinent littéralement. Il pourrait faire un film qui ne se termine pas. Kubrick pense à partir de formes fermées, très dessinées, très carrées. Par ailleurs, il ambitionne, surtout à partir de Docteur Folamour, de faire à chaque fois un film susceptible de toucher l’humanité entière, et cela pas seulement par envie de succès et d’argent, mais par vocation. Tandis que Lynch ne refuse pas le succès, mais pense d’abord à faire vivre son monde, ses personnages.
http://youtu.be/xCbJkVdbXSk
Pour le plaisir, proposons une opposition fondamentale entre les « mats » (dont est Kubrick) et les « résonnants » (dont est Lynch) . Les mats ferment le film sur lui-même, les scènes sur elles-mêmes et ne soulignent pas les effets émotionnels. Ils font naître l’émotion du caractère boulonné, corseté, strict de la forme.
Kubrick est un grand mat, comme Buñuel à partir des années 60, ou comme voulait l’être Bresson, dont le cas est plus ambigu, parce que lui est toujours au bord du cri. Lynch est un grand résonnant, ses films propagent des ondes. La plupart du temps, les mats sont des résonnants qui se sont construit un style par soustraction : on ne naît pas mat, on le devient. Les résonnants sont des résonnants qui le sont restés.
Quelqu’un qui voudrait être aujourd’hui un Kubrick ou un Bresson, eût-il le génie et l’obstination de ses modèles, serait certain d’échouer. Pourquoi ? Parce qu’un artiste de ce niveau est un produit de son époque, il se construit avec elle, même s’il a l’air en marge. Que serait devenu Lynch sans le phénomène des midnight movies créé par un exploitant à New York ? Ou, plus tôt, Kubrick sans le système des studios, qui lui a permis de faire précocement l’expérience d’un très gros film comme Spartacus, expérience qui lui a permis de comprendre ce qu’il lui fallait ?
Michel Chion
Exposition Stanley Kubrick jusqu’au 31 juillet à la Cinémathèque française, Paris XIIe, www.cinematheque.fr
Twin Peaks de David Lynch jusqu’au 28 juin sur Arte
A lire, les deux essais de Michel Chion David Lynch (Cahiers du Cinéma, collection Auteurs), 287 pages, 23 euros Stanley Kubrick – L’Humain, ni plus ni moins (Cahiers du cinéma, collection auteurs), 559 pages, 39,95 euros.
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