Petits arrangements avec les morts. Pour la première fois, Atom Egoyan a confronté son univers d’esthète à une matière autre. D’où un film enrichi, ample et secret, qui interroge l’idée de communauté, la notion de lien social et le statut de l’enfance. Pourquoi ? Pourquoi, ce matin-là, le car de ramassage scolaire, conduit comme chaque […]
Petits arrangements avec les morts. Pour la première fois, Atom Egoyan a confronté son univers d’esthète à une matière autre. D’où un film enrichi, ample et secret, qui interroge l’idée de communauté, la notion de lien social et le statut de l’enfance.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Pourquoi ? Pourquoi, ce matin-là, le car de ramassage scolaire, conduit comme chaque matin par Dolores Driscoll, a-t-il quitté la route ? A l’exception de Nicole Burnell, belle adolescente et chanteuse surdouée, maintenant clouée sur son fauteuil d’infirme, pourquoi tous les enfants sont-ils morts noyés sous la glace du lac ? Quels lourds secrets cache cette inoffensive petite bourgade de l’Etat de New York pour avoir mérité pareil châtiment ? De quelle cause a pu découler pareil effet ?
Comme dans tous ses films précédents, Atom Egoyan commence par embrasser un monde éclaté, fait de liens mystérieux et de rencontres furtives, agité de temporalités différentes. A chacun son monde, à chacun sa sphère, les cloisons semblent étanches. Atomisés dans un monde définitivement privé de sens global, les individus ont besoin de rites privés pour meubler leur solitude. En sous-main de la vie sociale, de manière clandestine, ils tissent encore quelques fils invisibles : pratiques sexuelles inavouables ou comportements franchement illégaux, les deux options se confondant souvent dans un même trafic. Leur existence se met alors à ressembler à un puzzle qui agace autant qu’il fascine, auquel le spectateur est prié d’amener la pièce qui complétera la figure, même si celle-ci garde un irréductible angle mort, source d’agacement et de fascination supplémentaires.
Par les imbrications successives des récits, en suivant les chassés-croisés des personnages, il s’agit toujours de découvrir un trait d’union originel et enfoui, la cause première de connexions si étranges, une réponse acceptable aux multiples développements du « pourquoi ? » initial. Que ce dévoilement final la dernière séquence d’Exotica, pour prendre l’exemple le plus récent ne soit souvent qu’un leurre de plus, qui constitue l’acmé de la manipulation du spectateur plutôt que son apaisement, a suscité les reproches d’usage à l’égard d’Egoyan : formalisme vain et glacé, brillance purement narrative, jeu interminable et stérile bref, chemins qui ne mènent nulle part et retour à la case départ. En plus d’être le film le plus ample de son auteur, De beaux lendemains répond parfaitement à ces réserves par trop évidentes.
C’est qu’il y a de quoi le nourrir. En s’emparant du matériau fictionnel fourni par le roman de Russell Banks, Egoyan acceptait de se confronter à ce qu’il avait longtemps fui comme la peste : une somme d’affects. La distanciation un tantinet frigorifique chère à l’auteur de The Adjuster allait donc être mise à mal. D’autant plus que l’idée très américaine de communauté est au centre du roman : une communauté bien réelle cette fois, inscrite dans un paysage commun. Et il n’est pas anodin que De beaux lendemains soit le premier film d’Egoyan censé se dérouler sur le territoire des Etats-Unis, le pays où le fantasme communautaire a été élevé au rang de fondement idéologique premier. Pour la première fois, Egoyan cinéaste de la causalité introuvable s’immergeait dans un système de leurres qu’il n’avait pas lui-même créé. Loin de se simplifier, son cinéma gagne en épaisseur ce qu’il perd en séduction de surface.
