Retour sur l’œuvre de David Fincher à travers sept thématiques qui lui sont chères et qui nourrissent les films et séries qu’il dirige ou produit. Une filmographie qui interroge le mystère des êtres comme celui des images.
Au sein de l’imposante génération de cinéastes américains nés dans les années 1960, on peut distinguer deux familles. Il y a les chercheurs de formes, cinéastes esthètes dont on reconnaît la signature en quelques plans (Quentin Tarantino, les Wachowski, Wes Anderson) et des réalisateurs dont la patte est moins immédiatement discernable et dont les obsessions se situent sous la surface des images (Steven Soderbergh, Sam Mendes, James Gray, Richard Linklater).
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Chez les premiers, l’image est une fin en soi, une puissance qui s’offre tout entière au spectateur et à la spectatrice, tandis que chez les seconds, elle garde toujours une part de secret, elle est un vecteur. Bien qu’il ait débuté par la réalisation de publicités et de clips musicaux (notamment pour Madonna, George Michael, Michael Jackson…), David Fincher appartient assurément à cette seconde famille. Le secret est même au cœur de son cinéma.
Il s’y décline en onze longs métrages, réalisés à un rythme d’environ un film tous les trois ans, auxquels s’ajoutent deux séries. A 58 ans, le natif de Denver vient de signer un contrat d’exclusivité avec Netflix d’une durée de quatre ans et s’apprête à sortir son nouveau film, Mank, sur la plateforme du géant du streaming, qui en a fait son champion pour la campagne des Oscars qui débute à peine.
Alors qu’il bénéficie d’une aura indéniable auprès de la critique comme du public (ses films ont généré plus de 2 milliards de recettes dans le monde), la grande cérémonie des récompenses du cinéma américain l’a jusque-là boudé : aucun Oscar et seulement deux nominations (pour L’Etrange Histoire de Benjamin Button en 2008 et The Social Network en 2010). Satire politique sur l’Hollywood des années 1930-40, ce nouveau film inspiré de la genèse du scénario de Citizen Kane d’Orson Welles est l’occasion de passer en revue les motifs récurrents dans l’œuvre du cinéaste.
L’origine de la violence masculine
Si le père de David Fincher, journaliste et auteur du scénario de Mank, a eu, à n’en pas douter, une influence sur les obsessions de son fils (la récurrence des personnages de journalistes dans Zodiac, 2007, Millénium, 2012, et House of Cards et l’importance que prennent les médias dans Gone Girl, 2014 et Mank), l’attrait pour la part la plus obscure de l’âme humaine lui vient peut-être du côté maternel. Claire Mae était infirmière en psychiatrie, responsable d’un programme de désintoxication. Le trouble psychique est un fil rouge dans la filmographie de David Fincher.
Il aboutit bien souvent au meurtre. Seven, exemplairement, dresse un catalogue morbide du vice et est tout entier organisé autour de la traque d’un serial killer. On retrouve des personnages de tueurs en série manipulateurs dans la série Mindhunter et dans Zodiac, et des meurtrier·ères dans Alien 3 (1992), Millénium : les hommes qui n’aimaient pas les femmes, Gone Girl et la série House of Cards.
Chez Fincher, la violence est, à quelques exceptions près, l’apanage des hommes blancs. C’est Fight Club (1999) qui pose avec le plus de clarté la thèse fincherienne de l’origine de cette violence. Elle est un exutoire aux frustrations masculines : une révolte contre la société de consommation (Fight Club), une soif insatiable de pouvoir (House of Cards) ou une insatisfaction sexuelle (Mindhunter et d’une certaine façon The Social Network, même si la frustration aboutit ici à une création – celle de Facebook – et non à une destruction).
L’homme qui n’aimait pas les femmes ?
Faire de David Fincher un cinéaste misogyne serait une erreur. Ne serait-ce que parce que, à travers la mise en scène de personnages masculins éprouvant un rapport problématique aux femmes, il questionne la rapacité névrotique et sanguinaire de la libido masculine. Si le corps féminin est souvent meurtri chez Fincher (Alien 3, Seven, 1995, Zodiac, Millénium, Gone Girl, Mindhunter, et aussi de façon plus imagée dans The Social Network, où les filles sont répertoriées selon des critères physiques), le point de vue n’est jamais du côté de la jouissance de cette violence, mais plutôt de son analyse. A cette critique de la violence des hommes sur les femmes s’ajoute une obsession pour le corps féminin dans ce qu’il a d’inaccessible à l’homme, c’est-à-dire la maternité.