L’avocat Mitchell Stephens, celui qui doit mener l’enquête afin de « se préserver des mauvaises surprises », est prisonnier d’une image. Cette scène primitive est un rêve de fusion familiale : un couple et un enfant endormis, un sein que sa générosité fait déborder de l’étoffe trois en un pour l’éternité. Dans l’esprit de Mitchell Stephens, ce tableau idyllique est associé à un geste héroïque, au sauvetage in extremis de sa fille Zoe. Mais comment cette enfant à qui il a donné deux fois la vie a-t-elle pu lui échapper ? Ceux que nous sauvons d’une mort certaine ne nous appartiennent-ils donc pas ? Privé de sa fille, qui erre dans un monde de ténèbres, il a fait de son ressentiment sa meilleure arme, son principal argument de vente. Il ne cesse d’exporter sa colère, cette perte cruciale est devenue son carburant. L’avocat fait commerce de la douleur, la sienne et celle des autres. Au village des enfants disparus, l’expert en effets de manche va tomber sur un os.
Seule tache de couleur au milieu d’une blancheur aveuglante, le bus de ramassage scolaire remplit ici une fonction clairement définie. Lui aussi est une image, une vitrine même, celle qui atteste d’une existence commune, malgré l’éparpillement de l’habitat, les tensions sous-jacentes et les haines recuites. En roulant de maison en maison, le bus trace un cercle d’intérêts partagés, fixe les limites de l’ensemble et assure la liaison sociale. Il est la preuve ambulante que la communauté perdure, on le suit du regard pour se rassurer quant à son existence. Il est le couvercle qui empêche les passions de déborder. Tant qu’on le verra passer chaque matin, tout ira bien. Il tient lieu à la fois d’hymne et de drapeau national. Là, le lien se fait enfin visible, trop visible pour ne pas contenir une grande part de fausseté. Car le bus est une fiction, la plus consensuelle et la plus tranquillisante possible, c’est un anxiolytique puissant.
En quittant ce monde de mensonges bien gardés, en suivant le joueur de flûte dans un autre univers, les enfants ont laissé derrière eux un village de carton-pâte, où les décors s’effondrent soudain, où les rituels collectifs ont perdu tout sens. En désertant une société qui ne faisait que les utiliser au lieu de les servir, ils la privent de la justification de tous les mensonges courants « L’avenir de nos enfants » est l’expression favorite des politiciens véreux. En les précipitant dans la mort, le hasard est venu déchirer l’ordre des choses, lui seul en avait la puissance nécessaire. Ce lambeau de territoire échappe maintenant à toute juridiction, rien ni personne n’a plus de prise sur lui.
Avec l’avocat-comédien, c’est la loi de l’argent et des hommes qui revient mettre de l’ordre dans cette zone devenue franche. Habitué à faire de sa faiblesse sa fille droguée une force, il essaiera de jouer de la symétrie forcée entre sa propre situation et celle des habitants pour les ramener dans le droit chemin, celui des règles et des procédures, de l’achat et de la vente. Il leur explique que la mort a un prix. Et c’est seulement quand il apprendra la séropositivité de sa fille qu’il basculera, à son tour, de l’autre côté, vers le dialogue chuchoté et indécis, qu’il abandonnera le vaste monologue sociétal. C’est qu’entre-temps sa route a croisé une marchandise émancipée : il a rencontré Nicole Burnell, la jeune fille revenue de la mort, la porte-parole du cinéaste.
Littéralement consommée par son propre père, Nicole ira jusqu’au faux témoignage pour marquer son refus d’être réduite à sa valeur marchande, d’être éternellement recyclée. Sous la croûte gelée du lac, elle a non seulement échappé à l’anéantissement mais s’est affranchie de son statut d’objet. Dorénavant, elle est en mesure d’agir enfin sur le monde, d’en changer les couleurs (sa rampe d’infirme passe du vert de la jalousie au rouge du sang virginal), d’exiger un verrou à sa porte et de brouiller les cartes du fonctionnement commercial. Comme l’avocat, mais dans un registre radicalement différent, elle tire sa force de sa part manquante. A l’illusion avilissante et meurtrière du fameux lien social, elle répond par une clôture qui ouvre l’imaginaire. Une fois son unité restituée, elle repousse la fusion poisseuse, qu’elle soit communautaire ou familiale, et s’en va inventer sa propre vie, créer ses propres liens. Le monde lui appartient.
{"type":"Banniere-Basse"}