Les toutes premières images tournées par le cinéaste en attestent. Dans une publicité choc de prévention contre les dangers du tabac pour les femmes enceintes réalisée en 1984 (il a à peine 22 ans), Fincher filme l’intérieur d’un utérus où un fœtus est en train de fumer une cigarette. Son tout premier film, Alien 3, reprend ce motif d’une maternité monstrueuse. C’est désormais dans le ventre de Ripley – plus que jamais masculine avec son crâne rasé, mais plus que jamais objet de désir sur cette planète peuplée d’hommes – qu’un embryon de reine Alien s’apprête à éclore. Ce n’est qu’au prix de son propre sacrifice que la mère pourra détruire le monstre qu’elle a en elle.
Dans le film suivant, Seven, on retrouve ce sacrifice de la mère et de son enfant dans une scène finale terrible, où le personnage d’inspecteur incarné par Brad Pitt découvre la tête de sa femme dans une boîte en carton et apprend au même moment qu’elle attendait un enfant de lui. A ces scènes fait aussi écho celle du début de L’Etrange Histoire de Benjamin Button, où la mère du personnage incarné par le même Brad Pitt engendre un bébé monstrueux, mi-nourrisson, mi-vieillard. Ce ressort narratif du secret de la maternité se retrouve dans le finale de Gone Girl, où l’annonce d’une grossesse pousse le mari manipulé à rester auprès de son épouse.
On se remémore alors les premiers mots de ce film qui montrent à quel point le féminin est pour Fincher un secret à percer. Alors que la caméra est sur le visage de Rosamund Pike, on entend la voix de Ben Affleck : “Quand je pense à ma femme, je pense toujours à l’arrière de sa tête. Je m’imagine ouvrir son joli crâne, sortir son cerveau, essayant d’y trouver des réponses à la question principale du mariage : à quoi penses-tu ?”
L’image-secret
Perfectionniste, Fincher a la réputation de tourner un grand nombre de prises jusqu’à obtenir le degré de précision désiré. Adepte très tôt du numérique (son premier job aura été de bosser sur les effets digitaux du Retour du Jedi et d’Indiana Jones et le temple maudit), il navigue entre une stylisation extrême de clippeur, parfois un peu tape-à-l’œil (comme dans Panic Room, 2002, ou Fight Club), et une forme d’épure classieuse (comme dans Gone Girl ou The Social Network).
Le maniement du bistouri ne se limite pas chez lui au corps, sa mise en scène est un acte chirurgical de découpage méthodique du réel. Elle vient gratter la surface de la réalité pour en révéler les entrailles, tout en n’y parvenant jamais complètement.
Fincher filme la nature profondément frustrante des images. Elles comportent toujours une part d’ombre, un angle mort, voire un mensonge : plans subliminaux dans Fight Club, pièce secrète dans Panic Room, machineries dans The Game (1997). Ce qui fait l’intérêt d’une image pour Fincher (on parle ici d’intérêt, mais on pourrait presque parler d’excitation sexuelle), c’est la frustration qu’elle génère, ce qu’elle ne montre pas, autrement dit le sentiment d’impuissance qu’elle suscite. Une image chez Fincher, c’est un secret, c’est la suggestion d’une autre image, qu’on ne verra pas, ou alors à la fin. Le plaisir que procure sa mise en scène, c’est la possibilité de jouer avec ce secret en repoussant le plus possible le moment de sa révélation.
Jeu de (dé)chiffrage
Au pays des images-secrets, le signe est roi et son serviteur est le traducteur. L’un des plus beaux personnages fincheriens est le journaliste de Zodiac, avec ses grands yeux écarquillés face aux mystérieux symboles que laisse derrière lui le tueur en série. Les héros de Millénium et de The Social Network en sont cousins : c’est une autre forme de signes qu’ils·elles pratiquent, celle du codage informatique. L’inspecteur de Mindhunter en est un autre exemple : il amasse un ensemble de signes (la parole retranscrite des tueurs en série) pour accoucher d’une pensée, d’un calque capable de dissiper l’opacité du réel.
Les films de Fincher présentent souvent des réalités à décrypter, à décoder. Ce sont des films d’investigation (Seven, Mindhunter, Zodiac) ou de jeux de pistes (Gone Girl, The Game, Millénium). A l’inverse, The Social Network et Mank sont des films d’encodage. Ils partent du réel pour en livrer une équivalence en termes de signes : un algorithme dans le cas du film sur le créateur de Facebook et un script dans le cas du scénariste de Citizen Kane. Mank raconte même l’encodage du film-décodage absolu (Citizen Kane, modèle de film-enquête où le déchiffrage d’une parole énoncée à la mort d’un personnage permettrait de comprendre le secret de sa vie entière).
A qui appartient l’histoire ?
On l’a dit, les films de Fincher sont traversés par des personnages décryptant ou cryptant le réel. Ses œuvres sont organisées autour de la maîtrise du signe, autrement dit de l’information. On pourrait presque résumer tous les films et séries de Fincher en un affrontement entre une figure de démiurge, de pur créateur incapable de communiquer avec l’extérieur (le codeur déviant), et celle du médiateur, du relais de l’information avec la masse (le décodeur respectable). Ils se disputent la paternité du récit, une forme de propriété intellectuelle sur l’histoire. Appartient-elle à celui qui la crypte ou à celui qui la décrypte ?
Ce combat est au cœur de The Social Network, et de son procès qui oppose Zuckerberg à ceux qui réclament une part dans son empire, et de Mank, où le scénariste réclame à Orson Welles que son nom figure au générique du film. Mais il se retrouve aussi dans Mindhunter, où les inspecteurs du FBI puisent comme des vampires l’expérience des serial killers pour échafauder des théories, dans Fight Club où Tyler Durden et le narrateur se disputent la propriété du même corps, et enfin dans Seven, où le but du tueur en série John Doe est de faire de l’inspecteur David Mills un outil du scénario total qu’il écrit en démiurge.
La figure du double
Adversaires, ces deux pôles de l’œuvre de Fincher forment aussi des doublettes. Le héros fincherien est duplice. Comme Janus, il a deux visages. A l’instar du dieu grec, celui de L’Etrange Histoire de Benjamin Button a deux faces, l’une qui regarde vers le passé et l’autre vers le futur. Cette duplicité prend aussi les traits de la schizophrénie dans Fight Club.
Elle peut aussi se déployer sur l’échelle du bien et du mal, à laquelle se superpose souvent celle de l’ombre et de la lumière (l’un se cache, l’autre se montre) : le couple Alien/Ripley, Mank/Orson Welles, Mark Zuckerberg/Sean Parker ou encore Amy/Nick dans Gone Girl. Ces couples organisés sur les échelles de la morale et du clair-obscur se retrouvent enfin dans les relations manipulatrices qu’il met en scène entre un serial killer et son profiler dans Mindhunter, Zodiac ou Seven.
Confinement
Cela n’échappera à personne, la première phrase de Mank contient le mot au cœur de notre actualité : “Je me suis dit qu’ici vous vous sentiriez moins confiné”, dit l’un de ses employeurs à Mank. En vérité, la maison isolée où Mank est placé pour écrire le scénario du premier film du petit prodige Welles a tout d’une séquestration forcée.
En parcourant la filmographie de Fincher à l’aune de ce sentiment de confinement, on mesure que nombre de ses personnages partagent cet enfermement : des prisonniers de Mindhunter – ou ceux qui les analysent et sont obligés de travailler dans un sous-sol – au personnage incarné par Jodie Foster dans Panic Room, le personnage fincherien vit dans une prison plus ou moins concrète, parfois juste mentale. Il piétine, vit sa sociabilité depuis son écran (The Social Network), fait du surplace, voire avance à reculons (L’Etrange Histoire de Benjamin Button). Il regarde passer le monde sans avoir prise sur lui.
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